Quelque quatre artistes libanais dominent le top 10 des ventes des artistes modernes de l'année passée: Youssef Howayek, Saliba Douaihy, Paul Guiragossian et Chafic Abboud. Issus de milieux différents, ayant des parcours divers, ils ont en commun d’avoir été la première génération d’artistes libanais à être formés à l’étranger, et ont marqué, d’une façon ou d’une autre, la scène artistique de l'époque.

Youssef Howayeck, le père de la sculpture libanaise

Né à Halta dans le caza du Batroun en mars 1883, Youssef Howayeck (ou Hoyek selon les orthographes), petit-fils du curé du village, neveu du patriarche maronite Howayeck, est l’artiste libanais moderne le plus cher à ce jour. Son portrait de l’émir Faisal ibn al-Hussain a été vendu à plus de 350 000 dollars à Sotheby’s Londres en octobre 2011.
Auteur de la première sculpture de la place des Martyrs à Beyrouth (dont les restes sont aujourd’hui exposés dans le jardin du musée Sursock), Howayeck a été élève au collège de La Sagesse de Beyrouth avant d’obtenir une bourse pour étudier la peinture à Rome grâce à son oncle, qui souhaitait relever le niveau artistique de l’art religieux au Liban. Il déménage ensuite à Paris en 1908, où il retrouve son ami d’enfance Gebran Khalil Gebran. Il s’y découvre une passion pour la sculpture, sous la direction de Bourdelle et l’influence de Rodin. Il partage ensuite sa vie entre Paris et Rome, avant de retourner au Liban en 1921. L’État et les instances religieuses lui commandent de nombreuses œuvres. Il installe son atelier dans la villa du poète Charles Corm à Beyrouth, et y enseigne la sculpture à toute une nouvelle génération d’artistes libanais.
La destruction de sa sculpture de la place des Martyrs, accusée de représenter la collaboration avec la puissance mandataire française, lui laisse un goût amer. Il se retire dans son village natal, où il continue de sculpter et de peindre. Il meurt terrassé par la maladie en 1962 à Beyrouth.
Redécouvertes récemment par les grands collectionneurs, les œuvres de Howayeck atteignent des records aux enchères. Ses descendants tentent de récupérer leur collection, dispersée pendant les années de guerre de 1975-1991, pour les exposer dans un musée.

Saliba Douaihy, le peintre de la lumière

Né à Ehden (Liban-Nord) en 1915, passé par l’atelier de Habib Srour, Saliba Douaihy est considéré comme le peintre libanais de la lumière. En 1932, il obtient une bourse du gouvernement libanais pour aller étudier à l’Académie des Beaux-Arts de Paris, avant de passer par Rome en 1936, où il s’imbibe de l’influence de Michel-Ange, de Raphaël et des peintres de la Renaissance italienne.
À son retour au Liban, une de ces premières commandes est la décoration du plafond de l’église de Dimane : il fera par la suite d’autres peintures religieuses, en parallèle de portraits et peintures de paysage. « Il voulait constituer une peinture libanaise qui fut porteuse du folklore et rendit compte du paysage et des types humains », explique Michel Fani dans son livre “Les peintres libanais”.
En 1950, il quitte le Liban pour s’installer aux États-Unis, où il poursuit son travail autour de la lumière. Confronté aux influences de Mark Rothko, Hans Hofmann, et Ad Reinhardt, son style évolue peu à peu pour devenir totalement abstrait et minimaliste. Il peint « le rapport de la nature au paysage, qu’il trait[e] en une sorte d’impressionnisme moins diffus, plus construit, avec de larges touches où le rendu pictural apparaît comme moins important que le rendu de la sensation », d’après Michel Fani. Inspiré par le philosophe Kant, il passe la dernière période de sa vie à rechercher la simplification ultime de la forme et de la couleur, pour ne peindre que des formes plates.
Dès les années 1960, ses œuvres font partie des collections de divers musées américains, dont le MOMA et le musée Guggenheim de New York.
Saliba Douaihy décède aux États-Unis en 1994. Il laisse derrière lui sa femme et sa fille. Ses œuvres s’arrachent aujourd’hui dans les ventes aux enchères : en avril dernier, une de ses peintures s’est vendue à 278 500 dollars à Christie’s Dubaï.

Paul Guiragossian,  chantre de l’art pauvre
Ironie du sort : celui qui se réclamait d’un art pauvre casse des records en ventes aux enchères aujourd’hui, près de 20 ans après sa mort. Paul Guiragossian est un exilé, dont la peinture est un questionnement infini sur l’identité : né à Jérusalem en 1926, il fait ses études au couvent Saint-Jean-Bosco-des-Salésiens à Bethléem et étudie la peinture à l’institut Yarkon. Orphelin d’un violoniste arménien, dessinateur précoce, doué et passionné (il dessine malgré l’interdiction de sa mère), il s’installe à Bourj Hammoud, à l’époque où le quartier abritait encore un camp de réfugiés. En 1953, il épouse l’une de ses étudiantes, Juliette Hindian, avec qui il a cinq enfants.
Guiragossian a pratiqué intensément le dessin et le symbolisme de la figure. Sociable et curieux de nature, il a arpenté les bars et les cafés de la place des Canons où il a rencontré peintres, intellectuels, écrivains et journalistes. Leur fréquentation l’a obligé à se définir et à défendre sa peinture. C’est ainsi qu’il s’est réclamé d’un art pauvre, « qui n’était pas la pauvreté, mais la matière seule du réel », écrit Michel Fani, dans son livre “Les peintres libanais”.
Paul Guiragossian est connu pour ses nombreuses toiles explorant le thème de la maternité. Il expose ses œuvres dès 1949 à la galerie Audi à Beyrouth. En 1956, il gagne le premier prix de la Biennale italienne, ce qui lui permet d’obtenir une bourse pour étudier à l’Académie des Beaux-Arts de Florence. En 1961-62, il passe un an à Paris, grâce à une autre bourse, française cette fois.
Entre 1989 et 1991, pendant la guerre du Liban, la famille Guiragossian émigre à Paris, où Paul peint ses plus grandes œuvres : l’Institut du monde arabe lui consacre une exposition en solo en 1992. Il meurt à Beyrouth en septembre 1993.
Ses héritiers gèrent aujourd’hui la “collection de la famille Guiragossian”, abritée en partie dans le musée Paul Guiragossian à Jdeidé. Ses toiles se vendent souvent à plus de 50 000 dollars en ventes aux enchères.

Chafic Abboud, l’école de Paris

En 2012, Chafic Abboud a fait l’objet d’une rétrospective au Beirut Art Center, l’occasion pour le public libanais de redécouvrir ce peintre considéré comme l’un des plus importants de la scène artistique libanaise du XXe siècle.
Chafic Abboud fait parie intégrante de l’École de Paris : né à Mhaydsé (près de Bickfaya) en 1926, il fait ses études à l’Académie libanaise des Beaux-Arts (ALBA), avant de déménager en France en 1947. Il y travaille dans les ateliers de Jean Metzinger, Othon Friesz, Fernand Léger et André Lhote, avant de reprendre des études en 1952 à l’École nationale supérieure des beaux-arts. Ces rencontres ainsi que son admiration pour Pierre Bonnard, Roger Bissière et Nicolas de Staël le poussent à délaisser la tradition libanaise de peinture figurative et paysagiste au profit d’une peinture expressionniste abstraite, caractérisée par de larges aplats colorés.
Imprégné par les récits et les images véhiculés par la culture populaire de sa région natale, influencé par les icônes et les rites byzantins de son église, Chafic Abboud travaille souvent par séries. Sa formation intellectuelle est marquée par les écrits, les débats, les luttes et les idéaux qui ont accompagné la nahda (renaissance) arabe.
À Beyrouth, dans les années 1950 à 1970, il est l’un des acteurs majeurs de la vie culturelle et artistique. Son exposition en 1994, après 15 années de guerre, constitue un événement médiatique et une grande réussite commerciale. À Paris, il est le premier peintre arabe à réaliser des livres d’artiste, expose régulièrement en compagnie des plus grands noms de la scène artistique et participe en 1959 à la première Biennale de Paris, et à la FIAC dès 1983. Il obtient le prix Victor Choquet en 1959, et expose en solo en France, au Liban, en Italie, en Allemagne, en Hollande et au Danemark.
Il meurt à Paris en 2004. Plusieurs de ses œuvres font partie de la collection permanente du centre Georges Pompidou. Elles ont un succès croissant auprès des collectionneurs, qui se les arrachent à coups de dizaines de milliers de dollars.