De passage au Liban, où il a mené des entretiens avec des réfugiés syriens, le chercheur Fabrice Balanche, auteur d’un récent “Atlas du Moyen-Orient”, dresse un constat inquiétant : la paupérisation des populations syriennes au Liban pourrait conduire à des “révoltes de la faim”. L’extrême majorité des réfugiés syriens du Liban ont peu de chance de rentrer chez eux, assure le chercheur, ce qui pose la question de la survie du “fragile équilibre” du Liban.

L'Onu a annoncé une baisse de l’ordre de 40 % des rations alimentaires accordées aux 3 à 4 millions de réfugiés syriens enregistrés dans la région faute de fonds. Quelles peuvent être les conséquences de cette décision pour les réfugiés qui vivent au Liban ?
Après un ou deux ans passés au Liban, les réfugiés syriens ont épuisé leurs économies. Ils tentent de travailler, mais les emplois sont mal payés et de surcroît très rares, notamment dans les zones où ils sont concentrés : le Nord et la Békaa centrale. Leur principal souci est de payer les appartements où ils s’entassent, souvent à plusieurs familles, pour des loyers exorbitants. Pour vous donner une idée, des sommes qu’ils ont à débourser : à Tripoli, une famille loue un 100 m2 sordide et délabré pour 400 dollars par mois dans le quartier d’Abou Samra. De même, un simple lopin de terre, sans commodités, pour juste planter une tente dans la Békaa coûte 100 dollars par mois. La grande majorité des réfugiés syriens ne disposent que de l’aide du HCR (l’agence de l’Onu pour les réfugiés). La réduction de 30 à 20 dollars du soutien alimentaire mensuel par personne à partir du 1er octobre au Liban est catastrophique. D’autant que durant la période hivernale les opportunités d’emplois se réduisent et les dépenses augmentent. Des révoltes pourraient éclater, si un grand nombre de réfugiés se retrouvent dans la faim ou sans logement s’ils sont expulsés à défaut de pouvoir payer leur loyer. Il faut s’attendre aussi à une recrudescence des vols et donc à la généralisation d’un climat d’insécurité.

Auparavant, des organisations caritatives islamiques, financées notamment par les pays du Golfe, venaient en aide aux réfugiés syriens. Pourquoi ces associations se sont-elles retirées ?
Au début de la “révolution syrienne”, les financements du Golfe affluaient pour soutenir les réfugiés, mais l’enthousiasme est vite retombé, notamment après les premières défaites rebelles. La reprise de Qousseir puis de Homs par l’armée syrienne ont provoqué une réduction drastique des financements du Golfe, car l’aide avait pour but de soutenir la rébellion. Les hommes se battaient d’autant plus contre le régime qu’ils savaient leur famille soutenue au Liban par une aide du Golfe. Les pays du Golfe prenaient en charge également les combattants blessés, en payant les opérations ou dans des “hôpitaux” ouverts à cet effet, comme à Tripoli. Mais l’hôpital “qatarien” de Tripoli est fermé depuis six mois, les rebelles blessés sont livrés à eux-mêmes car les ONG des pays du Golfe refusent désormais de payer pour les remettre sur pied : ils ne servent plus à rien. J’ai recueilli des témoignages terribles à ce sujet lors de mon séjour au Liban en septembre.

La baisse des aides occidentales, la défection des associations islamiques peuvent-elles profiter aux réseaux jihadistes et à leur éventuelle stratégie d’implantation au Liban ?
Une partie des réfugiés sont d’anciens combattants rebelles. Ils se sentent abandonnés par l’Occident, dont ils ont cru qu’il allait intervenir en Syrie comme ce fut le cas en Libye. Ils considèrent les pétromonarchies du Golfe comme des traîtres, puisqu’elles ne leur apportent plus d’aides. Dans ces conditions, les mouvements jihadistes, tels qu’al-Nosra ou Daech, attirent leur sympathie. Il faut comprendre que ces réfugiés ont tout perdu en Syrie, qu’ils se sentent désormais mal accueillis au Liban, où la population et les autorités sont de plus en plus exaspérées par leur présence massive. Les familles s’enfoncent dans la pauvreté, les pères perdent leur autorité sur leurs enfants, les femmes méprisent leurs maris, les filles sont victimes de harcèlement au quotidien… Ils sont donc prêts à rejoindre des mouvements qui pourraient “simplement” leur redonner la dignité perdue et le moyen de sortir de la pauvreté. La situation dans le Akkar et dans la Békaa centrale est particulièrement explosive. Dans le Sud, à Nabatiyé par exemple, les réfugiés sont moins nombreux et mieux pris en charge au niveau local. Je n’ai pas senti la même tension dans le Nord, où les réfugiés et la population locale sont pourtant de même confession sunnite.

Pourquoi dites-vous que peu des réfugiés syriens ont des chances de repartir chez eux ?
Les réfugiés syriens qui proviennent des zones qui soutiennent – ou ont soutenu – la rébellion comme Bab Amer, Qousseir, Yabroud… sont considérés comme des opposants par le régime syrien et par conséquent persona non grata en Syrie. Tous ceux qui ont également un membre de leur famille dans la rébellion sont de même suspectés d’être contre le régime. C’est évidemment le cas de la majorité d’entre eux, mais d’autres ont simplement été arrêtés sur dénonciation et, après quelques mois en prison, relâchés. Ceux-là sont marqués à vie : ils ne veulent plus prendre le risque de revenir en Syrie. Enfin, des dizaines de milliers de jeunes Syriens se sont réfugiés au Liban pour échapper au service militaire ou à l’appel des réservistes, ce qui en fait des déserteurs. Toutes ces catégories de réfugiés ne rentreront pas chez eux, tant que Bachar el-Assad est au pouvoir. Il s’agit d’ailleurs d’une stratégie claire du régime : chasser plusieurs millions de personnes définitivement, en particulier parmi les sunnites les plus pauvres. Leurs biens seront redistribués à des fidèles, qui seront d’autant plus fidèles qu’ils ne voudront pas que les réfugiés reviennent. Difficile de quantifier la proportion de réfugiés qui sont dans l’impossibilité politique de revenir en Syrie et/ou ceux qui se trouvent dans l’impossibilité économique parce qu’ils ont tout perdu. Mais le Liban doit se préparer au maintien sur son territoire d’un million de Syriens au moins en cas de maintien au pouvoir de Bachar el-Assad (sur 1,2 million de réfugiés reconnus par le HCR). Si le régime venait tout de même à tomber – mais ce scénario est de plus en plus improbable –, une autre vague de réfugiés viendrait s’ajouter ou remplacer partiellement la première.

Quelles sont les options du Liban ? Comment le Liban peut-il assimiler un million de réfugiés syriens ?
L’assimilation d’un million de réfugiés syriens, c’est-à-dire à terme leur naturalisation, bouleverserait le fragile équilibre confessionnel et donc politique, car les sunnites seraient alors majoritaires au Liban. Sur le plan économique, il faudrait une économie libanaise dynamique pour créer assez d’emplois pour intégrer cette population sur le marché du travail sans en chasser les Libanais. Or, la crise syrienne a précipité la crise structurelle de l’économie libanaise et bloque toute reprise. Je ne vois pas comment les autorités libanaises, qui pratiquent déjà depuis longtemps la politique de l’autruche, à propos des Palestiniens notamment, pourront traiter ce nouveau flux de réfugiés. Mais si rien n’est fait, le problème des réfugiés syriens au Liban va se révéler pire que celui des Palestiniens. La seule chance du Liban, comme pour toute la région, est d’espérer une fin rapide du conflit et des moyens financiers réellement importants pour la reconstruction de la Syrie.