La crise des déchets déclenchée cet été au Liban a remis au goût du jour la solution du recyclage. Cette industrie existe au Liban, de façon plus ou moins développée selon les matériaux, mais elle reste pénalisée par l’absence de tri à la source et la désorganisation de la filière, alors que la concurrence des pays arabes et européens est accrue et que les débouchés syriens ont quasiment disparu.

Deux cents milliards de dollars : c’est le PIB de certains pays, comme le Portugal, la Colombie ou la Malaisie… mais c’est aussi le chiffre d’affaires annuel du recyclage dans le monde. Cette industrie, qui a émergé dans les années 1970, est aujourd’hui en plein essor. Elle emploie 1,6 million de personnes, selon le Bureau international de la récupération et du recyclage (BIR), une organisation professionnelle du secteur privé qui fédère les acteurs industriels du recyclage. La part des matières recyclées a ainsi dépassé les 45 % dans la sidérurgie mondiale et 60 % dans l’industrie papetière. Une croissance qui ne doit rien au hasard. Pour les industriels, les déchets recyclés représentent en effet une alternative à l’augmentation du prix des matières premières. Les matériaux recyclés coûtent 30 à 50 % moins que les matières vierges, même si leur qualité n’est pas toujours équivalente. Les matériaux recyclés sont disponibles in situ, ce qui limite les coûts de transport liés à l’importation de matières vierges. Le recyclage sert aussi de plus en plus l’image de marque des entreprises, qui en font un pilier de leur stratégie de communication. C’est le cas de multinationales comme Renault, Nespresso ou encore Bic, pour n’en citer que quelques-unes. Car à un niveau plus global, le recyclage s’impose comme une nécessité étant donné la raréfaction des ressources naturelles d’une part et, d’autre part, sa contribution à la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Carton et plastique recyclés, champions de l’industrie

Cette tendance mondiale a gagné le Liban, mais le développement de l’industrie du recyclage y est encore lent et aucune étude ne permet d’en chiffrer l’envergure à ce stade. C’est surtout le secteur du plastique, porté par l’existence de certains débouchés industriels, qui a connu une expansion notable, avec au moins une vingtaine de grands acteurs présents sur le marché. L’industrie du papier et du carton, qui existe au Liban depuis plusieurs décennies, reste globalement stable, avec six entreprises qui se partagent le marché. Deux autres industries restent minoritaires : le verre, avec trois compagnies, qui recyclent uniquement du verre transparent. Le métal, lui, est en immense majorité exporté.
Globalement, la part des déchets transformés au Liban reste bien en deçà de la moyenne mondiale (18 %) : elle est d’à peine 8 %, alors que 25 à 30 % des déchets pourraient être valorisés selon les estimations de plusieurs associations écologistes. Un véritable manque à gagner pour l’économie libanaise. Car l’essor du recyclage serait non seulement l’occasion de développer une filière industrielle porteuse de croissance et d’emplois, mais elle contribuerait en outre à réduire les coûts de production d’autres industries libanaises, ainsi qu’à régler en partie la problématique de la gestion des déchets, à travers leur collecte, leur tri et leur transformation.
L’industrie du papier et du carton recyclés a à elle seule créé 500 emplois directs, selon Fadi Gemayel, PDG de Solicar, la plus grande entreprise de recyclage de carton du pays. Couplé à du compostage, le recyclage pourrait aussi réduire la facture de l’État et des collectivités locales dans la gestion des déchets, en réduisant les quantités mises en décharge et en générant des revenus à travers la réintroduction des déchets dans le cycle de production.

Une filière désorganisée

Pour que l’industrie du recyclage puisse se développer, le chemin reste cependant encore long. « L’application au niveau local et municipal d’une stratégie nationale de gestion des déchets pourrait permettre au secteur du recyclage, qui a un potentiel considérable, de prendre son essor au Liban », assure Dietmar Ueberbacher, chargé de programme environnemental à la Coopération italienne, qui a édité en 2011 un guide du recyclage à destination des municipalités. « Les entreprises se multiplient, mais la filière du recyclage souffre encore d’un grand manque d’organisation, de coordination entre les différents acteurs », confirme Christ Der Sarkissian, responsable du projet de gestion des déchets à Arcenciel. Un exemple : les points de collecte des déchets n’étant pas centralisés, les entreprises de recyclage doivent souvent organiser elles-mêmes la collecte, dans des emplacements parfois très éloignés de leurs usines. Avec pour conséquence d’importants coûts de transport. L’absence de tri sélectif à la source des déchets, premier maillon essentiel de la filière du recyclage, constitue aussi un grand handicap. « L’industrie du recyclage pourrait vraiment décoller si le tri sélectif était généralisé », assure Yvonne el-Hajj, chef de projet Zero Waste Act à la société Contra International. Les déchets étant compactés au lieu d’être triés à la source, ce sont les entreprises de recyclage qui doivent effectuer un tri secondaire coûteux avant de les transformer, ou investir dans des machines et des procédés chimiques pour traiter des déchets mal séparés. Un tri peu performant donnera nécessairement une matière recyclée de moins bonne qualité. « À cause d’un mauvais tri originel entre les différentes catégories de plastique, les granules de plastique recyclé ne sont généralement pas homogènes et causent des dommages à nos machines. Nous avons effectué plusieurs tentatives avec différents fournisseurs, avant de renoncer », témoigne Joséphine Voskéridjian, directrice marketing de la société Rolls & Bags, qui fabrique différents types de sacs en plastique, emballages en nylon ou sacs de shopping.
La qualité moindre des produits recyclés s’explique aussi par un manque d’investissements. Dans le secteur du carton par exemple, si certaines compagnies parviennent à accroître régulièrement leurs capacités techniques, investissant de 500 000 à un million de dollars par an, d’autres stagnent et peinent à suivre la concurrence internationale. Car le recyclage est une activité à forte intensité capitalistique qui nécessite en permanence des innovations. « Les techniques pour fabriquer du carton recyclé au Liban ne sont pas assez sophistiquées pour pouvoir se conformer aux exigences du marché libanais. Nous utilisons 60 à 70 % de carton recyclé européen, même si son coût est 10 à 20 % plus élevé, et seulement 5 à 10 % issu de l’industrie libanaise », affirme Jean Smat, PDG de Sidema, une société spécialisée dans la production de carton duplex qui sert pour les emballages, notamment alimentaires. Les industriels du recyclage arguent eux de coûts énergétiques très élevés freinant les investissements. « Les coûts énergétiques représentent environ 35 % de notre coût de production, alors qu’ils ne dépassent pas plus de 10 à 20 % chez nos concurrents, par exemple dans le Golfe, estime Michel Ayoub, directeur général de Sicomo, l’un des principaux acteurs libanais du recyclage du carton. Nous sommes contraints d’allouer nos investissements à la construction de structures pour réduire la consommation énergétique plutôt que dans des équipements pour améliorer la qualité de nos produits. »

Impact de la crise en Syrie

Les bouleversements dans la région sont aussi venus perturber une filière déjà fragile. Le marché libanais pour les produits semi-finis étant étroit dans certains segments et la qualité requise élevée, les entreprises de recyclage dépendent pour une partie de leur production des exportations, principalement au Moyen-Orient. Avec 20 millions de consommateurs, la Syrie représentait une part non négligeable du marché de certaines compagnies libanaises. « Plusieurs entreprises qui recyclaient du plastique PET (issu des bouteilles de boissons gazeuses) servant à fabriquer des fibres de polyesther pour l’industrie textile syrienne ont connu des difficultés ces dernières années », affirme Christ Der Sarkissian. L’industrie du carton recyclé a également été affectée.
« Jusqu’en 2011, nous exportions 20 % de notre carton pour enroulement à Damas et Alep, contre moins de 5 % aujourd’hui. Les produits recyclés libanais, de meilleure qualité que ceux fabriqués en Syrie, étaient demandés par l’industrie de l’emballage », affirme Michel Ayoub. Plus globalement, le transport terrestre par la Syrie étant quasiment impossible, tous les coûts de transport vers le reste du monde arabe ont doublé, voire triplé, handicapant les compagnies de recyclage. Hormis la Syrie, la déstabilisation de certains pays clients du monde arabe, dans le secteur du carton, a aussi pesé lourd dans la balance. « Près de 50 % de notre production était exportée en Égypte. Lors des premiers troubles au Caire, nos clients n’ont plus eu de cash-flow pour nous payer et nous avons dû réduire considérablement les exportations il y a deux ans. Ce segment de marché n’a pas été remplacé, et nous avons dû par moments réduire notre production de 50% », explique ainsi Sarah Hammoud, responsable des achats et des exportations à la société Sipco.

Les collecteurs informels, petites mains du recyclage
Le tri à la source, s’il n’est pas effectué par les particuliers, est en partie pris en charge par des milliers de collecteurs qui fouillent les bennes à ordures avant l’arrivée des camions poubelles ou récupèrent les déchets jetés en décharge. En immense majorité Syriens, installés depuis longtemps au Liban, mais aussi Palestiniens et plus rarement Libanais, ils récupèrent surtout les matières à valeur ajoutée : plastique PET, carton, ferraille, cannettes en aluminium, câbles électriques…
La plupart collectent les déchets sur des chariots, en moyenne de 100 à 200 kg par jour, répartis sur plusieurs trajets journaliers. Ils revendent les déchets à des “grossistes” qui se chargent de les stocker, de les découper ou de les broyer, et parfois de les compacter pour les vendre aux sociétés de recyclage ou les exporter directement. Le revenu des “Arabeye” (du nom de leur chariot) varie de 300 à 500 dollars par mois. Les conducteurs de “pick-up” représentent une seconde catégorie de collecteurs, mieux rémunérés, qui s’approvisionnent dans les usines, les supermarchés, les garages… La plupart sont harcelés par les forces de sécurité, et l’État libanais n’a jamais songé à les intégrer dans la filière du recyclage, comme c’est le cas dans certains pays du Maghreb. À Casablanca, la municipalité a lancé en 2014 un projet pilote pour intégrer 300 chiffonniers, équipés de vélos électriques avec caissons. En Tunisie, c’est la municipalité d’Ettadhamen qui a lancé fin 2014 un projet pour intégrer plus de 400 collecteurs informels. Au Liban, l’association Arcenciel réfléchit à un tel programme d’intégration, même si rien n’est encore concrétisé à ce stade.