Un article du Dossier

Montres : un marché en légère décélération

Comme l’ensemble du secteur de la distribution du luxe, l’absence des riches touristes  du Golfe et des expatriés libanais pèse sur les résultats des principaux groupes  de distribution de l’horlogerie de luxe.

« La montre est l’unique bijou que les hommes achètent. D’où chez certains collectionneurs, une véritable passion. Au Liban, il n’est pas rare qu’un homme acquière deux, trois montres par an », explique Gabriel Salamoun, le dirigeant du groupe Salamoon & Sons, qui distribue entre autres la griffe Ulysse Nardin (groupe français Kerin), dont le premier prix débute autour de 7 500 dollars. Comme un sac pour une femme, la montre est souvent pour l’homme un objet qui définit son rang social. Posséder une montre (ou mieux plusieurs) traduit l’ascension ou le rang social. « C’est aussi un objet mode : on change de montres comme on changerait d’accessoires, selon ce que l’on porte », ajoute Georges Kairouz, directeur commercial au sein de Romance, une entité du groupe Khalil Fattal & Fils.
La montre est donc structurellement l’un des objets qui bénéficie le plus dans le monde du luxe de la tendance mondiale à l’enrichissement – la planète comptera 18 millions de millionnaires de plus en 2019 selon un rapport du Credit Suisse. Ce qui ne l’empêche toutefois pas de connaître des revers conjoncturels. C’est le cas actuellement sur le marché mondial comme sur le marché libanais. Il faut dire que jusqu’en 2012, l’horlogerie a été l’un des secteurs le plus en pointe, en particulier l’horlogerie de luxe : une croissance à deux chiffres, portée par la demande des pays émergents. Mais aujourd’hui la décélération est sensible mondialement.
La preuve ? Cartier, la griffe phare du groupe suisse Richemont, a mis en place des mesures de chômage partiel dans sa manufacture de Villars-sur-Glâne, dans la région de Fribourg (Suisse). TAG Heuer, fleuron cette fois du groupe français LVMH, qui emploie 800 personnes en Suisse, a, de son côté, licencié une cinquantaine de salariés, en raison du report du lancement de son nouveau chronographe, le CH80. La firme doit également placer une cinquantaine d’employés en chômage technique jusqu’à la fin de l’année.
« D’une manière générale, dans le monde, le luxe est lui aussi rattrapé par la crise. L’horlogerie de haute précision européenne, suisse en particulier, n’y échappe pas. Toutefois, on doit rappeler que le ralentissement actuel a été précédé d’une période d’hypercroissance. On peut donc dire que le secteur retrouve un rythme plus modéré », assure Simone Tamer, chargée du département luxe au sein du groupe Tamer Frères, qui distribue des marques comme Audemars Piguet, Breitling, Mont Blanc ou Swatch.

Une des causes, la loi anticorruption en Chine

Les causes de cette décélération sont multiples : d’abord, une situation économique difficile en Europe, associée à la désaffection des touristes chinois et russes, qui boudent le Vieux Continent. À cela s’ajoute une décélération importante des ventes de luxe en Chine (30 % en 2011, 8 % en 2012, 2,5 % en 2013). Or, entre 2000 et 2012, environ 70 % de la croissance du marché était à mettre sur le compte des pays asiatiques ! Hong Kong et la Chine en tête. Au total, ces deux places fortes représentaient environ 28 % des exportations horlogères suisses en 2012, contre seulement 14 % en 2000, selon un rapport (2013) du Credit Suisse “Perspectives et défis de l’horlogerie suisse”. Parmi les causes principales : une décision du gouvernement chinois d’interdire les “cadeaux” offerts aux fonctionnaires – et en particulier les montres de luxe – pour limiter la corruption. Ce qui a porté un sérieux coup de frein au marché. Environ 30 % des ventes luxe en Chine étaient imputables à de tels “cadeaux”.

Les touristes ne sont plus au rendez-vous

Le Liban, lui, n’a pas connu la frénésie des places européennes : aucun flot de touristes chinois ou même russes n’est jamais venu toquer à ses portes. Pourtant, entre 2007 et 2010, la place de Beyrouth a tout de même vécu lui aussi une “parenthèse enchantée”, selon les termes de Nadim Chammas. Une “parenthèse” liée à la présence des riches touristes du Golfe, qui débarquaient en masse à Beyrouth en profitant de leur escapade touristique pour faire leur shopping. Las, la situation n’a guère duré : depuis 2008, le Liban a perdu environ un million d’entrées sur son territoire. Cette fois, ce ne sont pas des lois anticorruptions qui sont en cause, mais la situation géopolitique locale et régionale. Même les expatriés libanais rechignent désormais à rendre visite à leur mère-patrie. « Les touristes n’ont pas complètement disparu du Liban, mais leur profil d’achat sont cependant différents, avec une dépense moyenne nettement moins importante », fait valoir Simone Tamer. Difficile de connaître la répartition des ventes des distributeurs entre clientèle locale et étrangère : certains toutefois avancent que les touristes ont représenté entre 20 et 30 % de leur chiffre d’affaires annuel. « 80 % de notre clientèle est locale », insiste par exemple Mher Atamian, directeur général des établissements Atamian, qui distribue notamment Breguet, Harry Winston, Jaeger-LeCoultre, IWC, Longines, TAG Heuer.
Dans cette crise, « tous les segments sont affectés », explique Paul Kupélian, directeur des opérations du groupe Holdal Abou Adal, distributeur notamment de Richard Mille, Patek Philippe, Piaget ou encore Vacheron Constantin. Tous cependant n’en pâtissent pas de la même façon. Pour Mher Atamian, les griffes de référence s’en sortent toujours, de même que « les montres milieu de gamme, entre 500 à 1 000 dollars, sont relativement épargnées ». Ce sont les extrêmes qui souffrent : l’entrée et le haut de gamme.
Impossible de casser les prix pour s’en sortir. Ce sont les groupes industriels européens, qui “suggèrent” un prix de détail, selon les différentes régions du globe. Leur situation de quasi-monopole leur permet en effet d’imposer des prix à l’exportation indépendamment ou presque des variations de taux de change. Bien sûr, on peut procéder à des promotions ponctuelles pour décider un acheteur hésitant. Mais cela impacte les résultats. « En terme de croissance du chiffre d’affaires, nous nous maintenons en 2014 au même niveau que les années passées. Ce qui est déjà un résultat honorable. Mais pour y parvenir, nous avons dû réaliser différents efforts marketing : hausse des budgets publicitaires, ristournes consenties à nos clients… Les marges de profitabilité s’en ressentent », explique Mher Atamian.

La solution dans la diversification

Que faire pour s’en sortir ? « L’économie libanaise a indirectement mis tous ses œufs dans le même panier, en ne comptant que sur les touristes fortunés du Golfe. Il faut désormais trouver d’autres opportunités en se développant sur de nouveaux marchés plus stables à l’étranger, le temps que la tempête passe et afin de ne plus dépendre entièrement du Liban », répond Paul Kupélian. D’abord se diversifier. Difficile cependant de lorgner sur d’autres marchés : chaque pays a ses propres agents, qui gardent jalousement leur territoire. Pourtant, certains tentent le coup. Gabriel Salamoun annonce l’ouverture imminente d’une boutique à Londres. « Je suis ma clientèle », affirme-t-il. Les groupes libanais tentent aussi de signer avec de nouvelles marques. Mais inutile de rêver : les griffes de légende entendent toutes mieux maîtriser la chaîne de valeur, en particulier la distribution. C’en est donc fini des “licences exclusives”, qui garantissaient à l’agent l’absence de concurrence. « La plupart vendent directement aux boutiques », assure Majdi Hallak, PDG de Sundial, qui a été l’agent de Dior (pour les montres) avant que cette maison française du luxe ne préfère reprendre en main sa distribution il y a quelques années. « Aller chercher du côté de noms secondaires n’est pas non plus une solution : des marques comme Favre Leuba, Jean Perret, Pierre Cardin… ont changé au moins quatre fois de mains ces dernières années. La relation commerciale n’est plus pérenne. Chaque fois que vous allez aux grandes foires internationales comme celle de Bâle, vous rencontrez de nouveaux propriétaires et visages… », explique Majdi Hallak. Celui qui distribue Casio depuis 1993 au Liban se dit finalement heureux avec cette seule marque : ses projections pour la fin de l’année l’amènent à envisager une croissance de 10 % de son chiffre d’affaires.
Quelles sont les autres options pour s’adapter au contexte de ralentissement ? Sans doute la possibilité de se développer sur les segments des montres moins chères, mais “fashion” : Calvin Klein, The Kooples, Mikael Kors, ou encore Coach profitent de la notoriété et du “capital de sympathie” de la marque pour vendre la montre comme produit dérivé. Atamian a ainsi élargi son portefeuille à Hugo Boss et Coach ; Romance (Fattal) a signé récemment avec la marque danoise Skagen qui appartient au groupe Fossil, qu’il représente déjà.

La Suisse, no 1 sur le haut de gamme
Dans le monde de la montre, la production de masse est assurée sur le continent asiatique, en particulier dans les ateliers chinois. En revanche, ce sont les industriels suisses qui dominent l’univers du moyen à haut de gamme. « À l’échelon des entreprises, Swatch Group, Richemont et Rolex – trois groupes horlogers et de luxe suisses – sont les leaders incontestés du marché mondial et se partagent selon les estimations plus de 45 % du chiffre d’affaires global dans l’horlogerie. En 2012, 94 % du chiffre d’affaires à l’exportation de l’horlogerie suisse (22,9 milliards de dollars) ont été réalisés grâce à la vente de montres finies. Avec 29,3 millions d’unités exportées (plus celles vendues sur le territoire national), la Suisse ne représente qu’environ 2,5 % de la production mondiale de montres. Le prix moyen à l’exportation d’une montre suisse s’élevait à 737 dollars en 2012 », lit-on dans un rapport du Credit Suisse (octobre 2013) sur les “Perspectives et les défis de l’industrie horlogère suisse”. En valeur, les montres de luxe représentent aujourd’hui à peu près la moitié du marché mondial de la montre. On estime que le chiffre global de la montre de luxe est de l’ordre de 50 milliards de dollars (chiffre 2011).

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