Les artistes libanais ont indéniablement la cote ces dernières années. Forts d’une longue tradition culturelle soutenue par le travail des galeries et l’intérêt de nouveaux collectionneurs souvent jeunes et curieux, ils bénéficient de l’attrait actuel du monde de l’art pour la production contemporaine et moderne arabe.

Une toile de Saliba Douaihy vendue à Christie’s Dubaï en 2012 pour 278 500 dollars, une autre de Paul Guiragossian adjugée à 60 000 dollars lors de la vente Ayyam en 2011, un tableau d’Ounsi qui part à 21 500 euros à Drouot en 2012, une sculpture de Nadim Karam achetée à 48 000 dollars à Christie’s Dubaï... C’est du jamais-vu. Les artistes visuels libanais (peintres, sculpteurs et installateurs, photographes), modernes (avant 1945) et contemporains (après 1945), sont en train d’établir des records en vente aux enchères. Leur cote reste encore relativement basse par rapport aux artistes iraniens et égyptiens qui défraient la chronique avec des prix record atteignant les millions de dollars. Mais la tendance est indéniablement à la hausse et tous en profitent : à côté des artistes plus confirmés, tels Youssef Howayeck, Chafic Abboud, Paul Guiragossian, Saliba Douaihy, Huguette Caland, dont les œuvres atteignent des dizaines, voire des centaines de milliers de dollars, de jeunes artistes de la scène libanaise ont commencé à se faire remarquer dans les salles des ventes. Ayman Baalbaki notamment, célèbre pour ses peintures d’hommes à la keffieh, bat des records de prix ; Nadim Karam fait fureur avec ses sculptures en bouton ; Taghreed Darghouth a charmé plus d’un collectionneur avec ses toiles de crânes, etc. Ces jeunes artistes arrivent même parfois à vivre de leur art, ce qui n’était pas nécessairement le cas de la génération précédente.

L’intérêt des acteurs internationaux

Ces niveaux d’enchères atteints par les artistes libanais et leurs confrères du monde arabe et persan s’expliquent principalement par l’intérêt accru des collectionneurs et faiseurs de marché du monde entier pour leurs œuvres. « Ce qui a changé aujourd’hui, c’est l’intérêt des acteurs internationaux pour nos artistes, explique Saleh Barakat, fondateur de la galerie Agial. Les marchés européens et, dans une moindre mesure, américains ont longtemps été centrés sur l’Occident, mais depuis quelque temps ils sont davantage ouverts à l’art des pays émergents. Le commissaire-priseur adjoint de Guggenheim était par exemple récemment à Beyrouth. » La politique culturelle des pays du Golfe, qui passe par l’ouverture prochaine de musées (le Louvre à Abou Dhabi, le musée qatarien d’art moderne), ou l’organisation de foires telles que la biennale de Charjah et Art Dubaï, n’est pas étrangère à cet engouement. Mais ce qui a réellement accéléré l’envolée du marché, c’est l’arrivée de Christie’s à Dubaï en 2006, suivie par Sotheby’s à Qatar en 2009 : « Christie’s et Sotheby’s sont venus dans le Golfe, car c’est là où vivent les acheteurs avec un certain pouvoir d’achat », commente Amale Traboulsi, fondatrice en 1979 de la galerie Épreuve d’artiste, qui organise aujourd’hui des expositions d’artistes de la région dans le monde entier. « À l’origine, nous étions venus pour ouvrir un bureau de représentation pour nous rapprocher de nos clients, nuance Hala Khayat, spécialiste de l’art moderne et contemporain arabe, persan et turc à Christie’s Dubaï, mais nous nous sommes vite rendus compte de l’intérêt des collectionneurs pour l’art moderne et contemporain de la région et nous avons commencé à y organiser des enchères. » D’une vente par an, la maison est rapidement passée à deux, puis à quatre par an. « Depuis notre arrivée, nous avons établi plus de 340 records mondiaux d’artistes et, en 2011, 38 % des œuvres ont été vendues au-delà de leur estimation haute », affirme la jeune femme. En comparaison, Sotheby’s n’a organisé que deux ventes depuis son installation au Qatar en 2009, mais elle organise des ventes d’art contemporain et moderne de la région à partir de Londres.

Une tradition fortement présente

Les artistes libanais sont bien placés pour bénéficier de cet élan, « en raison du système éducatif libanais et grâce au fait que beaucoup d’artistes vivent et sont formés à l’étranger », explique Khaled Samawi, fondateur de la galerie Ayyam.
Les Libanais bénéficient en effet d’une tradition artistique forte, plus développée que dans la majorité des autres pays de la région. « La scène artistique libanaise a toujours été très vivante », affirme Amale Traboulsi. Longtemps cantonnée aux icônes et autres peintures religieuses en raison de l’emprise de l’islam, qui interdit la représentation de portraits, elle commence à éclore à la fin du XIXe siècle-début du XXe siècle. « César Gemayel, en créant l’ALBA (l’Académie libanaise des beaux-arts) en 1946, donne un sérieux coup de pouce à la formation artistique et attire de nouveaux talents pas nécessairement issus de la bourgeoisie », raconte l’ancien critique d’art Joseph Tarrab.
La guerre de 1975-1991 ne semble pas stopper l’élan du marché : « Pendant cette période, les Libanais ont beaucoup acheté par patriotisme ; les paysages leur rappelant les jours heureux d’avant-guerre ont fait fureur, précise Amale Traboulsi, sans compter qu’il y avait un afflux d’argent dans le pays dû au financement des milices. À l’époque, toutes les œuvres se vendaient le jour du vernissage. »
Si la période dite de la reconstruction a été plus difficile – « avec des bons du Trésor qui ont été jusqu’à offrir des rendements de 40 %, qui était encore intéressé par l’art ? » témoigne Traboulsi –, le marché reprend peu à peu son rythme normal : les artistes vendent leurs œuvres à des prix atteignant au maximum quelques milliers de dollars.

Le travail préalable des galeries

Cette tradition historique a été accompagnée d’une implication très forte et croissante de l’un des acteurs principaux du marché, à savoir les galeries. « Une chose qui a évolué pendant la guerre, c’est le soutien des galeries aux artistes libanais, confirme Joseph Tarrab. Avant, beaucoup d’entre elles se contentaient d’exposer les œuvres et de les vendre, avec la guerre, elles ont commencé à soutenir leurs artistes. » Mentoring, organisation d’expositions communes, organisation d’expositions solos, mise en avant des œuvres dans des foires internationales, parfois même soutien financier des artistes… « Avant de proposer la toile d’un artiste en vente aux enchères, il faut avoir fait connaître son nom », confirme Léa Sednaoui, fondatrice en 2009 de la galerie The Running Horse, qui s’intéresse uniquement aux artistes émergents du Moyen-Orient. Ayman Baalbaki doit une partie de sa notoriété à sa prise en charge par Saleh Barakat, de la galerie Agial. Chafic Abboud, dont une rétrospective a été organisée en juin au Beirut Exhibition Center, a été lancé par la galerie Janine Rubeiz, tenue aujourd’hui par sa fille Nadine Begdache. Le jeune Alfred Tarazi, soutenu par la galerie The Running Horse, expose une de ses œuvres à Art Basel cette année, la plus grande foire d’art contemporain du monde ; Hussein Madi a été fortement soutenu par la galerie Aida Cherfan ; Nadim Karam est porté par la galerie Ayyam... Depuis 2009, pas moins de 10 galeries ont ouvert leurs portes au Liban, la plupart pour faire la promotion de l’art de la région, signe de la vitalité du secteur. Les initiatives se multiplient également pour faire la promotion des artistes libanais à l’international. La fondation Apeal (Association pour la promotion et exposition de l’art du Liban) a organisé deux expositions d’artistes régionaux contemporains et modernes à Londres (en 2011) et à Washington (en 2009), et en prépare une troisième. Et la fondation Boghossian, qui a racheté la villa Empain à Bruxelles, y organise régulièrement des expositions d’artistes de la région, dont une qui se déroule en ce moment-même.

Des collectionneurs intéressés

Cette vitalité accrue des galeries et espaces d’exposition a été accompagnée de l’intérêt accru des collectionneurs libanais pour l’art de leur pays, qui a instauré une pression à la hausse sur le prix des œuvres. Une nouvelle génération de collectionneurs, plus nombreux, souvent mais pas toujours issus du monde de la finance, est en effet montée en puissance. Si certains d’entre eux s’intéressent à l’art libanais depuis toujours, d’autres s’y sont penchés plus tardivement, à la suite de l’engouement des acteurs internationaux. L’industriel Johnny Mokbel est un exemple de cette nouvelle génération de collectionneurs. Sa collection d’artistes libanais, qu’il a mise en ligne pour qu’elle serve de catalogue et pour « limiter les fraudes », a été constituée par amour de l’art… et par investissement : « Aujourd’hui, il y a quatre véhicules de placement, explique-t-il, l’immobilier, l’or, les actions et fonds financiers, et l’art. Entre 2000 et 2010, selon diverses études internationales, l’art a rapporté 12 à 13 % par an, soit plus que les placements financiers (4 %), autant que l’immobilier, mais moins que l’or (28 %). » Autre collectionneur de la même veine : le Syrien Khaled Samawi, ex-financier qui a constitué la collection Samawi, en marge de l’activité d’Ayyam, et qui investit fortement dans l’art de la région, libanais compris. Ou encore Abraham Karabadjian, qui travaille dans les assurances, et qui a commencé à construire sa collection, composée majoritairement d’artistes modernes libanais, il y a vingt ans. L’année dernière, il s’est associé avec son partenaire pour fonder la collection Antaki-Karabadjian, adossée à un fonds de rachat d’œuvres. « Nous avons doublé notre force de frappe, certaines œuvres commençaient à devenir trop chères pour moi tout seul », commente-t-il. Dans un autre registre, des banques, comme FFA Private Bank et la Byblos Bank, investissent aujourd’hui dans leur image de marque en exposant leur propre collection ou des artistes montants. À côté de ces grandes figures publiques, combien de collectionneurs hantent les galeries, à la recherche soit d’un investissement, soit d’un coup de cœur, soit les deux ? Comme par exemple cet avocat, ami personnel de Hussein Madi, dont le bureau est truffé de ses œuvres ; ou Souheil Hanna, propriétaire de la galerie de meubles XXe siècle, qui achète uniquement les œuvres des artistes qu’il a eu l’occasion de rencontrer, car « il faut qu’elles aient du sens pour moi ». Ou d’autres encore, moins connus, mais qui soutiennent un artiste dès le début. « À ma première exposition, raconte Alfred Tarazi, peu de gens étaient intéressés par mon art, pourtant c’est le moment où j’en avais le plus besoin. Maintenant que certaines de mes œuvres se vendent à plus de 12 000 dollars, les collectionneurs commencent à me regarder. »
Ces nouveaux collectionneurs assurent la relève vis-à-vis de leurs prédécesseurs, moins nombreux. Les générations d’artistes précédentes avaient été soutenues par quelques grands mécènes : on pense notamment à Raymond Audi, dont la collection personnelle se confond souvent avec celle de la banque qui porte son nom, et qui a beaucoup contribué à l’éclosion de la scène artistique libanaise. Ou à Ramzi Saïdi qui a de même fortement investi dans l’art libanais. La scène artistique locale doit à ces mécènes d’avoir été maintenue à flots à une époque où elle intéressait peu de gens : ce n’est définitivement plus le cas aujourd’hui.
 

La multiplication des ventes aux enchères locales

Le dynamisme accru de la scène artistique libanaise a été accompagné par une multiplication des ventes aux enchères locales.
La galerie Ayyam a commencé à organiser des ventes dès 2009, même si elles ont été transférées à Dubaï ensuite en raison de la situation politique et sécuritaire au Liban ; la commissaire-priseur Nada Boulos al-Assaad a repris les siennes cette année, après dix ans d’absence. « Dans les années 2000, la scène artistique libanaise a souffert du snobisme des acheteurs libanais, qui ont préféré acheter européen ; aujourd’hui, ils reviennent à l’art de leur pays », commente-t-elle. Sa vente d’artistes modernes et contemporains libanais organisée le 6 juin dernier a fait salle comble, même si les lots proposés à la vente n’ont pas été tous adjugés, les modernes ayant rencontré plus de succès que les contemporains. « De façon générale, l’art moderne est considéré comme un investissement et l’art contemporain comme de la spéculation », explique Pascal Odile, directeur artistique de Beirut Art Fair. « Les Libanais cherchent encore à faire des affaires lorsqu’ils achètent aux enchères, souligne Nadine Begdache, de la galerie Janine Rubeiz. Or ce n’est pas le but de ce genre d’exercice qui vise avant tout à promouvoir la cote d’un artiste. »
Deux autres maisons organisent également des ventes, mais plus généralistes : Art Auction de Johnny Chartouni, qui fait surtout des ventes de mobilier, et Armand Arcache, qui organise des ventes dans sa galerie de Sin el-Fil ou chez les particuliers. « Le marché n’est pas si grand non plus », remarque Johnny Sarkis, expert et commissaire-priseur à Art Auction.

 

Plus de 11 000 visiteurs à la Beirut Art Fair

Plus de 11 000 visiteurs ont foulé les stands de la troisième édition de Beirut Art Fair, précédemment Menasart, qui s’est tenue du 5 au 8 juillet au BIEL. C’est une nette progression par rapport à 2010, quand la foire avait attiré quelque 9 000 visiteurs.
« Le Liban est le premier pays de la région à avoir cru en ses artistes avant qu’ils ne soient connus », commente Laure de Hauteville, l’organisatrice. C’est pourquoi nous avons changé le nom de la foire de Menasart à Beirut Art Fair, car il est important que Beyrouth ait sa foire d’art contemporain et moderne, comme Bâle, Paris et Dubaï. »
Foire hybride, commerciale et éducative, Beirut Art Fair a accueilli cette année 38 galeries internationales qui ont exposé des artistes de la région Menasa (Moyen-Orient, Afrique du Nord et Asie du Sud). Des expositions sur la bande dessinée, l’art de la rue, la vidéo, la sculpture, les installations et le VJing (performance visuelle en temps réel) ont également été présentées. La foire s’est aussi élargie au design, avec la participation de plusieurs galeries internationales. Cette diversité ainsi que les différences de niveau de qualité entre les galeries ont parfois été critiquées, car donnant un aspect un peu confus.
Mais dans un contexte d’insécurité régionale et nationale, persuader les galeries internationales d’exposer à Beyrouth a relevé d’une véritable gageure. Quelque 18 d’entres elles se sont d’ailleurs désistées à la dernière minute.
 

 

L’augmentation de la fraude

Lors d’une récente vente aux enchères, un artiste présent dans la salle aurait dénoncé la présentation d’un faux qui lui était attribué. La rumeur n’est pas vérifiée, mais elle témoigne de l’augmentation des fraudes, encouragées par l’explosion de la cote des artistes libanais. « Nous avons d’excellents copistes qui imitent à la perfection les œuvres des plus grands peintres », explique Johnny Sarkis, expert et commisseur-priseur à Art Auction.
À défaut de pouvoir compter sur un catalogue des œuvres des artistes libanais et en l’absence d’un laboratoire d’analyse équipé avec les dernières technologies, il est souvent difficile de certifier l’origine et l’authenticité des toiles.
Pour combattre la fraude, le collectionneur Johnny Mokbel mise sur la transparence : « J’ai mis ma collection en ligne, comme ça personne ne peut prétendre avoir une toile ou sculpture que je possède. » Mais beaucoup de collectionneurs, plus discrets ou timides, hésitent à faire de même.

 

Des achats patriotiques ?

Si l’art n’a pas de frontières, paradoxalement, l’achat d’art est un acte très patriotique. « Ce n’est pas un hasard si les artistes iraniens rencontrent tant de succès aujourd’hui, ils ont été fortement soutenus par une diaspora riche et cultivée, notamment lors des ventes aux enchères », explique Pascal Odile, directeur artistique de Beirut Art Fair. Or pour les Libanais c’est là que le bât blesse. « Les artistes libanais ont souffert des faibles réflexes patriotiques des collectionneurs libanais, surtout comparés à leurs compatriotes de la région », affirme Amale Traboulsi, de la galerie Épreuve d’artiste. 
Mais les choses sont en train de changer : les collectionneurs du monde entier regardent de moins en moins les nationalités des artistes qu’ils souhaitent acheter. Selon Hala Khayat, de Christie’s Dubaï, « les ventes transfrontalières sont plus nombreuses. D’ailleurs, nous mettons d’abord en avant l’artiste et son œuvre, avant sa nationalité ».
La toile de Saliba Douaihy qui s’est vendue à plus de 250 000 dollars au début de l’année a par exemple été achetée par un expatrié français habitant à Hong Kong.