Un nouveau bras de fer oppose l’administration fiscale aux représentants du patronat (les “organismes économiques”) et aux banques en ce qui concerne l’imposition des revenus des placements financiers détenus par les Libanais à l’étranger.
D’un côté, le ministère des Finances publie dans le Journal officiel du 29 septembre un communiqué rappelant aux contribuables leurs obligations en la matière. De l’autre, de façon quasi simultanée, le secrétaire général de l’Association des banques, Makram Sader, réclame, dans la dernière édition de son bulletin mensuel d’amender l’article 69 de la loi de l’impôt sur le revenu pour une exonération de cet impôt. Les représentants du patronat avaient publié un communiqué le 31 août allant dans le même sens pour « légaliser la protection de la diaspora libanaise et lui éviter que le placement de ses richesses au Liban ou à l’étranger ne lui cause des dommages, alors que celles-ci étaient jusque-là protégées par le secret bancaire ».
De quoi s’agit-il exactement ? Comme le rappelle l’avocat Karim Daher, dans l’édition 2015 de La Revue fiscale libanaise, les détenteurs libanais de capitaux mobiliers (actions, obligations, parts de fonds communs de placement, etc.) sont tenus en vertu de la loi de 1959 de s’acquitter d’un impôt de 10 % sur les revenus de ces placements. Deux mécanismes sont prévus pour le paiement de cet impôt : soit à travers une retenue à la source par les banques libanaises, si elles gèrent les portefeuilles concernés et se chargent elles-mêmes sur le territoire libanais de verser le rendement de ces titres à leurs détenteurs ; soit à travers une déclaration de revenus établie directement par le contribuable lui-même auprès de l’administration fiscale au cas où il transfère et/ou encaisse à l’étranger les rendements en question.

Un impôt jamais acquitté

Or, le secret bancaire combiné à la faible culture fiscale des Libanais fait que cet impôt n’a pratiquement jamais été acquitté. Et ce sont des sommes importantes qui échappent ainsi au Trésor libanais (aucune estimation n’est cependant fournie). « Il est certain que jusqu’à récemment, peu de contribuables déclaraient leurs revenus du capital réalisés à l’étranger. Et même lorsqu’ils le faisaient, il était très difficile pour l’administration fiscale de vérifier avec exactitude ces informations », expliquait en mai 2016 le directeur général du ministère des Finances, Alain Bifani, dans un entretien à L’Orient-Le Jour.
Cette évasion fiscale aurait pu se prolonger longtemps encore si un nouvel ordre fiscal international n’était pas en cours d’avènement : à partir de 2018 la quasi-totalité des pays du monde échangeront automatiquement des informations concernant les avoirs des non-résidents fiscaux logés dans leurs systèmes financiers. Ainsi, un résident libanais détenant par exemple un portefeuille-titres dans un pays européen ne pourra plus dissimuler les revenus qu’il en tire au fisc de son pays de résidence ; et ce par le seul fait que sa banque lui demandera un document attestant qu’il est en règle avec l’administration fiscale libanaise. Dans certains pays comme la Suisse, les banques ont déjà commencé à exiger ce type de quitus et le numéro fiscal personnel de leurs clients.

Appels à la régularisation

Le ministère libanais des Finances ne cesse donc d’encourager les contribuables à se mettre en règle « pour échapper aux amendes et pénalités encourues », selon le texte du dernier communiqué. Un précédent rappel avait été publié dans une décision datée du premier décembre 2015. De fait, dès lors que la déclaration de revenus est réalisée, le fisc est autorisé à procéder à un contrôle rétroactif pouvant aller jusqu’à cinq ans, voire sept années pour les contribuables qui avaient dissimulé leurs revenus. « La plupart des contribuables entrent dans cette catégorie, puisque personne ou presque n’a, en vertu du régime d’imposition cédulaire qui prévaut encore au Liban, procédé à son enregistrement dans la catégorie des bénéficiaires de revenus de capitaux », explique Karim Daher. L’amende de non-déclaration est de 5 % par mois du montant dû, ce qui revient à un impôt augmenté d’une amende de 100 % (plafonnée) pour une période de 20 mois. Et la pénalité de recouvrement est de 1,5 % du montant dû pour les banques et de 1 % pour les particuliers. L’ensemble de ces pénalités s’ajoutent au principal dû.

Effet rétroactif

Conscients de l’imminence de l’échéance et de l’ampleur potentielle de cet effet rétroactif, un certain nombre de Libanais ont commencé à régulariser leur situation. En pratique toutefois, beaucoup choisissent de changer au préalable de compte en banque : si le fisc libanais découvre ainsi l’existence d’un compte en Suisse, par exemple, il n’a pas la possibilité matérielle de remonter aussi loin que la loi le lui permet.
De leur côté, certaines banques – telle la Blom Bank – ont commencé à appliquer la retenue à la source de 10 % sur les revenus de capitaux de leurs clients placés à l’étranger. Tandis que d’autres – telle la Banque libano-française – ont décidé de porter l’affaire devant le Conseil d’État avec deux arguments principaux : la préservation du secret bancaire d’une part et l’absence de mécanisme pour éviter la double imposition, de l’autre.

Double imposition

L’Association des banques et les représentants du patronat disent, quant à eux, s’inquiéter des conséquences de ces nouvelles mesures fiscales sur la diaspora libanaise dont les capitaux sont considérés comme une soupape vitale pour le Liban. C’est en tout cas le point de vue défendu par Makram Sader. L’absence de définition claire de la résidence fiscale, couplée au secret bancaire, permettait, jusque récemment, à des Libanais résidant à l’étranger de placer au Liban des capitaux à l’abri des regards du fisc de leur pays de résidence et, inversement, les résidents au Liban ne se sentaient pas tenus de déclarer à leur administration les revenus de leur épargne à l’étranger. L’absence d’application effective de l’impôt n’a pas davantage poussé l’État libanais à conclure des conventions bilatérales pour éviter la double imposition de ses ressortissants : ces dernières fixent d’abord la répartition des compétences et le lieu d’imposition des revenus et des personnes pour éviter les doubles impositions entre les deux pays signataires puis, dans l’hypothèse où les deux maintiennent une imposition qui leur est propre, les modalités d’application d’un crédit d’impôt à déduire des montants dus à l’administration fiscale de résidence du contribuable. « Une telle convention existe avec la France, l’Italie et la Russie, mais le Liban n’en a pas avec la Suisse ou le Luxembourg et, parmi les membres du G8, il n’en a ni avec la Grande-Bretagne, ni l’Allemagne, ni les États-Unis, ni le Japon, ni la Chine », explique Karim Daher.

Territorialité

Or le risque de double imposition est désormais invoqué par l’Association des banques pour réclamer, sur la base d’une consultation juridique datée du 29 juillet 2016, d’appliquer le principe de territorialité à l’imposition de tous types d’impôts sur le revenu. Car, les revenus professionnels en tout genre (commerce, industrie, professions libérales, sociétés et autres) ainsi que ceux du travail “subordonné” (salaires et traitements) ou les revenus de loyers, etc. sont normalement imposés dès lors qu’ils sont réalisés au Liban (ce qui suppose a contrario que ceux réalisés à l’étranger sont exonérés) en vertu du principe de territorialité. En revanche, l’article 69 de la loi de 1959 sur l’impôt sur le revenu impose les revenus de capitaux réalisés au Liban ou revenant à des résidents libanais même s’ils sont placés et réalisés à l’étranger. « Il faut amender cet article pour revenir aux principes de base de notre système fiscal », plaide Makram Sader, dans son éditorial, en référence à un élargissement du principe de territorialité aux revenus de capitaux.
« L’application de critères alternatifs, de résidence ou de territorialité n’est pourtant vraiment pas l’apanage du Liban. Les plus grands pays l’appliquent ainsi que les conventions », commente Karim Daher. Selon lui, il est possible de mettre en place un mécanisme pour éviter ou du moins atténuer la double imposition sans aller jusqu’à exonérer totalement d’impôt les revenus des résidents perçus sur leurs capitaux placés à l’étranger, cette mesure n’étant pas équitable envers les contribuables percevant d’autres types de revenus. « Comment justifier d’exonérer certaines catégories de revenus – celles-là mêmes qui n’ont pas rempli leur devoir fiscal pendant des années – alors que d’autres continuent d’être imposées à des taux même supérieurs, s’insurge de son côté un membre de l’administration sous couvert d’anonymat. Il faut davantage d’équité fiscale au Liban plutôt que d’accroître les inégalités. »
Pour l’avocat Karim Daher, il est possible de résoudre le problème – sans convention fiscale bilatérale – avec un mécanisme qui atténue le problème de la double imposition sans tomber dans l’inéquité fiscale : « Appliquons l’impôt dû au Liban, au titre des revenus de capitaux placés à l’étranger, non pas sur le revenu brut, mais sur le revenu net de l’impôt payé à l’étranger, afin de rendre cette charge fiscale acceptable », plaide-t-il.

Qui est résident au Liban ?
Si on en croit le secteur bancaire : 75 % des quelque 160 milliards de dollars de leurs dépôts appartiennent à des résidents. En réalité, la notion de résidence n’étant pas précisée dans la loi libanaise, une grande partie de ces dépôts appartiennent à des Libanais résidant à l’étranger (au sens fiscal des pays concernés), mais qui ont de multiples intérêts à les placer au Liban.
Avec son adhésion à la nouvelle norme internationale d’échange automatique d’informations, le Liban est désormais contraint de préciser qui il considère comme des résidents au sens fiscal. Un projet de loi avait été proposé en ce sens lors du train des “lois de nécessité” adopté en novembre 2015, mais il n’a pas été voté en séance plénière. Le texte amendé a finalement été adopté le 18 janvier par la commission de l’Administration et de la Justice et attend encore d’être voté par l’ensemble de députés.
Serait alors considérée comme résidente :
1) Toute personne morale créée ou enregistrée selon les lois libanaises ; ou qui dispose au Liban d’un siège pour l’exercice de son activité.
2) Toute personne physique : qui dispose au Liban d’un siège pour l’exercice de son activité professionnelle ; ou qui a une habitation permanente au Liban constituant un lieu de séjour habituel pour elle ou sa famille (conjoint et enfants à charge) ; ou qui passe au Liban plus de 183 jours (six mois) au total sur une période de 12 mois successifs. Sont exclus de ce décompte le passage au Liban en transit ainsi que le séjour pour des raisons de traitement médical.
L’Association des banques et les représentants du patronat plaident pour un élargissement maximal de ces critères et proposent d’introduire la notion de “lien privilégié” avec le Liban, qu’ils soient familiaux ou économiques pour qu’un maximum de Libanais puissent continuer de profiter des avantages assortis : faible charge fiscale, secret bancaire qui reste en vigueur et non opposable au fisc libanais, meilleure rémunération, service personnalisé, etc.