L’une des principales revendications du mouvement de protestation déclenché par la crise des déchets est de doter les municipalités d’une réelle autonomie financière afin qu’elles gèrent elles-mêmes ce service public. Le gouvernement affirme avoir accédé à cette demande, mais en réalité, aucune mesure concrète n’a encore été prise en ce sens. Quelques clés pour y voir plus clair dans un dossier particulièrement complexe.

Qu’a décidé le Conseil des ministres en ce qui concerne le financement des municipalités ?
Selon le procès-verbal de sa réunion du 9 septembre, le Conseil des ministres a adopté « des décrets proposés par les ministres de l’Intérieur et des Finances relatifs à la distribution aux municipalités et aux fédérations de municipalités des recettes de la téléphonie mobile versées à la Caisse autonome des municipalités par le ministère des Télécoms, y compris le rééchelonnement des sommes bloquées pour la période 1995 à 2010 ». La formule, signée Fouad Fleifel, le secrétaire général du Conseil des ministres, est pour le moins alambiquée. Interrogé par Le Commerce du Levant sur ces décrets, le ministère des Finances a refusé d’en expliciter le contenu, affirmant qu’« ils seront publiés au Journal officiel lorsqu’une série d’autres décrets seront approuvés », ces derniers n’étant pas davantage explicités. Autant dire qu’en réalité aucune décision exécutive n’a été prise concernant le transfert aux municipalités de l’argent qui leur est dû. Sans compter que le décret évoqué par le procès-verbal n’a pas été signé par les ministres du Courant patriotique libre (CPL) et du Hezbollah, absents de la séance.

De quoi est composée la dette envers les municipalités ?
La loi prévoit que les municipalités perçoivent directement certaines taxes (taxes sur la valeur locative, taxes sur les permis de construire, etc.) et puissent bénéficier de dons ou de subventions. Celles qui sont situées dans des zones où le foncier a flambé – notamment Beyrouth – n’ont donc relativement pas de problèmes de financement.
En revanche, un grand nombre de municipalités dépendent plus lourdement d’autres types de ressources fiscales indirectes : une dizaine de taxes et d’impôts sont collectés par l’État qui est censé les affecter à la Caisse autonome des municipalités (CAM) avant de les redistribuer aux municipalités par décret. Parallèlement, une taxe de 10 % – devenue TVA à partir de 2004 – sur les factures d’eau, d’électricité et de téléphonie est perçue par les ministères ou établissements publics concernés qui sont censés les verser tous les trois mois directement aux municipalités suivant la localisation géographique des abonnés, sans passer par la CAM. Seules les recettes fiscales liées aux abonnés habitant hors des frontières administratives des municipalités abondent la CAM.
Or ni les premières ni les secondes ne sont versées aux municipalités conformément à la loi. Au fil des ans, ces dernières ont ainsi accumulé des créances que l’État a tardivement reconnues comme telles, notamment la recette de la taxe de 10 % sur la téléphonie mobile qui se chiffre en centaines de millions de dollars.

Pourquoi une dette liée à la taxe sur les factures mobiles est-elle due aux municipalités ?
Électricité du Liban et les Offices des eaux n’auraient jamais rempli leurs obligations légales. Quant au ministère des Télécommunications, qui est le seul ministère à avoir un budget annexe de celui de l’État, il s’est contenté de le faire pour la téléphonie fixe. Sous prétexte que la localisation géographique de l’abonné n’était pas pertinente dans le cas de la téléphonie mobile, introduite en 1994, les ministres successifs n’ont jamais reversé aux municipalités le produit de cette taxe de 10 %. La totalité des recettes du mobile était reversée au Trésor, sans même que ne soit consignée la dette envers les municipalités que ce soit au ministère des Télécoms ou au ministère des Finances.
Ce n’est qu’en 2010 que le ministre des Télécommunications de l’époque, Charbel Nahas, décide de cesser les transferts au Trésor pour reconstituer sur un compte dédié du ministère à la Banque du Liban la dette envers les municipalités. En un an, il met en réserve quelque 950 millions de dollars dus au titre des 15 années précédentes. Ses successeurs continueront de réserver aux municipalités leur part de 10 % des recettes du mobile, soit 100 à 150 millions de dollars par an. Car le 9 janvier 2013, le Conseil des ministres a reconnu officiellement que ces sommes leur reviennent, même si leur versement effectif n’a pas lieu, à défaut d’accord sur un mécanisme d’allocation.
Lorsque Boutros Harb prend les rênes du ministère, il refait les comptes et estime la totalité des sommes dues, de 1995 à 2014, à 1 550 milliards de livres, soit un peu plus d’un milliard de dollars. Et plutôt que de placer cet argent sur un compte du ministère auprès de la BDL, il décide de le transférer au Trésor, sur le compte de la Caisse autonome des municipalités. Pour justifier ce canal indirect, il argue du fait qu’il est impossible d’affecter géographiquement les recettes de la téléphonie mobile et s’appuie pour cela sur un avis de la Cour des comptes dans son rapport annuel du 30 mars 1999. Mais ce transfert est contesté, notamment par le président de la commission parlementaire des Finances, Ibrahim Kanaan. « La loi est claire, l’argent doit être directement versé aux municipalités. Il faut simplement un décret qui explicite les modalités de répartition des fonds », affirme également au Commerce du Levant l’ancien ministre de l’Intérieur, Ziyad Baroud.

Pourquoi la Caisse autonome des municipalités a-t-elle si mauvaise presse ?
Au-delà de la question de la légalité du transfert de la recette des taxes sur le mobile à la CAM, c’est la gestion de cette caisse qui est dénoncée par tous les connaisseurs du dossier. De fait, la CAM n’a d’autonome que le nom. Il s’agit en réalité d’un compte du Trésor activé par la double signature des ministres de l’Intérieur et des Finances. Et pendant des années, les gouvernements successifs ne se sont pas privés de disposer de ces fonds à leur guise, sans en référer aux municipalités. Un exemple parmi d’autres : lorsque le gouvernement a décidé de subventionner les élèves des écoles publiques entre 2001 et 2003, c’est dans la CAM qu’il a puisé.
En 2001, le Conseil des ministres s’est même octroyé par décret le droit d’y prélever des sommes au bénéfice d’une ou de plusieurs municipalités, et non plus de toutes les municipalités comme c’était le cas auparavant.
À partir de cette date, il s’est mis à ponctionner systématiquement, en amont, les coûts de la collecte et du traitement des déchets réalisés par le groupe Averda, en vertu d’un contrat conclu non pas par les municipalités, mais par le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR). À l’exception de Beyrouth, les municipalités concernées par ce contrat ont été privées de 40 % de leur encours à la Caisse autonome, sans même avoir été consultées. Ce pourcentage, qui aurait par la suite été revu à la baisse, a été appliqué de façon forfaitaire indépendamment des coûts réels du balayage et de la collecte. L’État ne fait preuve d’aucune transparence sur le sujet. Tout au plus le ministre des Finances, Ali Hassan Khalil, a-t-il récemment reconnu que certaines municipalités contestaient les coûts qui leur étaient imputés au regard du service fourni par Sukleen, allant même jusqu’à les encourager « à présenter des recours par écrit ».
Pour rassurer les municipalités quant au fait que l’argent qui leur est dû leur serait entièrement versé, même s’il transite par la Caisse autonome, le Conseil des ministres a promis le 9 septembre de ne procéder à aucune déduction forfaitaire préalable. Mieux, le gouvernement se dit désormais prêt à annuler la créance qu’il dit avoir sur les municipalités.

Pourquoi l’État considère-t-il que les municipalités ont une dette envers lui ?
La déduction forfaitaire appliquée à l’encours des municipalités auprès de la CAM ne suffisait en fait pas à couvrir la facture d’Averda. Selon les calculs du Lebanese Center for Policy Studies (LCPS), la ponction de 40 % ne couvrait en fait que 22 % du contrat avec Sukleen. Le reste a donc été comptabilisé par le Trésor comme une dette, dans la plupart des cas à l’insu des municipalités concernées. Cette créance est estimée à 2 800 milliards de livres, mais aucun chiffre officiel n’est communiqué par le ministère.
Le gouvernement a promis de plancher sur un projet de loi pour annuler cette dette, mais là aussi ce sujet épineux fait débat. Certains estiment qu’une annulation pure et simple de ce passif serait injuste pour les municipalités qui ont financé elles-mêmes le traitement des déchets. D’autres considèrent cette annulation comme le seul moyen de garantir que l’État ne leur réclamera pas ces sommes à l’avenir. Les mouvements contestataires réunis à l’occasion de la crise des déchets rejettent quant à eux ce projet de loi, d’une part parce qu’ils ne reconnaissent pas la légitimité du Parlement actuel et, d’autre part, car ce serait un moyen, selon eux, de légaliser l’existence de cette dette. Au contraire, ils encouragent certaines municipalités à dénoncer en justice l’existence même de cette dette puisqu’elle a été contractée à leur insu.

Comment l’argent serait-il versé aux municipalités ?
En optant pour le transfert à la CAM de la recette de la taxe de 10 % sur le mobile, le gouvernement choisit pour une modalité de répartition qui suscite elle aussi des oppositions.
Les fonds de la CAM sont censés être distribués aux municipalités chaque année en septembre, selon une formule définie dans le décret 1917 de 1979. La part de chacune dépend à 60 % du nombre d’électeurs inscrits et à 40 % du montant des taxes qu’elles ont elles-mêmes collectées durant les deux années précédentes.
Dans la pratique, les versements ont des mois de retard. Fin septembre, malgré les promesses du gouvernement, le décret sur la distribution des fonds de la CAM pour l’année 2014, soit 533 milliards de livres (environ 355 millions de dollars), n’avait toujours pas été promulgué. En ce qui concerne les recettes de la téléphonie mobile, le ministre Ali Hassan Khalil a chiffré à 493 millions de dollars les impayés dus aux municipalités pour la période 2010-2014. Quant aux arriérés des années 1994 à 2009, ils seront « échelonnés » et versés plus tard, a-t-il ajouté.
À ces retards, qui compliquent sérieusement la capacité prévisionnelle des municipalités en matière budgétaire, s’ajoute le caractère inéquitable du mode de répartition, car le nombre d’électeurs inscrits correspond rarement au nombre de résidents effectifs dans la commune. Dans 42 municipalités, la population résidente est plus de deux fois supérieure au nombre d’inscrits, selon le LCPS. Ces dernières comptent 916 000 habitants pour 231 000 inscrits, ce qui signifie que les besoins de 685 000 personnes ne sont pas pris en compte. À l’inverse, 324 municipalités ont une population effective correspondant à moins de la moitié du nombre d’inscrits.
« Nous aurions préféré l’option étudiée sous le gouvernement Mikati qui consistait à répartir les fonds à 80 % en fonction du nombre d’électeurs inscrits et 20 % en fonction du nombre d’abonnés au réseau fixe. Mais à ce stade, nous voulons avant tout faire avancer le dossier et permettre aux municipalités de recevoir des fonds », souligne le responsable du dossier au sein du parti Kataëb, Charles Saba.