Émergence d’une pyramide sociale construite sur les “Robber Barons” et les “serviteurs de la classe d’affaires”, financiarisation croissante de l’économie, logique prédatrice, système de rente, montée des inégalités, troubles et conflits, Thorstein Veblen avait diagnostiqué il y a un siècle certains des maux dont souffre aujourd’hui l’économie, notamment au Liban. C’est le thème d’un ouvrage qui lui est consacré, sous le titre État, rente et prédation et qui a fait l’objet d’une conférence au Salon du livre francophone de Beyrouth. Entretien avec ses auteurs Mohammad Salhab, directeur de l’Université franco-libanaise, Jérôme Maucourant, maître de conférences en sciences économiques à l’Université Jean Monnet, et Boutros Labaki, auteur et professeur à l’Université libanaise.

En quoi la pensée de l’économiste et sociologue américain Thorstein Veblen, qui a vécu entre 1857 et 1929, est-elle encore contemporaine ?
Jérôme Maucourant. Ses écrits donnent des outils pour expliquer certains phénomènes récents tels que la crise de 2008, les soubresauts des prix des matières premières et les différents soulèvements et de tensions que connaît le monde depuis plusieurs années. Veblen pensait que le marché n’a pas de capacité d’autorégulation et que la finance n’accroît pas le bien-être social. Au contraire, elle sert les stratégies prédatrices de la classe dominante des “money makers” aux dépens de ce qu’il appelait les serviteurs de la classe d’affaires. Sa lecture est d’actualité : en 2007, alors que la croissance stagnait, les profits des dix premières banques américaines augmentaient de 50 %. En termes d’inégalités, on a rejoint les niveaux de 1917 aux États-Unis. Quant à la part de la rente financière dans le PIB elle ne cesse d’augmenter à l’échelle mondiale.
 
Une partie du livre est consacrée à la situation du Liban. En quoi illustre-t-il ces thèses ?
Boutros Labaki. Au Liban, on est en présence de logiques de rentes et d’élites “prédatrices”. Le pays reçoit  chaque année plus de 7 milliards de remises des émigrés et les profits bancaires varient entre 4 et 5 milliards de dollars, ce qui représente 25 % de l’économie nationale. Avec ce taux, Beyrouth se classe certes derrière les pays pétroliers du Golfe, mais devant l’Égypte, la Jordanie et la Syrie. S’y ajoute le fait que  l’ouverture inconditionnelle de l’économie libanaise au marché mondial au nom du paradigme libéral a fragilisé le tissu productif et pénalisé la création d’emplois, en dehors du secteur financier et foncier, tout en favorisant l’émigration des jeunes. Un phénomène exacerbé par un dispositif monétaire visant à  maintenir un taux de change fixe artificiellement élevé. En parallèle, le système semi-rentier a alimenté la logique prédatrice et la corruption au Liban, liées à la structure politico-confessionnelle du pays. Les élites postguerre issues des principales milices qui régnaient en maître dans les années 1980 ont mis la main sur certains secteurs monopolistiques ou oligopolistiques et se sont ajoutées aux élites prédatrices qui existaient déjà avant la guerre.

Veblen lie la question de la rente à celle de la guerre. En quoi cela s’applique-t-il au Moyen-Orient ?
Mohammad Salhab. La rente pétrolière a consolidé les régimes dictatoriaux pendant plusieurs décennies et servi de catalyseur à des conflits internes, régionaux, voire internationaux. Le rôle du pétrole et du gaz, ainsi que leurs trajectoires de transport, est un des exemples illustrant la pensée de Veblen, et cette proximité, voire ce jumelage entre logique de guerre et logique économique, qu’il a magistralement exprimé dans son ouvrage intitulé La nature de la paix et les moyens de sa perpétuation. L’un des grands mythes de la pensée libérale est que le commerce met fin à la guerre. Selon Veblen au contraire, la guerre a toute sa place dans un système d’échanges économiques, dont la survie même dépend de ces marges de troubles. C’est exactement ce que nous observons aujourd’hui dans le monde arabe.

État, rente et prédation – L’actualité de Veblen, coédité par Les Presses de l’IFPO et l’Université franco-libanaise (ULF).