Incapable de trouver un moyen de traiter ses déchets, le gouvernement a longtemps cherché à s’en débarrasser, à n’importe quel prix.

Si le projet avait abouti, le Liban aurait été l’un des seuls pays au monde à avoir exporté la totalité de ses ordures ménagères, cette pratique étant généralement restreinte à certains types de déchets (hospitaliers, toxiques, nucléaires…). Pour une fois, ce n’est pourtant pas la volonté politique qui a manqué.
Six mois après le début de la crise provoquée par l’accumulation des ordures dans les rues, faute de consensus sur l’ouverture de nouvelles décharges, l’exportation a été présentée comme la seule option possible, tout en étant qualifiée « de folie » par son artisan, le ministre de l’Agriculture Akram Chehayeb.
« Au lieu de tirer les leçons de la crise et d’en profiter pour sensibiliser l’opinion sur les problématiques de la gestion des déchets, le message envoyé était : fermons les yeux et prolongeons la fuite en avant », regrette Olivia Maamari, responsable du programme environnement de l’association Arcenciel, qui aide les municipalités à s’organiser pour gérer les ordures ménagères et qui est le seul réseau de traitement des déchets hospitaliers.
En tant que président de la commission chargée du dossier, Akram Chehayeb a élaboré ce plan B en étroite collaboration avec le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR), qui s’est chargé de sélectionner les entreprises appelées à gérer l’opération et de négocier les termes du contrat que l’État devait signer avec elles. Le processus s’est fait dans l’opacité la plus totale. Le ministre a expliqué dans un entretien à L’Orient-Le Jour que « faire un appel d'offres et rédiger au préalable un cahier des charges aurait duré deux ans au plus bas mot ».
Le représentant régional du Programme des Nations unies pour l'environnement (Pnue), Ayad Abou Meghli, révélera plus tard avoir proposé l’assistance du Pnue pour l'organisation d'un appel d'offres international et transparent dans un délai de trois à six mois. « Le ministre nous a répondu qu'il n'y avait pas de temps, et les choses ont pris un autre cours », a-t-il dit dans un entretien au même quotidien.
Sur des bases qui restent inconnues à l’heure actuelle, deux sociétés sur six intéressées ont été choisies par le CDR : la britannique Chinook Urban Mining International et la néerlandaise Howa BV. Akram Chehayeb a proposé de leur confier l’exportation des déchets par voie maritime, pendant une durée de 18 mois, à un prix de 125 dollars la tonne, auquel il faut ajouter le coût de traitement préalable des déchets réalisé par Chinook à la Quarantaine et à Amroussié, les frais portuaires, le transport, la collecte et le balayage qui devaient rester du ressort de Sukleen. Au total, la facture devait s’élever à 212 dollars par tonne, une somme que l’État prévoyait de prélever dans la Caisse autonome des municipalités, celle-ci étant en réalité un compte du Trésor actionné par le ministre des Finances et celui de l’Intérieur, et qui n’a d’autonome que le nom.
Aucune information n’est alors donnée sur la destination finale des déchets. Le Liban est pourtant signataire de la convention de Bâle, qui encadre le transport transfrontalier des déchets. Ce texte impose des conditions très strictes sur les modalités de traitement et de transport. Il oblige également l’État exportateur à présenter une approbation écrite du pays d‘accueil – qui doit nécessairement être signataire de la convention – et s’assurer que les déchets sont mis en décharge ou incinérés. « D’un point de vue légal et éthique, il est inacceptable qu’un pays se débarrasse de ses déchets sans savoir où et comment ils seront traités », souligne Olivia Maamari.
L’État libanais se contente pourtant de transférer cette responsabilité aux entreprises privées, en prévoyant dans les contrats une garantie bancaire de 2,5 millions de dollars par société qui sera saisie par le CDR si le prestataire ne fournit pas une lettre officielle des autorités du pays destinataire.
En gage de transparence et de conformité, le ministre assure que le processus sera contrôlé par le Pnue. Une information par la suite démentie par l’agence concernée, qui souligne que son rôle devait se limiter à « recommander au gouvernement des bureaux internationaux de consultation et de supervision. »
Le plan est approuvé par le Conseil des ministres le 21 décembre, malgré l’opposition des ministre du Courant patriotique libre et des Kataëb. Ces derniers soulèvent des questions – qui restent sans réponses – sur le choix des entreprises et le mécanisme de détermination des coûts de transport maritime, alors même que le parcours et la destination ne sont pas définis.
Interrogé à ce propos, un membre de la commission ministérielle chargée des déchets affirme que « les destinations étaient connues au moment des négociations, mais les sociétés ne voulaient pas les révéler avant la finalisation du contrat ».
En réalité, Howa n’a jamais déposé la garantie exigée par le CDR, faute d’avoir trouvé une destination.
La compagnie néerlandaise a présenté au ministère libanais des Affaires étrangères une lettre dans laquelle un conseiller du président de la Sierra Leone évoque la disposition de son pays à accueillir des déchets du Liban, en précisant toutefois que cette décision est assujettie à l’approbation des ministères concernés et du chef de l’État, Ernest Bai Koroma. Le lendemain, un communiqué officiel de la présidence du Sierra Leone dément catégoriquement son intention d’autoriser une telle opération.
« Il semble que les officiels à Beyrouth ont été induits en erreur par des courtiers baratineurs », commente sur son site Internet Jim Puckett, le directeur de BAN, une ONG internationale spécialiste du transport des déchets, en rappelant que le Sierra Leone n’est en tout cas pas signataire de la convention de Bâle. « Le Liban aurait peut-être intérêt à lire les traites qu’il a ratifiées », ajoute-t-il.
Cette première expérience ne refroidit pas le gouvernement. Plus pressé que jamais d’en finir, le Conseil des ministres débloque le 11 février une première tranche de 50 millions de dollars – sur une enveloppe totale estimée à 161 millions de dollars pour 18 mois – pour permettre au CDR de rétribuer la seule société encore en lice, Chinook. Cette dernière a déposé la garantie exigée et fourni la photocopie d’une lettre officielle des autorités russes approuvant l’importation de déchets. L’affaire semble sur le point de se conclure. Le Premier ministre, Tammam Salam, déclare que le ministre russe des Affaires étrangères, Serguei Lavrov, lui a fait part de « la volonté de son pays d’aider le Liban ». Mais le 16 février nouveau coup de théâtre : Moscou dément avoir donné son accord et accuse la compagnie Chinook d’avoir fourni un document falsifié.
« Après avoir découvert la supercherie, nous avons engagé des poursuites judiciaires contre les parties engagées dans cet acte illégal », déclare un porte-parole du ministère russe de l'Environnement.
Loin d’être scandalisé, le gouvernement libanais accorde un délai de 24 heures à Chinook pour présenter l’original de la lettre en question. Cela ne se produit pas et la caution déposée par Chinook est saisie par l’État libanais.
Mais à ce jour, la classe politique refuse d’engager la responsabilité du CDR ou de Chinook, réfutant en bloc les accusations de fraude et imputant le fiasco à un revirement de situation côté russe. « S'il y a au Liban des mafias, il y en a en Russie également », déclare le président de la commission de l'Environnement, le député Marwan Hamadé.
Mais une source bien informée du dossier présente une toute autre version. « L’opacité de cette affaire est telle que je n’y vois qu’une explication : les pots-de-vin. Et je me pose la question de savoir si en réalité, dès le départ, l’idée n’était tout simplement pas de se débarrasser des ordures en pleine mer. »
On ne connaîtra sans doute jamais le fin mot de l’histoire.