Apparue au Liban il y a près de cinq ans, la tendance à regrouper les restaurants dans un même espace couvert ou aéré est en pleine croissance. À chacun de trouver sa place et sa clientèle dans cette profusion de projets.

Le cluster (de l’anglais signifiant se regrouper) s’appuie sur un vieux principe économique : la conglomération par secteur de métiers. En restauration, il s’agit pour les investisseurs d’acquérir un lieu et d’y louer des espaces commerciaux à différentes enseignes. Pionniers au Liban, Rabih Saba et Marwan Ayoub, du groupe Venture, sont à l’origine de la création d’Uruguay Street en 2011 au centre-ville de Beyrouth. Les deux partenaires ont loué pour une durée de six ans à Solidere un lot de rez-de-chaussée de plusieurs immeubles pour y installer une dizaine d’enseignes de bars. Le pari est gagnant. Uruguay Street a acquis ses lettres de noblesse en quelques semaines et le duo a amorti son investissement initial en un an. Depuis cette première aventure, la tendance s’est généralisée, car elle offre de nombreux avantages stratégiques. Parmi les initiatives les plus connues : Verdun 1341, Junction 5, Blueberry Square, 1866 Tower Bliss & Suites, ou encore The Courtyard. D’ici à fin 2016, cinq nouveaux clusters viendront s’ajouter à cette liste, principalement dans la périphérie de Beyrouth. « Nous répondons à une demande », explique Rabih Saba, cofondateur du groupe Venture, leader du secteur.

Créer de nouvelles destinations

Avec Uruguay Street, Rabih Saba et Marwan Ayoub ont avant tout su créer un pôle d’attractivité dans une zone de la capitale où l’activité était inexistante. En dehors de Beyrouth, ils opèrent de la même manière, mais bénéficient en plus d’une clientèle de proximité. « Pour dîner ou boire un verre entre amis, les gens n’ont pas forcément envie d’aller jusqu’à Beyrouth », explique Rabih Saba qui vient d’ouvrir The Village à Dbayé et prépare aussi l’ouverture du Backyard à Hazmié, un mégacluster de 8 000 m2 pour une vingtaine d’enseignes dans lequel un fonds financier, Emerging Investment Partners (EIP), a pris 51 % des parts pour un montant non communiqué (voir page 18).
La zone Dbayé-Antélias offre l’exemple le plus dynamique de développement. C’est une région très peuplée, avec un fort pouvoir d’achat, où il existe peu de lieux pour sortir. Alain Hadifé, plus connu dans l’univers de l’événementiel avec sa société Caractère, s’est lancé dans l’aventure à Naccache. Son projet, qui ne porte pas encore de nom, mais ouvrira courant 2016, est conçu comme un jardin public où sont répartis de petits kiosques. « Je souhaite avant tout offrir à mes clients une expérience », explique-il. Sur les 14 000 m2 du terrain, 2 000 ont été construits, le reste sera composé de grands espaces verts, de bancs et d’une promenade. Les restaurateurs se laissent aussi séduire. C’est le cas du fondateur de Enab à Mar Mikhaël, Zahi Rizkallah, qui s’apprête à ouvrir un premier cluster à Naccache. Plutôt que d’ouvrir seul, il a préféré s’entourer « de restaurants connus à Beyrouth » afin de bénéficier de la synergie positive qui se crée entre les établissements.

Partager les dépenses

À chaque niveau de la chaîne, chacun trouve son compte. Pour les propriétaires de terrain, il s’agit d’assurer l’occupation d’un espace sur une longue durée avec des baux allant en moyenne de 10 à 15 ans. Les développeurs se chargent des infrastructures et du design, ainsi que de la gestion du marketing et de l’organisation d’événements. Pour amortir leurs investissements, ils fixent des loyers généralement plus importants que dans les locaux traditionnels. Certains développeurs réclament parfois en supplément un pourcentage sur les ventes ou un minimum garanti pour rembourser leurs investissements de départ. Pour le groupe Venture par exemple, le minimum garanti varie selon les enseignes de même que le pourcentage des ventes, entre 10 et 14 %. Les trois premières années de location sont également incompressibles pour éviter la valse des enseignes. Malgré ces charges supplémentaires, le concept séduit les restaurateurs, car il permet de partager les dépenses de marketing, la sécurité, les valets de parking, les parties communes et la maintenance. Saba et Ayoub trouvent cette formule particulièrement attractive, car elle permet à des enseignes d’ouvrir là où seuls ils n’auraient pas pu rentabiliser les frais de fonctionnement. C’est notamment le cas à Achrafié, où le duo va lancer en 2016 le cluster Resto Saint-Nicolas avec Émile Sabbagha. Même constat en dehors de la ville. « Il est plus intéressant d’être ensemble qu’isolé », confirme Zahi Rizkallah, tout en précisant que la difficulté est de maintenir une concurrence constructive : « Le choix des marques est délicat, car il faut que les nouveaux voisins répondent aux mêmes standards et visent une clientèle similaire sans pour autant se marcher dessus. »

Le bon mix

L’un des défis pour les développeurs de clusters est en effet de savoir marier les enseignes pour qu’elles ne se cannibalisent pas, tout en ayant une clientèle homogène. « Il faut savoir allier les marques selon les différents types de cuisine et selon la clientèle qu’elles attirent », explique Rabih Saba. Pour The Backyard Hazmié, Venture Group a réuni une vingtaine d’enseignes, mais pas question d’avoir des écarts importants à la carte, car les populations ciblées ne souhaitent pas se mélanger. À Mar Mikhaël, Chawki Yazbeck, du cluster la Cour Saint-Michel, qui regroupe les enseignes Sud, Bar Tartine, Tartine Bakery et Studio Beirut, fait le même constat : « C’est l’homogénéité des enseignes qui permet l’identité du lieu et de créer une ambiance où la clientèle se sentira bien. » Le bon mix n’est pourtant pas toujours facile à assurer. Saba et son partenaire le savent bien. Ils ont été confrontés à l’arrivée de nouvelles enseignes dans la rue d’Uruguay qui viennent déséquilibrer l’identité promue au départ. Une situation particulière liée au fait que le cluster est installé dans une rue publique. Certaines enseignes sont donc venues s’accoler au projet dans les immeubles adjacents, mais elles ne sont pas contrôlées par le duo : « Elles attirent une clientèle au pouvoir d’achat moins élevé que celle des bars existants. » Pour y remédier, Venture Group entend assurer un meilleur contrôle du voisinage en négociant l’élargissement du cluster lors du renouvellement du bail signé pour six ans.

Une place pour tous ?

À Dbayé, Blueberry Square a également revu sa stratégie initiale. Lancé en 2012, le centre de 5 000 m2 ouvre avec treize enseignes dont Couqley, Margherita et al-Balad. Il est aujourd’hui confronté au départ de certains de ces restaurants originels. « Certains restaurants ont fermé notamment, car il y avait peu de clientèle le midi », explique Ramez Paoli, propriétaire de Blueberry Square. Conçu comme un centre fermé pouvant s’apparenter à l’architecture et à l’organisation d’un mall, son créateur réoriente aujourd’hui son concept vers les bars. La situation est similaire à Beyrouth pour Verdun 1341 où quatre des cinq enseignes initiales sont parties. Une rotation qui fragilise les concepts et brouille la vision d’un développement à long terme. Si ce taux de rotation important est le principal défi que doivent relever les clusters, il est encore trop tôt pour analyser cette tendance relativement récente et celle de la viabilité des différents concepts. Il faudra suivre les prochaines ouvertures pour voir si la clientèle répond présente et si chacun trouve sa place sur un marché fortement concurrentiel. 

Zahi Rizkallah
Fondateurs et propriétaires de l’emblématique restaurant libanais Enab, Zahi Rizkallah et ses partenaires Hassan Rahal et Nadim Hakim s’éloignent un temps des cuisines pour lancer leur propre cluster à Dbayé. Un choix stratégique motivé par la spécificité du marché en dehors de Beyrouth. « Il fallait créer une destination à Dbayé, explique Zahi Rizkallah. L’emplacement en bord d’autoroute n’est pas adapté à un restaurant, donc nous avons préféré créer de toutes pièces un espace accueillant où les clients ont le choix entre plusieurs établissements. » Ce nouveau cluster, qui ne porte pas encore de nom, représente un investissement de 4,5 millions de dollars que les trois partenaires espèrent rentabiliser en quatre ans. Sur une superficie de 3 000 m2, ils ont recréé un décor traditionnel dans lequel ouvriront début 2016 neuf enseignes dont Enab, Caribou Café, Yoshi et Sud. « C’est une expérience enrichissante, mais en développant le projet j’ai réalisé que mon cœur reste à la restauration, pas à l’immobilier. »

Rabih Saba et Marwan Ayoub
Après des études dans le secteur de l’hospitalité en Grande-Bretagne, Rabih Saba rejoint le groupe d’audit et de conseil Deloitte avant de s’associer à Marwan Ayoub pour créer le groupe Venture en 2005. Spécialisé dans les loisirs, le tourisme et l’immobilier, Venture Group est leader sur le marché des clusters au Liban avec Uruguay Street, The Village, Resto St-Nicholas et The Backyard. « En réalité nous n’avons rien inventé, on s’est inspirés du succès des centres commerciaux », explique Rabih Saba. « Le choix de l’emplacement c’est la clé du succès. Dbayé et Hazmié sont des marchés très porteurs, car ce sont des zones où la population augmente et le pouvoir d’achat est assez élévé », ajoute l’investisseur qui a été encouragé par le succès de l’ABC Dbayé. Au centre-ville par contre, les aléas politiques et sécuritaires ralentissent les activités de Uruguay Street. « La situation est incontrôlable, donc nous pensons à une façon de transformer notre concept. »