Loisir de masse avant-guerre, la philatélie libanaise s’est désormais professionnalisée autour d’une poignée d’acteurs passionnés qui participent à l’extension de ce marché qui va bien au-delà de la collection de timbres. Parmi eux, Bernardo Longo qui s’est passionné pour les documents postaux témoignant de l’histoire du Levant.

Vingt-sept mille euros, c’est la coquette somme déboursée par un collectionneur émirien pour l’acquisition d’un… courrier postal ! Ledit courrier lui a été adjugé lors d’une vente aux enchères organisée début décembre à l’hôtel Gabriel, à Achrafié, par Cedarstamps, une salle des ventes spécialisée dans la philatélie. À première vue, l’objet ne paie pourtant pas de mine : une enveloppe vierge de tout timbre affichant simplement la mention “recommandé” et le logo de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). « L’important c’est la lettre qu’elle contient : elle a été écrite en mars 1969 par Yasser Arafat au Premier ministre d’alors, Rachid Karamé, pour réclamer les paiements d’une partie des sommes promises par le Liban lors de la création de l’OLP. C’est une très belle pièce de l’histoire postale libanaise ! » sourit Bernardo Longo, propriétaire de l’objet et fondateur de Cedarstamps. Outre cette pièce maîtresse, cette vingtième session proposait à la trentaine d’enchérisseurs présents environ 200 lots philatéliques, allant d’une enveloppe expédiée à Broummana dans les années 1930 à une collection complète de timbres palestiniens émis entre 1918 et 1945 (vendue à 18 000 euros).

Du “hobby” de masse au marché de niches

Installé au Liban depuis près d’une dizaine d’années, cet architecte italien mise notamment sur la collection de documents postaux témoignant d’événements historiques particuliers, pour s’imposer au sein d’un marché philatélique libanais de plus en plus restreint à un nombre confidentiel de collectionneurs et de revendeurs spécialisés. Ils sont à peu près une dizaine de négociants à avoir pignon sur la place libanaise, pour un chiffre d’affaires annuel global qu’il estime aux alentours de deux millions de dollars. Si plus des trois quarts de ce marché portent toujours sur l’échange des timbres, l’offre se diversifie davantage pour répondre aux mutations de la demande.
Au moment de son âge d’or, dans les années 1960, le marché philatélique libanais profitait de sa situation commerciale, d’une infrastructure héritée des bureaux de poste occidentaux créés à Beyrouth et Tripoli, ou du fait que certains émirats arabes continuaient à y imprimer une partie de leurs timbres pour s’affirmer comme une plaque tournante dans la région. « Cette abondance a contribué à populariser la collection de timbres comme un “hobby”, en particulier chez les enfants. Certaines sociétés philatéliques récupéraient même les enveloppes usagées des bureaux pour en revendre à des prix ridicules les timbres à travers des compositions », raconte Bernardo Longo. L’émergence de nouveaux loisirs et les débuts de la guerre civile portent néanmoins un coup fatal à cette philatélie de masse.
Les collectionneurs réapparaissent après la guerre, mais leur nombre et leur nature divergent sensiblement : « La principale constante est que la philatélie reste avant tout un marché émotionnel. Mais le profil type du collectionneur a changé. C’est désormais celui de l’émigré libanais à fort pouvoir d’achat qui cherche dans la philatélie un certain prestige social, voire un placement spéculatif à long terme, et surtout un lien avec l’histoire de son pays d’origine », profile Bernardo Longo. Un collectionneur qui peut profiter des facilités offertes par Internet pour étoffer facilement sa collection de timbres de valeur mais qui doit paradoxalement compter également sur des intermédiaires qualifiés et bien implantés sur place pour trouver l’oiseau rare.
Car si l’ancienneté et surtout la rareté des pièces restent des déterminants fondamentaux de leur prix, les professionnels observent désormais, au Liban comme ailleurs, l’intensification de plusieurs autres facteurs de valorisation. Une partie dépend d’abord d’une “valeur-pays”, qui diffère suivant le niveau de richesse de ses classes aisées ou de sa situation particulière : « Par exemple, la dépression actuelle des prix des produits philatéliques syriens est directement liée à la guerre civile qui y sévit. » Mais cette valorisation dépend surtout d’une tendance mondiale vers « une quête désespérée de la qualité ». Elle se traduit par une demande croissante de timbres présentant des conditions optimales, « c’est-à-dire sans charnière, voire avec une vignette bien centrée par rapport aux bords », précise le philatéliste.
Si elle ne compense pas l’érosion des volumes, cette évolution se traduit naturellement par le renchérissement des pièces vendues aux enchères ou de gré à gré et récompense ainsi le travail de fourmi des collectionneurs professionnels. « Une enchère est un succès quand on vend plus de la moitié des centaines de pièces présentées à un prix supérieur de 20-30 % à l’estimation initiale », explique Bernardo Longo, qui a mis plus de deux ans à atteindre ses objectifs.
Pour y parvenir, il a œuvré à transmettre à ses clients libanais sa passion pour l’histoire postale, où les marges potentielles sont bien plus importantes que sur le marché du timbre stricto sensu. En témoigne ce qui reste à ce jour sa plus belle affaire : « En 2011, un particulier a voulu vendre pour 150 euros une enveloppe ancienne. Après quelques recherches, je me suis rendu compte que cette enveloppe qui datait de 1916 constituait le premier courrier connu envoyé du Qatar. Je l’ai donc convaincu de le mettre à prix à 5 000 euros. Finalement, après une dizaine de minutes de surenchères intenses entre deux acquéreurs, le lot a été adjugé pour la bagatelle de 53 000 euros. » Un prix auquel l’adjudicataire a dû, comme de coutume, ajouter 17,5 % de droit de criée et de commissions.
Ces gros succès ne sont cependant pas monnaie courante, avertit Bernardo Longo. « La spéculation ne peut pas être la motivation première. Mais l’investissement s’avère souvent profitable à long terme si l’on sait cibler sa démarche sur une période ou une zone géographique précises afin d’acquérir un savoir spécifique, parfois supérieur à celui d’un marchand, pour pouvoir faire de bonnes affaires. »

LibanPost développe une offre spécifique pour les collectionneurs de timbres

LibanPost s’est engagée depuis 2011 dans une politique commerciale active à destination des collectionneurs de timbres. « Avant cette date, nous avions simplement des initiatives ponctuelles consistant à émettre, en sus des timbres ordinaires, des séries philatéliques non affranchissables commémorant un événement particulier comme les anniversaires de l’indépendance ou la visite papale », explique Chadi Meghames, directeur administratif et financier de l’opérateur. Ces éditions limitées de plusieurs millions de timbres, émis entre 2000 et 2010, étaient classées en recueils de collection annuels vendus entre 50 et 150 dollars selon la série.
LibanPost leur a désormais
substitué des timbres postaux qui restent théoriquement affranchissables, mais reprennent en grande partie les codes des timbres de collection (tirage limité, thématique, etc.). Vendus par blocs de vingt ou cinquante timbres, eux-mêmes émis en quelques millions d’exemplaires, ils sont commercialisés à leur valeur d’affranchissement pour aboutir à un prix commercial oscillant entre 10 et 333 dollars le bloc.
« Afin de contribuer au renforcement de la culture philatélique dans le pays, nous avons également créé un club dont le millier d’abonnés est tenu régulièrement informé de l’émission de nouvelles séries. Ils constituent notre cible principale, avec les Libanais de la diaspora qui peuvent se les procurer facilement, à travers notre nouveau “e-post shop” », précise Chadi Meghames.
Il se refuse cependant à fournir des chiffres concernant les objectifs de cette politique commerciale ou les résultats des ventes globales de timbres.