Un article du Dossier

Corruption. Liban : les mauvais comptes font les bons amis

Comparé à ses voisins régionaux, le Liban est un cancre en matière de lutte contre la corruption. Des bribes de loi existent, mais elles sont inefficaces. Depuis la ratification de la Convention des Nations unies contre la corruption (UNCAC) en 2008, de nombreux projets de loi anticorruption ont été élaborés. Ils ne sont cependant toujours pas votés par les députés, qui n’en font pas une priorité. Et pourtant, il y a urgence. 

Le constat est atterrant : en 2012, le Liban ne dispose toujours d’aucune loi crédible pour lutter contre la corruption et les quelques textes qui existent sont très rarement appliqués. L’exemple le plus emblématique reste certainement celui de la loi sur l’enrichissement illicite, votée par le Parlement en 1999, et modifiant une ancienne loi de 1954, à l’époque pionnière dans la lutte anticorruption. Elle impose à tous les fonctionnaires, aux juges, aux conseillers municipaux, aux membres de l’exécutif et aux parlementaires de déclarer leur fortune et leurs avoirs – mobiliers et immobiliers – ainsi que ceux de leur famille, lors de leur entrée en fonctions et quand ils quittent leur poste. S’ils ne soumettent pas leurs déclarations, ils sont théoriquement considérés comme démissionnaires. « On ne sait pas exactement si les administrations exigent des fonctionnaires leurs déclarations de fortune, nous avons contacté la plupart d’entre elles pour le vérifier et peu nous ont répondu », témoigne Rabih el-Chaër, directeur général de la Lebanese Transparency Association (LTA). Les déclarations de fortune sont remises dans des enveloppes scellées à une quinzaine d’institutions, parmi lesquelles le Conseil constitutionnel, le Conseil supérieur de la magistrature, certains ministères… puis sont stockées à la Banque centrale. Le seul hic, c’est qu’aucune de ces enveloppes n’a jamais été contrôlée : « On comptabilise près de 45 000 déclarations de fortune qui stagnent dans les tiroirs de la Banque centrale », déplore le député Ghassan Moukheiber. Car aucun organisme ne s’occupe d’examiner les déclarations de fortune, et pour réclamer l’ouverture des fameuses enveloppes, il faut déposer une plainte devant le procureur général ou le juge d’instruction de Beyrouth et fournir une garantie bancaire de… 25 millions de livres (soit l’équivalent de 17 000 dollars) ! Et si la personne dénonciatrice est jugée de mauvaise foi après enquête, elle encourt une amende de 200 millions de livres et trois mois à un an de prison. De quoi franchement décourager même les plus téméraires ! Depuis un an, la loi sur l’enrichissement illicite a cependant fait l’objet d’une refonte en sous-commission parlementaire, et devrait être présentée “prochainement” à la commission parlementaire de l’Administration et de la Justice. Le nouveau projet entend apporter des modifications importantes. « Les déclarations de fortune seront étendues aux revenus réguliers et aux dettes contractées à des conditions exceptionnelles, avec possibilité de lever le secret bancaire, et seront obligatoires tous les quatre ans », explique Ghassan Moukheiber, membre de la sous-commission avec deux autres députés. Le nombre de fonctionnaires soumis aux déclarations de fortune sera plus limité (de la première à la troisième catégorie, sauf exception dans des secteurs sensibles comme les marchés publics) ; enfin, un organisme, la Commission nationale anticorruption, pourra enquêter d’office ou sur plainte sur les déclarations de fortune, en abolissant la garantie bancaire de 17 000 dollars.

Médiateur de la République, conflits d’intérêts…

Une autre loi qui aurait pu constituer un progrès dans la lutte contre la corruption aura finalement été un coup d’épée dans l’eau : celle qui prévoit la création d’un “ombudsman”, un médiateur de la République, dont la mission est de faciliter la communication entre l’État et les citoyens, et de suivre les plaintes de ces derniers, notamment en matière de corruption. Prête dès 2003, la loi a finalement été adoptée en février 2005, mais avec l’assassinat de Rafic Hariri, les décrets d’application ne sont jamais parus. Un point de blocage concernait le choix du médiateur, dans le cadre du partage confessionnel des postes des plus hautes institutions de l’État. Aujourd’hui, le poste de médiateur est toujours désespérément vide…
D’autres dispositions, contenues dans les règlements de la fonction publique ou de la magistrature, permettent aussi en théorie de limiter les conflits d’intérêts, souvent synonymes de corruption. Le décret-loi de 1959 prévoit par exemple que les fonctionnaires doivent s’abstenir pendant une période de cinq ans de travailler dans une entreprise privée ayant été liée à l’administration qui les employait (article 100). Le bureau du ministre d’État pour la Réforme administrative (Omsar) a, pour sa part, mis en œuvre en 2001 un “code d’éthique de la fonction publique”, encore plus précis sur la question. Mais tous ces textes n’ont pas nécessairement de valeur coercitive et ne sont en pratique jamais appliqués, parce qu’il n’y a aucun mécanisme d’enquête sur les conflits d’intérêts présumés. « Il existe des textes dispersés, mais pas un seul texte commun sur les conflits d’intérêts, et ceux-ci sont rarement sanctionnés », note Charbel Sarkis, conseiller juridique à l’Omsar. Une réforme est cependant en gestation : l’Omsar a transmis en 2010 au Conseil des ministres un projet de loi unique pour lutter contre les conflits d’intérêts, qui engloberait les fonctionnaires, les hommes politiques et les juges. En l’état actuel, aucune loi n’interdit aux Premier ministre, ministres, députés ou maires de posséder ou de détenir des participations dans des compagnies privées, ce qui a permis au fil des ans à une élite politique et économique de monopoliser des fonctions publiques à des fins privées. Le projet de loi n’a cependant pas encore été mis à l’agenda du Conseil des ministres.

La Convention des nations unies, un accélérateur ?

La ratification par le Liban en 2008 de la Convention des Nations unies contre la corruption (UNCAC), qui prône la mise en place d’une série de lois anticorruption, marque le premier signal d’une volonté d’agir même si l’UNCAC n’a pas de valeur contraignante. Sa portée est surtout symbolique. Le Liban est attendu sur la mise en œuvre effective de plusieurs lois : la plus impérative – car nécessaire pour l’application des autres lois anticorruption – concerne la création d’un organisme national de lutte contre la corruption (article 6 de l’UNCAC). Une base existe déjà : en 2007, le député Robert Ghanem avait déposé une proposition de loi pour « combattre la corruption dans le secteur public » prévoyant la création d’un organisme national de lutte contre la corruption et précisant son fonctionnement, son budget, ses membres (la commission devrait être composée d’une dizaine de personnes, des juges, des avocats, des membres de la société civile…). La proposition du député a été votée en 2008 en commission parlementaire. Depuis, elle a fait l’objet de discussions et d’amendements, notamment pour étendre le pouvoir d’action de la commission anticorruption au secteur privé. Il est question que la proposition de loi amendée repasse devant la commission parlementaire de l’Administration et de la Justice en 2013. Deux autres textes de loi majeurs sont aussi ficelés mais attendent d’être mis au vote : il s’agit de la loi sur l’accès à l’information et de celle sur la protection des dénonciateurs d’actes de corruption. Ces deux textes ont été élaborés par le Réseau national pour le droit d’accès à l’information (NNRAI), qui regroupe 17 organisations et institutions libanaises (ministères, députés, syndicats, société civile…). Les propositions de loi ont été soumises en 2009 et 2010 au Parlement par l’intermédiaire de députés membres du NNRAI. Le texte sur le droit à l’accès à l’information est celui qui se trouve actuellement au stade le plus avancé : il a été adopté en novembre 2012 par la commission de l’Administration et de la Justice du Parlement, et doit être voté par l’Assemblée. Il prévoit de donner aux citoyens un droit d’accès à tous les documents administratifs de toutes les institutions publiques et oblige les administrations à publier automatiquement un certain nombre de documents (voir encadré).
Un sondage publié en septembre 2012 par la Lebanese Transparency Association (LTA) révèle l’urgence d’une telle loi : 81,5 % des citoyens déclarent ne pas avoir accès à l’information et 61,7 % d’entre eux payent des pots-de-vin pour l’obtenir. « Certains ministères ne mettent pas leurs sites Web à jour, il n’y a parfois ni contact téléphonique ni organigramme disponibles. D’autres ministères, comme l’Omsar ou le ministère des Finances, fournissent des informations sur le Net, mais comme elles ne sont pas vérifiées, on ne peut pas réellement parler de transparence », explique Dany Haddad, chercheur à la LTA. L’autre projet de loi offre des garanties de protection aux dénonciateurs d’“actes de corruption”, au niveau de leur emploi ou même de leur intégrité physique. « Il est très fréquent que les fonctionnaires qui osent révéler des actes de corruption soient mis au placard par leurs supérieurs, cette loi pourra les inciter à parler », explique Dany Haddad. S’inspirant de l’approche anglo-saxonne, la proposition de loi prévoit une rémunération pour les “dénonciateurs” en échange des informations qu’ils donnent (dans la mesure où ils font réaliser des économies à l’État). Ce dernier projet n’a pas cependant encore été voté par la commission parlementaire de l’Administration de la Justice.

Des signes encourageants

Pour que tous ces nouveaux projets de loi puissent avoir un impact, il faudrait qu’ils soient tous votés en même temps. « Les députés ne sont pas nécessairement hostiles à ces réformes, mais ne les mettent pas en tête de leurs priorités », affirme Charbel Sarkis. « Le Liban reste très en retard par rapport aux autres pays de la région en termes de lutte contre la corruption. Des pays comme la Jordanie, le Maroc ou l’Irak ont développé depuis des années des stratégies anticorruption, mis en place des organismes pour la sanctionner. Même le Yémen a récemment adopté une loi d’accès à l’information », souligne Arkan el-Seblani, directeur du programme régional du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) sur la lutte contre la corruption dans les pays arabes. La deadline de l’UNCAC pourrait accélérer le mouvement : dans les cinq ans suivant la ratification de la Convention, les États-parties sont en effet évalués sur les chapitres 3 et 4 de la Convention, qui concernent la mise en œuvre de réglementations pour lutter contre la corruption et la coopération internationale en matière pénale. Par tirage au sort, il a été décidé que le Liban serait examiné par deux États-parties à la Convention entre juin 2013 et juin 2014 (après une autoévaluation). Le temps court, et ce n’est peut-être pas un hasard si le gouvernement Mikati a mis en place fin 2011 un comité interministériel pour agir contre la corruption, regroupant plusieurs ministères (Finances, Justice, Intérieur, Réforme administrative), épaulé par un comité technique de quinze membres de diverses institutions (des ministères, Banque centrale, Cour des comptes, Inspection centrale…). Les deux comités se sont réunis plusieurs fois séparément. « C’est la première fois qu’une telle initiative se produit en dix ans », affirme Arkan el-Seblani. Affaire à suivre de près dans les prochains mois.

Principales dispositions de la proposition de loi sur l’accès à l’information élaborée par le National Network for the Right to Access to Information

Principales dispositions de la proposition de loi sur l’accès à l’information élaborée par le National Network for the Right to Access to Information, qui devrait être votée avec quelques amendements mineurs en Assemblée plénière en 2013.

La proposition de loi sur l’accès à l’information vise à « améliorer la transparence au sein de l’administration et aider à combattre la corruption » (article 1). Elledonne droit aux citoyens d’accéder à tout type de documents administratifs.
• Administrations visées : les administrations publiques, les offices autonomes, les autorités administratives indépendantes, les autorités d’arbitrage, les cours judiciaires, administratives et religieuses, les municipalités et les fédérations de municipalités, les associations d’intérêt public…
• Nature des documents concernés : les documents écrits, électroniques, les enregistrements audio et vidéo, les photographies…
• Type de documents pouvant être réclamés : les dossiers, rapports, études, statistiques, directives, circulaires, mémorandums, les contrats effectués par l’administration, les procès-verbaux des sessions et commissions parlementaires, les documents d’archives nationales, les rapports annuels de différentes institutions : Conseil de la fonction publique, Inspection centrale, Cour des comptes…
• Exceptions au droit d’accès à l’information : les documents liés à la défense et à la sécurité nationale, aux relations étrangères secrètes de l’État, aux intérêts économiques et financiers de l’État, à la sécurité de la monnaie nationale, à la vie privée des individus, aux secrets protégés par la loi, tels les secrets professionnels et commerciaux, aux faits d’enquêtes pénales non divulgués publiquement, aux procès confidentiels et relatifs aux mineurs et au statut personnel, aux procès-verbaux confidentiels des comités et sessions parlementaires, sauf décision contraire, et aux délibérations gouvernementales ou à toute décision jugée confidentielle par le gouvernement.
En vertu de la proposition de loi, l’administration doit aussi publier automatiquement certains documents : les décisions, directives, circulaires et mémorandums qui fournissent une interprétation des lois ou qui sont de nature réglementaire, et ce dans un délai de 15 jours après leur date de parution. Et également les rapports annuels, selon les délais propres à chaque administration.


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