Un article du Dossier

Le secteur automobile ne tire plus son épingle du jeu

Après avoir survécu au marasme économique des trois dernières années, le marché des voitures neuves commence à exhiber des signes d’essoufflement.

Baromètre de l’économie et du moral des consommateurs, le marché automobile continue de faire du surplace, voire de reculer légèrement, même si certains concessionnaires s’en tirent mieux que d’autres, grâce à des modèles ou à des marques porteuses, ou simplement sous l’effet des variations de taux de change.
Dans l’ensemble, le marché s’est contracté de 2 % au premier semestre 2015, avec quelque 19 171 véhicules neufs vendus, toutes catégories confondues (touristiques et utilitaires), contre 19 555 au cours de la même période un an plus tôt.
Ce léger recul marque un retournement de tendance après trois années successives de croissance positive en 2012 (+9,1 %), 2013 (+1,9 %) et 2014 (+4,6 %).
Le secteur automobile souffre de « la mauvaise conjoncture politique, économique et sécuritaire dans le pays, mais aussi et surtout de la baisse du pouvoir d’achat des consommateurs, qui ne cesse de s’éroder depuis trois ans », explique Antoine Boukather, président de l’association des importateurs d’automobiles au Liban (AIA). Une mauvaise passe aggravée, selon lui, par un resserrement des conditions de crédit au secteur automobile depuis la décision prise en octobre 2014 d’imposer un apport initial obligatoire de 25 % de la valeur du véhicule acheté à crédit.
Cette mesure, mise en œuvre par la Banque du Liban (BDL) en octobre 2014, vise à « limiter les risques de surendettement et de constitution d’une bulle financière dans un contexte de morosité économique », concède le président de l’AIA. Mais ce garde-fou a un coût : « Il a particulièrement affecté les petits budgets », précise Assaad Dagher, PDG du groupe Sofidal, qui commercialise, entre autres, les marques Peugeot, Citroën et Kia. « Les consommateurs aux revenus moyens ou supérieurs ne sont pas réellement affectés par cette réforme, mais les clients aux revenus faibles n’ont pas le luxe de débloquer 2 500 à 3 500 dollars pour une voiture dont le prix varie entre 10 000 et 14 000 dollars », précise-t-il. « Pour les voitures à petit budget, le prix est primordial dans la décision d’achat », confirme Nagy Heneiné, directeur financier de Bassoul-Heneiné, qui distribue, entre autres, les marques BMW, Mini et Renault.

Vieillissement du parc

Pour contourner cet obstacle financier, « certains concessionnaires ont décidé d’accorder des facilités de gré à gré, tandis que d’autres ont réduit de manière assez considérable leurs marges afin de pouvoir écouler leur stock » dont la valeur chute systématiquement entre 10 % et 20 % au bout d’un an, précise le PDG de Sofidal. Il n’est plus question de réaliser des marges brutes à deux chiffres, alors qu’elles pouvaient atteindre 12 % auparavant, dit-il. « Malgré ces gros efforts, les ventes continuent de reculer, ce qui affecte non seulement les concessionnaires, mais aussi des secteurs connexes, comme celui des assurances, ainsi que l’État, en termes de recettes douanières, de droits d’enregistrement et de TVA. »
Le ralentissement du rythme des ventes se traduit en outre par le vieillissement du parc automobile libanais, déjà assez vétuste, ce qui a des conséquences en matière d’environnement, de santé publique et de sécurité routière. Selon l’AIA, plus de 800 000 voitures sur 1 471 000 enregistrées fin 2014 ont plus de quinze ans d’âge. En outre, quelque 100 000 véhicules devraient être mis à la casse, d’après le président de l’association. « Au Liban, plus les voitures vieillissent, moins les frais de mécanique sont importants, alors que c’est l’inverse qui prévaut ailleurs », déplore à cet égard Anthony Boukather, directeur général de la société A.N. Boukather (Mazda).

Coréennes et chinoises : grosses perdantes

Si les marques américaines, japonaises et européennes ont relativement réussi à tirer leur épingle du jeu début 2015 (lire par ailleurs), les chinoises et coréennes sont durement affectées par la crise et les nouvelles contraintes financières, en particulier sur le segment des petites cylindrées. Leurs ventes (hors véhicules commerciaux) ont respectivement diminué de 53,7 % et de 20 % au premier semestre, après plusieurs années de forte croissance. Les marques les plus touchées sont, côté chinois, Chery (-34,5 %), Brillance (-50 %), Geely (-66,7 %) et BYD (-67,1 %), ainsi que Hyundai (-17,7 %) et Kia (-21,9 %), parmi les coréennes. La part de marché des marques chinoises, déjà modeste, a fondu à 0,7 % du total au premier semestre, contre 1,6 % en 2014. Les coréennes passent, quant à elles, au second rang (35,6 % du marché fin juin) derrière les japonaises (38,6 %), alors qu’elles arrivaient en tête en 2014 avec 41 % du marché, contre 34 % pour les nippones.
Sur le segment moyen, « les japonaises sont désormais moins chères ou au même prix que les coréennes, en raison de la chute du yen », explique Assaad Dagher, ce qui a provoqué un phénomène de substitution. « La Kia reste néanmoins leader du marché, avec près de 3 500 ventes au premier semestre. »
La contre-performance des coréennes est aussi liée au cycle de renouvellement des modèles, nuance toutefois Rachid Rasamny, directeur général de Century Motor Company, importateur des voitures Hyundai, qui représentent 17 % du marché. « Nous lançons trois nouveaux modèles d’ici à la fin de l’année, ce qui devrait se refléter positivement dans le bilan annuel. »

La tendance aux petits prix se confirme

Bien qu’elles soient les premières affectées par le ralentissement des ventes cette année, les voitures à petit budget continuent de dominer le marché en volume. « Les modèles à moins de 20 000 dollars représentent plus de 80 % des ventes », dit Anthony Boukather. Les clients demandent même de plus en plus des modèles coûtant de 10 000 à 15 000 dollars, ajoute de son côté Nabil Kettaneh, PDG de la société éponyme. « Le marché est de plus en plus sensible à l’évolution des prix à laquelle s’ajoutent les contraintes d’espace dans une ville saturée. La tendance aux petits cylindrés et aux petits gabarits, qui se confirme depuis neuf ans, va sans doute se poursuivre. »

Adaptation commerciale

Dans ce contexte difficile, les concessionnaires adaptent leur politique commerciale. « Notre budget publicitaire est presque inchangé, mais nous nous focalisons davantage sur les offres promotionnelles que sur les outils conventionnels pour retenir notre clientèle », explique Rachid Rasamny. Sa société a lancé, parmi d’autres, une offre de remise en liquide (“cashback”) sur l’ensemble des modèles, d’un montant qui varie entre 400 et 4 000 dollars, ainsi que des offres portant sur un enregistrement ou un entretien gratuits.
Même son de cloche du côté de Rymco. « Nos campagnes sont ciblées différemment pour les adapter aux besoins actuels. Nous offrons notamment des facilités de financement, assorties d’une baisse des taux d’intérêt, pour réduire les mensualités des clients », explique Fayez Rasamny, PDG de la compagnie.
Outre ces offres proposées directement par les concessionnaires, des offres allant jusqu’à 0 % d’intérêt sont proposées en partenariat avec des banques pour tenter de sortir les consommateurs de la torpeur. « La différence, en termes de coût d’intérêt, est essentiellement assumée par les compagnies », précise Anthony Boukather.

Le règne des incertitudes

La capacité d’adaptation des concessionnaires permet jusque-là au secteur de résister à la crise, sachant que les modèles haut de gamme continuent d’être rentables, de même que les activités annexes, telles que le service après-vente. Mais si la crise s’installe trop longtemps, certains commencent à craindre pour l’avenir. Si l’année 2016 s’annonce sous de mauvais augures, les commandes futures faites par les concessionnaires cette année risquent d’être moins importantes, explique le président de l’AIA. Pour autant, les compagnies n’ont pas encore, pour l’instant, recours à des coupes dans les charges fixes, dont les salaires, ou à des licenciements. « Ceux qui vont à la retraite ou décident d’émigrer, notamment dans les pays du Golfe, en raison d’une meilleure offre, ne sont pas remplacés », précise néanmoins Assaad Dagher, dont le groupe emploie près de 700 personnes.
Certaines compagnies ont, en revanche, maintenu ou renfloué leurs effectifs. C’est le cas, parmi d’autres, de Rymco, A.N. Boukhater, Bassoul-Heneiné et G.A. Bazerji & Sons. « Nous avons légèrement augmenté les effectifs et maintenu le flux de travail tout en optimisant la productivité pour accroître la performance de l’entreprise », précise Fayez Rasamny. « Nos dépenses sont en progression continue. Pour réussir dans ce métier, il faut toujours investir », ajoute de son côté Nagy Heneiné, tandis que Nabil Bazerji assure que sa société « continue de recruter ».

L’AIA s’oppose à un alourdissement de la fiscalité
L’Association des importateurs automobiles (AIA) déplore la volonté de l’État d’alourdir la taxation des produits de luxe qui engloberait le secteur automobile. Les voitures dont le prix est supérieur à 100 000 dollars représentent entre 2 et 3 % des ventes en volume. « C’est peu », selon le président de l’association Antoine Boukather, pour qui le secteur automobile est « considéré à tort comme une vache à lait ». Parmi les mesures proposées durant les débats sur le financement de la nouvelle grille des salaires l’an dernier, figurait une augmentation de la TVA à
15 % sur les voitures de luxe, contre 10 % à l’heure actuelle. « Le niveau de taxation cumulé, entre frais de douane, d’enregistrement et de TVA, est déjà très élevé. Il atteint près de
40 % pour les voitures moyen de gamme et 75 % pour les véhicules au-delà de 50 000 dollars », s’insurge le président de l’AIA, qui plaide pour une autre façon de renflouer le Trésor public : « Les propriétaires de quelque 480 000 voitures sur les 1,47 million qui composent le parc automobile, soit près du tiers, n’ont pas honoré leurs frais de mécanique en 2014, ce qui représente un manque à gagner de 50 millions de dollars. Il serait plus judicieux de commencer déjà par collecter ces montants. »

De nouvelles salles d’exposition
Malgré la crise, plusieurs concessionnaires ont investi au cours des derniers mois dans l’expansion de leur réseau de distribution. C’est le cas, entre autres, des établissements Kettaneh qui ont ouvert une nouvelle salle d’exposition Volkswagen à Tyr en début d’année, suivie en juin de l’ouverture d’un centre de service après-vente pour les voitures Audi à Dbayé. « Nous n’avons pas réduit nos dépenses, mais plutôt augmenté nos investissements dans le marketing et l’infrastructure », explique Nabil Kettaneh, PDG de la compagnie éponyme. Une autre inauguration d’envergure est prévue dans les prochains mois : celle d’un nouveau centre d’exposition Audi, étalé sur deux étages, qui remplacera l’ancienne salle située au niveau du port. Assorti d’un centre d’après-vente à la pointe, ce “terminal” accueillera une quarantaine de voitures.
Le groupe Sofidal (Peugeot, Kia, etc.) a lui aussi étendu sa présence dans la région de Jbeil, à travers des sous-agents, même s’il l’a réduite ailleurs, comme au Akkar, pour des raisons sécuritaires. Rymco a inauguré cette année deux nouvelles salles d’exposition à Dbayé, l’une pour les voitures Infiniti et l’autre pour les véhicules Nissan. En mars, Century Motor Company a ouvert à travers son agent local la plus grande salle d’exposition de Saïda et prévoit d’en inaugurer une seconde pour les voitures Hyundai dans la région de Tripoli d’ici à la fin de l’année.

Des budgets marketing variables
Les budgets publicitaires sont-ils victimes de la crise ou bien servent-ils au contraire de levier pour la conjurer ? Chaque concessionnaire répond à cette question à sa manière, même si tout le secteur a un point commun : le choix des supports a évolué. « Il y a cinq ans, plus de 60 % de nos budgets étaient alloués à la presse écrite, alors que ce support ne représente plus désormais que 15 à 20 % de nos dépenses. Les plates-formes numériques, la publicité hors domicile (Out-of-Home Advertising), les SMS et la radio sont devenus nos supports privilégiés », témoigne Nagy Heneiné, directeur commercial de Bassoul-Heneiné, dont les dépenses marketing ont augmenté en moyenne « de 20 à 25 % au cours des cinq dernières années ». La stratégie d’Impex, qui a lui aussi choisi de renforcer l’investissement dans le marketing, a porté ses fruits : les ventes de Cadillac ont augmenté de 100 %, contre 17,7 % pour les Chevrolet. « Notre politique marketing est très agressive, nos dépenses publicitaires augmentent malgré la récession », insiste Farid Homsi, directeur général de la société.
Idem pour A.N. Boukhater, dont le budget n’a pas été réduit, mais qui se base davantage sur le service après-vente, les réseaux sociaux et “l’expérience client”. « Nous sommes moins présents sur les panneaux publicitaires, mais nous participons activement à plusieurs événements », explique son directeur général.
Pour d’autres, la réduction du budget publicitaire semblait inéluctable. « Nous avons réduit nos dépenses de 25 %. En trois ans, notre budget aura ainsi fondu de moitié. Nous réduisons également toutes les dépenses variables pour mieux s’adapter à la crise », précise le PDG de Sofidal.
 


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