Un article du Dossier

Immobilier : toujours pas de reprise en vue

Jemmy Saab, associée dans la société de promotion immobilière Jamil Saab & Co. : « Les ventes sont plus lentes sur les grandes surfaces »
Nous avons senti le ralentissement en 2013 : certains mois sont passés sans aucune transaction, ce qui n’était pas arrivé depuis plusieurs années. Les ventes ont été plus lentes sur les surfaces de plus de 400 m², mais nous avons conservé de bons taux de vente sur l’ensemble de nos projets, en particulier pour les superficies de moins de 200 m². Nos clients sont tous des acheteurs finaux et non plus des investisseurs. Entre 2007 et 2011, certains d’entre eux achetaient plusieurs appartements, qu’ils louaient en attendant de les céder à leurs enfants, ce n’est plus le cas aujourd’hui. La demande émanant d’acheteurs étrangers, notamment syriens, est inexistante, et la clientèle d’expatriés ne dépasse pas 20 %. Nous pouvons être plus flexibles dans la négociation des prix, quand les clients sont sérieux. Globalement, les tarifs ont stagné à Achrafié en 2013, en raison des prix du foncier qui restent exorbitants et peuvent atteindre jusqu’à 18 000 dollars le mètre carré ! Nous sommes à la recherche de nouveaux terrains à Achrafié et envisageons de lancer un ensemble de villas à Batroun en 2014. Curieusement, la demande pour des maisons secondaires en bord de mer est très bonne, malgré l’instabilité politique au Liban.

Makram Zard, promoteur et directeur général de Zardman : « Les acheteurs vont commencer à concrétiser leurs achats »
Des corrections de prix ont eu lieu en 2013 et vont se poursuivre en 2014. L’acheteur, qui a eu le temps de s’habituer à ces nouveaux tarifs, devrait donc commencer à concrétiser des achats qu’il a jusque-là repoussés, surtout que de nombreux projets arrivent au stade des finitions, facilitant les ventes. Dans le Metn, les prix ont continué à légèrement augmenter, mais moins qu’en 2011-2012. C’est pourtant là que nous avons réalisé deux tiers de nos ventes en volume et en valeur, alors qu’en 2012, elles étaient équilibrées entre la capitale et le Metn. Nous avons davantage vendu de grandes superficies, mais cela n’est pas représentatif du marché immobilier. À Beyrouth, les surfaces demandées sont des 120 m² avec deux chambres à coucher et des 200 m² avec trois chambres à coucher. On constate même un nouveau phénomène de studios de 50 à 90 m². En banlieue, les familles recherchent des 250 m² avec trois chambres à coucher. En 2013, nous avons lancé deux chantiers à Beyrouth et à Chabrouh, mais n’avons pas de nouveaux projets en préparation pour 2014.

Maroun Hélou, PDG du groupe de construction Abniah : « Si le marché poursuit sa stagnation, nous devrons changer de stratégie »
En 2013, la demande de nos clients pour la construction de nouveaux projets résidentiels a diminué d’environ 30 % par rapport à 2011 et 2012. Si le marché ne reprend pas d’ici à deux ans, peu de nouveaux projets démarreront et une fois que nous aurons achevé ceux lancés en 2010-2011, nous devrons changer de stratégie : nous orienter davantage vers des projets d’infrastructures privées (écoles, hôpitaux...) et nous ouvrir à l’étranger, comme la plupart de nos concurrents. Nous souhaiterions être présents dans les pays du Golfe dès 2015. Avec le ralentissement des ventes, les promoteurs rallongent le rythme de construction, mais sans l’afficher ouvertement, car ils doivent respecter les délais de livraison. Une partie des projets achevés n’ont toujours pas écoulé toutes leurs unités. Les différents plans de la Banque centrale ont aidé à diminuer les effets de la crise, mais n’ont pas suffi pour relancer le marché, car le budget des Libanais résidents reste limité : entre 300 000 et 500 000 dollars, et jusqu’à un million de dollars pour les plus aisés. Certains promoteurs qui voulaient vendre ont baissé leurs tarifs de 10 % en 2013, mais la plupart rechignent à accorder des escomptes en raison des prix élevés des terrains. Le coût de construction n’a, lui, pratiquement pas bougé depuis 2010.

Guillaume Boudisseau, consultant immobilier à l’agence immobilière Ramco : « Les facteurs de la reprise sont absents »
2013 a confirmé le ralentissement constaté en 2012, ce qui était prévisible pour un pays vivant dans l’instabilité. L’immobilier a été touché comme d’autres secteurs de l’économie. Pour l’instant, les facteurs d’une reprise du marché immobilier sont absents. Dans le passé, les prix augmentaient tous les six mois, ce qui poussait les acheteurs à conclure rapidement des transactions. Aujourd’hui, ils espèrent que les prix vont encore diminuer et attendent. Les petites surfaces ont le plus de succès, les ventes de studios n’ont par exemple pas été touchées. Beaucoup d’appartements achetés ces dernières années pour être mis en location n’ont toujours pas trouvé preneurs, car l’offre est supérieure à la demande. Résultat, il reste pratiquement dans chaque nouvel immeuble un ou deux appartements à louer. Pour les ventes, le ratio de la demande n’a pas changé : 60 % de résident, et 40 % d’expatriés. La demande étrangère est infime. À Beyrouth, la demande locale est constituée de jeunes couples aisés, de familles plus âgées qui souhaitent agrandir leur appartement, ou de parents issus de l’élite qui achètent des logements pour leurs enfants. La classe moyenne continue de se tourner vers la périphérie de la capitale, où on peut trouver des produits à moins de 250 000 dollars.

Walid Moussa, PDG de l’agence immobilière PBM : « Les acheteurs prennent plus de temps pour se décider »
Les ventes immobilières ont diminué en 2013, mais cela ne signifie pas que la demande a baissé, les acheteurs prennent plus de temps pour se décider, dans un contexte politique et sécuritaire tendu. Le ralentissement du marché peut durer un mois comme cinq ans. D’ici là, les promoteurs doivent être prêts à être flexibles sur les prix, pour être prêts à se relancer dans une phase ultérieure. On remarque que les promoteurs sont de plus en plus conscients de la réalité du marché : ils font des études poussées avant de lancer un nouveau projet, travaillent la surface, le design, proposent le maximum de services (sécurité, gardiennage…), et ce même pour les petites surfaces. En revanche, ils restent encore conservateurs en ce qui concerne les facilités de paiement. Les promoteurs explorent aussi de nouvelles régions : à Beyrouth, après Mar Mikhaël, c’est par exemple le secteur de Badaoui qui se développe. Ils recherchent des terrains de plus en plus loin de la capitale : on a constaté depuis l’année dernière un regain d’intérêt pour Byblos, qui attire toute la clientèle du nord du Liban. Le marché immobilier en 2014 dépendra de l’évolution de la situation politique : si l’élection présidentielle se déroule bien, cela enverra des signaux positifs, juste avant l’été, la période pendant laquelle les expatriés viennent repérer des appartements.

Joseph el-Chikhani, promoteur et PDG du groupe MCM : « Un stock suffisant pour deux ou trois ans de demande soutenue »
Le ralentissement immobilier s’explique avant tout par la diminution de la demande des expatriés et des étrangers, qui représentaient une part importante des acheteurs entre 2008 et 2010. Avec la détérioration de la situation sécuritaire, un bon nombre de jeunes Libanais ont aussi quitté le pays plus rapidement que prévu, n’investissant pas au Liban. La conséquence est une multiplication des invendus : il existe sur le marché un stock d’appartements suffisant pour deux ou trois ans de demande soutenue. Afin de limiter les effets de la crise, la Banque centrale a injecté des liquidités qui ont permis aux Libanais de bénéficier de prêts bonifiés : ces prêts sont rentrés dans les mœurs, alors qu’il y a une dizaine d’années, les Libanais n’y recouraient pratiquement pas. Ils servent surtout à financer des projets en périphérie de Beyrouth, pour des budgets variant autour de 500 000 dollars. Les résidents peuvent aussi compter en partie sur les contributions financières de la diaspora. La société libanaise reste une société tribale, où chacun s’entraide en cas de difficultés financières. Avec la quasi-stabilité des prix, les clients n’ont pas d’autre choix que de diviser leur surface habitable en deux, passant de 300 à 150 mètres carrés, en maintenant deux, voire trois chambres à coucher si possible.

Georges Khayat, architecte associé au sein du bureau d’architecture AAA : « Les promoteurs s’orientent vers la construction verte »
En 2013, nous avons constaté une baisse de 50 % de nos commandes sur les projets résidentiels, mais une plus grande demande pour les villas individuelles ou les bureaux. Tous les dix ans, le même cycle se reproduit : les appartements mis en vente sont trop nombreux pour être absorbés par les acquéreurs, et le marché stagne provisoirement. Les promoteurs deviennent de plus en plus exigeants et s’orientent vers la construction verte : près de la moitié de nos commandes visent les certifications environnementales internationales LEED ou BREEAM. Il s’agit de construire des bâtiments écocompatibles, permettant de réaliser d’importantes économies d’énergie. La Banque centrale encourage aussi les prêts pour ce type de projets. Ces nouvelles certifications requièrent l’utilisation de matériaux locaux et non polluants, un système de chauffage électrique, des vitrages avec un isolant thermique, une bonne gestion de l’eau… ce qui renchérit le coût de construction de 15 à 25 %, mais permet de proposer un produit avec une valeur ajoutée. La plupart des clients n’y sont pas encore sensibles. Les acheteurs recherchent encore majoritairement des trois chambres à coucher, afin de disposer de plus de flexibilité, alors que les surfaces inférieures à 100 m² restent très peu demandées.

Marwan Barakat, directeur du département de recherches à la Bank Audi : « Un ralentissement qui n’a pas été accompagné d’une correction équivalente des prix »
La stabilité des prix s’inscrit dans une phase plate du mouvement en escalier des prix de l’immobilier que le pays connaît depuis des décennies. Au Liban, soit les prix augmentent, soit ils se stabilisent, malgré quelques escomptes de la part de promoteurs souhaitant clore un contrat de vente. Cette stabilité s’explique par le nombre limité de spéculateurs, qui représentent moins de 20 % des acheteurs, la solidité financière des promoteurs et les prix du foncier traditionnellement élevés, en raison de la rareté des terrains disponibles. Le plan mis en place par la Banque centrale en 2013 pour soutenir la demande a eu des effets positifs. Ces dernières années, les prêts immobiliers ont affiché une remarquable croissance moyenne pondérée de 38 % par an entre 2007 et juin 2013. La demande se focalise toujours sur les petits appartements, amenant certains promoteurs à modifier certains projets, en subdivisant les surfaces. La demande est principalement constituée de résidents : on estime leurs besoins à 14 000 unités de logements chaque année. Les ventes aux étrangers, déjà faibles en 2012, ont encore chuté de 8,3 % en 2013, tandis que les acheteurs expatriés se retrouvent dans une situation d’attente qui devrait encore se prolonger.

Ziad Karkaji, promoteur et directeur du département immobilier de Premium Projects : « Il faut savoir se distinguer de la concurrence »
Nos ventes l’année dernière ont été satisfaisantes, compte tenu du ralentissement du marché. Nous avons lancé début 2013 un nouveau projet à Mar Mikhaël, que nous avons vendu à 70 %. Nous nous sommes adaptés à une nouvelle demande de petites surfaces haut de gamme, en proposant un produit atypique, avec des lofts de 90 à 150 m² avec des plafonds de 5,75 mètres et des escaliers ouverts sur des baies vitrées. Les petites surfaces se développent à Beyrouth, mais ne sont pas nécessairement bien placées. Avec le nombre important de projets en stock, il faut savoir se distinguer de la concurrence : choisir un emplacement unique, proposer la surface adéquate, avec une architecture recherchée, offrir un mode de vie. Afin de faciliter les relations avec les clients, nous avons récemment créé des partenariats avec des banques. Pour chaque projet, nous collaborons avec une banque différente. La banque connaît le projet, et le client a juste à déposer son dossier. Le stock d’invendus dans les moyennes surfaces reste acceptable, mais il est très important dans les grandes superficies, surtout qu’il existe un marché secondaire, avec des acheteurs qui, ayant déjà réalisé leur profit, revendent leur bien 15 % moins cher que le prix du marché.

Élias Aractingi, directeur général de la banque de détail Blom Bank : « Sans l’action de la Banque centrale, la demande n’aurait pas été aussi forte »
Début 2013, la Banque centrale a prêté des fonds aux banques commerciales à un taux d’intérêt de 1 %, ce qui a permis d’offrir aux acheteurs une palette de prêts immobiliers intéressants. Ce nouveau mécanisme, dans la continuité de celui qui avait été enclenché en 2009 par la BDL à travers des exemptions de réserves obligatoires, a été populaire, aussi bien auprès des résidents que des expatriés, et a permis de soutenir la demande, notamment celle de la classe moyenne, qui sinon n’aurait pas été aussi forte. La demande a été encouragée par le fait que les emprunts pouvaient se faire en monnaie locale. Ce plan s’est achevé en novembre 2013, après l’utilisation de tous les fonds par les banques commerciales. Il a été prolongé par un nouveau plan de 800 millions de dollars activé en février 2014, moins important que le précédent, pour éviter toute dérive inflationniste, mais qui devrait tout de même suffire à soutenir la demande. Si les crédits au logement sont en constante croissance, nous avons constaté une diminution des prêts à la construction dans le segment du luxe, même si sur les petites et les moyennes surfaces, le rythme se maintient bien. Sans amélioration de la situation politique locale et régionale, l’année 2014 se poursuivra sur la lancée de 2013.

Marwan Dalloul, directeur général de Dalfa Group : « L’économie mondiale a repris, alors que la situation au Liban s’est détériorée »
La situation géopolitique a eu des effets négatifs sur le marché : avec une guerre à deux heures de Beyrouth et un pays sans gouvernement pendant la majeure partie de l’année 2013, le moral des acheteurs a été durement affecté. Acheter un appartement doit rester un plaisir, une envie et l’atmosphère générale n’incite pas à investir. Alors que l’économie mondiale suit une courbe ascendante, en particulier dans certains pays de la région comme les Émirats, la croissance économique au Liban s’est détériorée, incitant les investisseurs à regarder ailleurs. Je ne crois pas à une crise du marché immobilier, car les spéculateurs sont peu présents et les promoteurs n’ont pas de pression de remboursement de la dette auprès des banques. Sur le long terme, les expatriés libanais ou les étrangers aiment le Liban et y réinvestiront dès que la situation s’améliorera. On peut avoir très rapidement un nouveau boom immobilier. Les prix du neuf sont justifiés, vu la qualité de vie et l’emplacement de Beyrouth par rapport à d’autres capitales mondiales. Avec le ralentissement du marché, nous avançons avec précaution sur notre projet situé en bord de mer, le Dalfa Tower. Moins de nouveaux projets devraient être lancés dans la capitale en 2014.

Namir Cortas, promoteur et PDG de Estates : « On ne peut pas parler de crise »
Le marché immobilier traverse une phase difficile depuis trois ans, essentiellement pour des raisons politiques, mais on ne peut pas parler de crise. Les dépôts des résidents et des expatriés dans les banques libanaises n’ont jamais été aussi forts. La demande est plus hésitante, notamment de la part des expatriés qui, loin du Liban, ont tendance à grossir les tensions sécuritaires. Il y a 15 ans, les prêts au logement étaient quasiment inexistants, et les ménages plus modestes se tournaient vers la location. Ces dernières années, acquérir un appartement est capital pour toutes les catégories sociales. La demande en centre-ville n’est pas aussi forte qu’auparavant, et la classe moyenne avec un budget entre 300 000 et 500 000 dollars s’oriente vers les banlieues de Beyrouth. Nous allons lancer en 2013-2014 plus de 300 unités dans le Kesrouan et le Metn. Si la question des transports pose encore problème, les infrastructures routières et sociales se sont récemment développées en périphérie de Beyrouth. Les promoteurs doivent se diversifier s’ils veulent s’adapter aux besoins d’une demande multiforme. Les tarifs du neuf ne peuvent pas baisser, en raison des coûts de remplacement très élevés pour les promoteurs : le coût du foncier ainsi que d’autres indicateurs, comme les coûts de construction ou les taxes immobilières.
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