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Les Libanais guettent la relance annoncée de l'économie égyptienne

Depuis les années 1970, de nombreux hommes d’affaires libanais se sont installés en Égypte, avec des investissements directs estimés à au moins un milliard de dollars. Quatre ans après la révolution et une période de transition difficile, cette communauté veut croire aux promesses du régime de remettre l’économie sur les rails.

Une centaine de pays et plus de 1 500 investisseurs ont assisté à la conférence sur “l’avenir” de l’Égypte, qui s’est tenue du 13 au 15 mars dans la ville balnéaire de Charm el-Cheikh. Parmi eux, le Premier ministre libanais, Tammam Salam, accompagné d’une délégation d’hommes d’affaires, venus afficher leur soutien au nouvel homme fort du pays, Abdel Fattah al-Sissi, et explorer les opportunités d’investissements.
À l’ouverture de la conférence, le maréchal Sissi a planté le décor : « L’Égypte a besoin de 200 à 300 milliards de dollars pour se reconstruire et offrir une vie digne à ses citoyens », a-t-il déclaré. Deux jours plus tard, Le Caire annonçait la signature de 36,2 milliards de dollars de contrats, et une nouvelle aide des pays du Golfe de 12,5 milliards.
Le régime mise sur l’investissement, accompagné de réformes structurelles, pour renouer avec les taux de croissance d’avant la révolution. Il vise 6 % au cours des cinq prochaines années, contre moins de 3 % entre 2011 et 2013, et 4 % en 2014. « Nous avons senti une réelle volonté de la part des autorités de réformer et de développer le pays », commente l’industriel Jacques Sarraf, qui faisait partie de la délégation à Charm el-Cheikh. Selon lui, si les projets se concrétisent, de nombreuses entreprises libanaises seront sur les rangs.

Le Liban 15e plus grand investisseur en Égypte

En première ligne des investisseurs potentiels : ceux qui sont déjà installés dans le pays. « On a recensé 1 173 projets menés par des Libanais, seuls ou avec des partenaires locaux, entre 1970 et 2013. Cela représente des investissements de l’ordre de 3,7 milliards de dollars, dont un milliard apporté par la partie libanaise », indique Fathallah Fawzy, le président de l’Association d’amitié des hommes d’affaires d’Égypte et du Liban (Elba). Selon lui, le Liban est le 15e plus grand investisseur dans le pays, devant des États comme le Qatar, l’Allemagne, ou la Chine.
Industrie, agriculture, agroalimentaire, construction, matériaux de construction, textile, banque... les Libanais sont présents dans différents secteurs, où ils occupent parfois des positions dominantes. Les services, au sens large, ont attiré le plus grand nombre d’investissements, mais en valeur, l’industrie et la finance se taillent la part du lion.
Certaines entreprises, notamment dans le textile, datent des années 1970, d’autres sont plus récentes, dans le secteur bancaire par exemple.
Multilingues, bien formés, les Libanais sont en général appréciés. « Ils sont considérés comme des investisseurs efficaces et de bons managers, témoigne Tony Freiji, le président de Wadi Group qui est présent en Égypte depuis 1984. « La proximité culturelle favorise aussi l’entente entre Égyptiens et Libanais », ajoute-t-il. Proximité culturelle mais aussi géographique, Le Caire étant à seulement une heure d’avion de Beyrouth. « Il est parfois plus rapide d’arriver au Caire qu’à Jounié », plaisante l’homme d’affaires Salah Osseiran, qui fait souvent l’aller-retour.

Un marché de masse où tout est à faire

Le principal atout de l’Égypte est la taille de son marché : près de 90 millions de consommateurs avec une main-d’œuvre abondante et bon marché. C’est la deuxième économie du monde arabe et la troisième d’Afrique, mais elle est encore largement en sous-capacité. « Il y a davantage de malls et de supermarchés au Liban qu’en Égypte ! », souligne le directeur financier de Wadi Group, Ramzi Nasrallah.
Les industriels libanais ont longtemps bénéficié aussi des faibles coûts de l’énergie, subventionnée par l’État, qui dopent leur compétitivité à l’export. L’Égypte donne en effet accès à un marché total de 1,6 milliard d’habitants grâce aux accords de libre-échange conclus avec l’Union européenne, les pays arabes, les États-Unis et la Turquie. Et c’est surtout une porte vers l’Afrique.
Cet avantage risque de s’éroder avec la baisse des subventions, qui a débuté en juillet dernier et qui doit se poursuivre graduellement au cours des cinq prochaines années. Mais cela est loin de décourager les hommes d’affaires. Après trois ans de stagnation, la plupart d’entre eux se sont remis à investir en 2014, en misant sur le potentiel de croissance du marché local. « Il y a tout à faire ici, explique Ahmad Taybah, président exécutif de Ready Mix Beton, le plus grand producteur du pays. Le potentiel est énorme, les besoins sont là. Pour avancer, il faut désormais la volonté des Égyptiens. »
Car, après une vingtaine d’années de nassérisme à tendance socialiste, suivies d’un tournant libéral dans les années 1970, l’Égypte pâtit toujours de problèmes structurels de compétitivité et de lourdeurs qui freinent l’investissement.

Bureaucratie et lourdeurs administratives

Le pays est classé 119e dans le rapport mondial de compétitivité 2014-2015, édité par le Forum économique mondial. « En 2006 et 2007, des réformes très offensives ont été mises en place. Cela a été un vrai succès et l’Égypte a eu le montant d’investissements directs étrangers le plus élevé d’Afrique en 2007 », relève Ahmad Kamaly, professeur associé d’économie à l’Université américaine du Caire. Mais la révolution a brisé cet élan. « Il est très facile de créer une société. Mais ensuite, il faut obtenir un grand nombre d’autorisations auprès des différents ministères. Cela prend énormément de temps », poursuit-il.
Une bureaucratie surdimensionnée, associée à la corruption, que déplorent tous les investisseurs. « Le secteur public n’est pas efficient, relève Fady Salwan, directeur pour l’Afrique du Nord-Est du groupe Indevco. Il y a beaucoup de paperasse, au niveau de l’État, des gouvernorats, des municipalités. C’est un système qui régnait avant la révolution et qui perdure aujourd’hui. »
Pour améliorer le climat des investissements, le président Sissi, qui dispose du pouvoir législatif, en l’absence de Parlement, a annoncé le mois dernier la promulgation de la très attendue loi sur l’investissement. Celle-ci vise à simplifier les procédures, instaurer des zones franches, accélérer les délais de paiement...
Pour l’économiste Ahmad Kamaly, la loi ne s’attaque pas aux vrais problèmes. « Par exemple, elle met en place un guichet unique pour les investisseurs, alors qu’il existe déjà, mais n’a jamais été appliqué. » Des juristes pointent aussi le risque d’inconstitutionnalité de certaines mesures.
La communauté des affaires, elle, retient surtout la volonté de réforme. « Ce gouvernement connaît les faiblesses de l’économie. Et il est déterminé à réformer le pays », juge le Libanais Fouad Hodroj, installé en Égypte depuis les années 1970.
Mais, pour parer au plus urgent, le gouvernement a aussi mis en place des mesures handicapantes pour les investisseurs.
Pour freiner la dévaluation de la livre, le gouvernement contrôle les achats de devises, donnant la priorité au financement des importations de première nécessité : nourriture, énergie, etc. Cela a provoqué une explosion du marché noir. Depuis février, il est donc interdit de déposer plus de 10 000 dollars de devises étrangères par jour dans les banques et 50 000 dollars par mois.
 « Un pays qui met des restrictions sur l’argent ne peut pas attirer les investisseurs, déplore le représentant de la MEA au Caire, Mohammad Charkaoui. Mais on peut les comprendre : avec ces mesures, ils protègent leur pays. » Ramzi Nasrallah, de Wadi Group, dit par exemple avoir besoin de 20 millions de dollars par mois. « Nous parvenons à les obtenir parce que nous exportons. Mais beaucoup d’entreprises doivent payer leurs fournisseurs en plusieurs mois à cause de cette mesure. »

L’Égypte plus difficile que le Golfe

Au-delà des facteurs conjoncturels, « l’Égypte est globalement un marché plus difficile que celui des pays du Golfe, souligne Salah Osseiran. Il y a une vraie concurrence locale venant de grands groupes égyptiens performants et bien financés, dotés de ressources humaines de qualité. Pendant le boom pétrolier, les investisseurs libanais ont préféré se tourner vers le Golfe. La baisse des prix du brut pourrait les pousser à s’intéresser à nouveau aux marchés voisins. » L’expérience et les relations développées par les Libanais dans le Golfe pourraient d’ailleurs les servir en Égypte, où les projets saoudiens, émiriens et koweïtiens devraient se multiplier. À condition bien sûr que les conditions politiques et sécuritaires le permettent.
En organisant la conférence de Charm el-Cheikh, « le gouvernement a voulu dire au monde que l’Égypte était un pays sûr pour les investissements, et que les problèmes politiques et sécuritaires étaient derrière nous », explique Ahmad Kamaly. Mais sur le terrain, l’insurrection islamiste se poursuit dans le nord du Sinaï et de petits attentats ont lieu presque quotidiennement dans le reste du pays. « Le retour des investisseurs dépendra, en premier lieu, de la situation sécuritaire et de la stabilité politique », estime l’économiste.
Ce raisonnement s’applique sans doute un peu moins aux Libanais, habitués à évoluer dans un environnement instable. Les chiffres le prouvent. Selon l’Association d’amitié des hommes d’affaires d’Égypte et du Liban, entre 2011 et 2013, trois années très difficiles, les Libanais ont lancé 213 nouveaux projets dans le pays.



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