Riad Saadé dirige le Centre de recherches et d’études agricoles libanais (Creal). À l’occasion de son rapport annuel sur l’état de l’agriculture libanaise (2010-2014), il dresse un bilan d’un secteur, qui fait face à de nombreux défis.

En moins de huit mois cette année, l’humanité a déjà consommé toutes les ressources naturelles renouvelables que la planète peut produire en un an. Quel rôle l’agriculture peut-elle jouer dans ce contexte ?
Il s’agit d’une affirmation alarmiste, mais proche somme toute de la réalité si on considère la manière dont les ressources naturelles sont aujourd’hui exploitées. Ce qu’il faut comprendre, c’est que nous sommes passés d’une “situation équilibrée” dans laquelle le paysan avait son mot à dire sur le marché à une situation dans laquelle les choix du marché sont influencés et contrôlés par les acteurs des canaux de transformation et de commercialisation – l’industrie agroalimentaire. Aujourd’hui, ce sont les intérêts financiers des multinationales qui sont déterminants. Ils vont trop souvent à l’encontre des intérêts des producteurs – individus ou pays – sans parler de ceux des consommateurs ! D’ailleurs, la “révolution verte” – qui désigne le bond technologique opéré dans le secteur agricole au XXe siècle – n’a pas grand-chose de “vert”. Dans sa première phase “chimique”, entre 1945 et 1990, l’usage des produits chimiques, afin d’augmenter les rendements, a simplement détruit l’équilibre naturel de la planète. Quant à sa phase actuelle, où l’on assiste à la montée des organismes génétiquement modifiés (OGM), elle fait courir à la planète un danger énorme tant technique que social. Dans ces conditions, s’inquiéter pour les ressources alimentaires qui devraient assurer les besoins d’un nombre croissant d’êtres humains est légitime. Pour sauver l’humanité d’une famine rampante et grandissante à un horizon proche – certains parlent de la fin du siècle –, un nouveau système, qui redonne sa place au producteur et lui assure des revenus qui le retiendraient à la terre, doit impérativement voir le jour.

Dans ce contexte, comment faudrait-il positionner l’agriculture libanaise ?
Avant d’orienter un secteur, il faut d’abord commencer par en connaître les composantes. Or, l’ignorance des responsables, qui président aux destinées de l’agriculture libanaise, rend quasi impossible une analyse sérieuse. Depuis le début des années 1970, les agriculteurs sont abandonnés à leur sort : l’agriculture libanaise agonise et aucun effort n’a été entrepris lors de la reconstruction qui a suivi la fin des hostilités au Liban pour redynamiser un secteur dont dépendent pourtant 200 000 familles. Le secteur ne dispose ainsi plus de structures collectives sérieuses qui pourraient œuvrer à le sortir de la crise. De fait, avant d’imaginer les potentiels ou les filières d’avenir, il faut dresser l’état des lieux afin de déterminer les facteurs dont le Liban dispose et dont certains sont très favorables à une production lucrative et adaptée à la demande des marchés.

Dans le monde et au Liban on voit émerger des “circuits courts” (vente à domicile, magasins de producteurs…). Est-ce une solution pour l’ensemble des agriculteurs libanais, qui peinent à écouler leurs marchandises à un juste prix du fait d’intermédiaires nombreux et souvent véreux ?
Tant que les pouvoirs publics n’auront pas une approche sérieuse du secteur agricole, impossible d’espérer que des solutions de ce genre puissent se mettre en place à grande échelle. Dans les pays occidentaux, les élus définissent ce que sera la “vision nationale” de leur secteur agricole : quelle société rurale voulons-nous ? Comment peut-elle correspondre à nos moyens et à nos besoins ? Une fois la réponse connue, les élus étudient la “loi agricole”, cadre du développement de ce secteur, telle que proposée par l’exécutif pour encadrer la politique agricole sur cinq à dix ans. Cette stratégie a permis la croissance du secteur agricole entre 1970 et 1996 dans le monde : +544 % au sein de l’Union européenne, +384 % aux États-Unis, +686 % au Japon. Mais au Liban, la croissance est négative : -10,45 % sur cette même période ! Car au Liban, aucune vision d’ensemble n’encadre la mission du ministre de l’Agriculture, qui établit un “plan”, où dominent de grandes généralités et des objectifs fumeux. Pas étonnant dans ces conditions que les millions d’euros ou de dollars avancés dans le cadre de la coopération internationale se soient envolés en fumée ! Malgré tout, des initiatives privées, dans lesquelles les acteurs contrôlent la filière de bout en bout, ont prouvé le succès possible d’une entreprise agricole. Relevons les cas de l’aviculture, qui couvre les besoins en viande blanche du pays ou l’expansion de la filière viniviticole.

Autrefois, dites-vous, l’agriculture était un “mode de vie” ; désormais nous sommes dans l’aire agro-industrielle. Qu’est-ce que cela signifie pour le Liban ?
La société humaine a évolué avec le progrès technique. L’homme est passé de la civilisation de la cueillette à celle de l’exploitation des ressources de la terre : l’agriculture. Pendant des millénaires ce fut son mode de vie. La révolution industrielle et les développements qui s’ensuivirent, avec une vitesse accrue depuis la seconde moitié du XXe siècle, ont modifié les structures sociales en contraignant l’agriculteur à opter pour le statut d’entrepreneur. La mécanisation a remplacé la main-d’œuvre familiale et a lourdement pénalisé l’exploitation traditionnelle support du patrimoine culturel d’un pays. En 50 ans, on est passé de l’économie de la production agricole (c’est-à-dire “comment mieux produire ?”) à l’économie agroalimentaire (c’est-à-dire “comment assurer les besoins alimentaires ?”). L’agriculture, longtemps fournisseur direct des aliments, est devenue un simple fournisseur de matières premières à un autre secteur : l’agroalimentaire qui est le véritable maître du jeu. Pour le Liban, cela signifie la nécessité d’œuvrer à une balance commerciale agricole équilibrée, afin de parvenir à ce que le coût de nos importations – qui représente aujourd’hui 80 % de ce que nous mangeons – soit équilibré par les revenus de nos exportations. Mais encore faut-il une “vision”, une “loi-cadre” qui entérine le défi et décide d’y répondre. De grâce, que les ignorants cessent de clamer que le Liban n’est pas un pays agricole : nous disposons de suffisamment de facteurs permettant un développement équilibré de notre agriculture. Et n’oublions jamais que ce secteur a des missions vitales pour le pays aux niveaux social, économique, de sécurité alimentaire et de l’environnement.