Un article du Dossier

Éducation professionnelle : une formation à repenser

Parent pauvre de l’éducation nationale, l’enseignement technique et professionnel est de plus en plus considéré par les pouvoirs publics comme l’un des instruments privilégiés pour endiguer le chômage endémique qui frappe la jeunesse libanaise, voire envisager un redressement productif du pays du Cèdre. Reste à se donner les moyens d’ambitions contrariées par une série d’handicaps structurants. Tour d’horizon d’un secteur à repenser.

Alors que l’ensemble des agents économiques et des pouvoirs publics observent avec inquiétude le ralentissement continu de l’activité économique du pays depuis trois ans, cet essoufflement conjoncturel tend à masquer les dysfonctionnements structurels qui caractérisent l’économie libanaise et en particulier la sous-utilisation de son capital humain. Le rapport final du programme Miles présenté par la Banque mondiale et le ministère du Travail en 2011 dressait pourtant le constat implacable d’une économie rentière, faiblement productive et devant créer chaque année cinq à six fois plus d’emplois qu’actuellement pour absorber les nouveaux entrants sur le marché du travail (voir Le Commerce du Levant n° 5621). Conséquence : « Alors que le Liban consacre environ 13 % de son PIB à l’éducation, soit plus du double de pays comme la France ou les États-Unis, ces ressources alimentent une fuite des cerveaux massive chez les étudiants qualifiés : environ 40 % d’entre eux quittent le pays dans les cinq années suivant l’obtention de leur diplôme. Les autres sont contraints d’accepter un emploi pour lequel ils sont surqualifiés, et pour plus d’un tiers d’entre eux, dans un secteur informel qui les prive de toute protection sociale », résume Jad Chaaban, professeur d’économie à l’Université américaine de Beyrouth (AUB). Ce, quand ils ont la chance de trouver du travail : la Banque mondiale estime que la majorité des chômeurs sont âgés de moins de 35 ans, pour un taux de chômage estimé aux alentours de 34 %. Un gâchis qui frappe également une main-d’œuvre peu qualifiée qui souffre par ailleurs de la concurrence croissante de travailleurs migrants dont les rangs sont massivement gonflés par l’afflux de réfugiés syriens.
C’est notamment pour répondre à ces enjeux que l’Agence française de développement (AFD), la Fondation européenne pour la formation (FEF) et que le Centre pour l’intégration en Méditerranée (CIM) ont organisé, fin septembre, un séminaire consacré au « rôle de la formation professionnelle et de l’entrepreneuriat (dans) l’employabilité des jeunes au Liban ». Une soixantaine de représentants de l’administration publique nationale et internationale, du secteur privé et de la société civile ont été ainsi invités à dresser un bilan de santé complet d’un enseignement technique et professionnel trop longtemps délaissé. Mettant ainsi en relief les principales pistes de renouveau d’un système unanimement considéré comme l’une des planches de salut possible de l’accès à l’emploi.

Une offre structurée autour du privé

Présente depuis plus d’un siècle au Liban et placée sous la tutelle de la Direction générale de l’enseignement technique et professionnel (DGETP) du ministère de l’Éducation au début des années 1970, cette filière demeure le parent pauvre du système éducatif libanais. L’enseignement technique et professionnel est structuré autour de deux parcours d’études à vocation légèrement différentes : tandis que l’enseignement technique est centré sur l’acquisition de compétences théoriques et pratiques censées être directement applicables dans le monde du travail, l’enseignement professionnel se focalise davantage sur l’apprentissage d’un métier à travers l’alternance des études et de la formation en entreprise.
Absorbant 27 % des étudiants inscrits dans le secondaire en 2012, l’offre dans cette branche est, comme sa grande sœur généraliste (voir Le Commerce du Levant n° 5639) majoritairement privée : 72 % des 423 établissements recensés en 2011-2012 viennent de ce secteur et scolarisent 59 % des 90 000 étudiants inscrits cette année-là dans les cursus complémentaire (brevet professionnel), secondaire (bac technique et bac professionnel inspirés du système d’apprentissage allemand) et supérieur (technicien supérieur, licence technique et “meister”). « Contrairement à l’enseignement général, la majorité de ces établissements privés relèvent du secteur privé subventionné qui peut investir dans un matériel éducatif nécessairement coûteux pour des populations à revenus généralement modestes. Le secteur privé lucratif se concentre, quant à lui, sur les filières du tertiaire ou des niches particulièrement attractives », observe Bertrand Ficini, chef de projet à l’AFD. L’offre publique a néanmoins explosé dans la dernière décennie : la part de ses établissements a ainsi augmenté de 17 points de pourcentage sur la période tandis que la proportion d’étudiants qui y sont scolarisés s’est accrue de 10 points. « Cet investissement massif dans le béton a essentiellement obéi à des considérations clientélistes qui ont pénalisé la rationalisation de l’offre et l’investissement dans le matériel et la formation des enseignants », résume Kamal Hamdan, directeur du Consultation and Research Institute (CRI) qui a mené cette année une étude exhaustive sur le sujet.

Inadéquation avec les besoins du marché

Malgré ces lacunes, son étude souligne que, contrairement à ce qui se passe dans l’enseignement général  (voir Le Commerce du Levant n° 5639), le taux de succès des candidats des diplômes techniques, en chute globale de 17 points à 55 % entre 2007 et 2011, est nettement plus élevé dans le public que dans le privé. « Qu’ils soient philanthropiques ou commerciaux, les établissements privés obtiennent facilement et sans véritable contrôle les accréditations du ministère », observe David el-Chabab, de l’Institut européen de coopération et de développement (IECD).
Au-delà de la question des résultats aux diplômes c’est celle de la conception de l’ensemble de la formation dispensée et de sa capacité à répondre aux attentes des futurs employeurs qui est principalement pointée du doigt par l’ensemble des observateurs. Comme il n’existe pas de structure d’orientation des étudiants au niveau du ministère, chaque établissement constitue ses filières en fonction de ses ressources et de la demande d’élèves ignorant souvent tout des débouchés potentiels, au lieu de répondre à la demande du secteur productif. Une inadéquation de l’offre à la demande qui s’explique par le fait que celle-ci n’est pas organisée pour exprimer clairement ses besoins, à défaut d’organismes capables de représenter les milliers de très petites entreprises qui composent le tissu productif libanais. Résultat : les étudiants se concentrent dans quelques spécialisations particulières parmi une centaine disponibles. « Les filières de gestion informatique et de marketing et ventes absorbent près de la moitié des étudiants alors que d’autres comme l’électronique, les télécoms, l’électricité ou les soins infirmiers sont bien plus qualifiantes et porteuses de débouchés », déplore Kamal Hamdan.

Image délétère de la formation

À ce manque de planification, s’ajoute le problème crucial de la qualité des enseignements dispensés. « À part quelques filières spécifiques mises en place dans le cadre de programmes de coopération (voir l’exemple de Graines d’espérance p. 90), les cursus n’ont pas été réactualisés pour tenir compte des évolutions du marché et demeurent en grande partie trop structurés autour de l’acquisition de savoirs théoriques, rendant plus difficile l’insertion professionnelle des élèves », relève Bertrand Ficini.
Une difficulté aggravée par la pénurie de moyens matériels et humains dont souffre l’enseignement technique et professionnel. Au niveau de la direction ministérielle d’abord, qui doit faire face à l’augmentation des coûts globaux, corollaire de celle des effectifs, qui affecte un budget couvrant à peine les dépenses de ressources humaines. Or celles-ci sont notoirement indigentes aussi bien au niveau des postes administratifs, où moins de la moitié des postes sont pourvus, que des enseignants, dans leur très grande majorité contractuels. Sans compter que ces derniers ne bénéficient que très rarement de formations continues et doivent s’appuyer sur un matériel obsolète dont la rénovation dépend souvent de la capacité de leur chef d’établissement à convaincre des partenaires privés ou internationaux de procéder à une donation dédiée (voir p. 86).
Compte tenu de l’accumulation de ces handicaps, il n’est guère étonnant que l’enseignement technique et professionnel continue de souffrir d’une image de “voie de garage” pour les rejetés de la filière générale et peine à convaincre parents, élèves et entrepreneurs de son rôle potentiel de catalyseur en termes d’employabilité. Clamant que « l’enseignement technique doit cesser d’être celui des pauvres et des incompétents », le directeur de l’enseignement technique et de la formation professionnelle, Ahmad Diab, a annoncé une série de réformes à différents niveaux comprenant notamment la révision des curricula, l’investissement dans de nouveaux équipements et la formation des enseignants. Un ensemble de mesures qui ne prendra sans doute véritablement sens que dans le cadre d’une véritable politique de l’emploi.
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