La variable émigration est tellement sensible au Liban que nous nous attacherons, dans ce numéro, à la mesurer, laissant son analyse au prochain numéro.
L’émigration libanaise est très importante, mais, curieusement, aucune statistique fiable ne mesure le phénomène de façon précise et des estimations fantaisistes sont souvent avancées.

L’approche par les flux
L’appréciation des mouvements migratoires devrait naturellement porter sur l’enregistrement des flux, entrants et sortants, et sur l’analyse des caractéristiques démographiques, sociologiques et économiques des migrants.
Aussi étrange que cela paraisse, cet exercice reste impossible au Liban.

Les statistiques de la Sûreté générale
Les services de la Sûreté générale publient une série mensuelle de chiffres d’entrants et de sortants du territoire, triés par nationalité (ou plutôt par groupe de nationalité : Liban ; pays arabes ; Asie ; Amériques ; Europe ; Afrique ; Australie et indéterminés), dont on dégage le solde net d’émigration ou d’immigration. Depuis 1997, à la suite d’une polémique sur la base statistique publiée jusqu’alors, ces données n’identifient plus les résultats relatifs aux Syriens. Ces derniers refont leur apparition en 2006, dans une rubrique intitulée “catégories spéciales” publiée à côté des autres rubriques du classement !

Selon ces données (cf. cadre1), entre 1992 et 1997 compris, le mouvement cumulé des migrations de Libanais présente un solde négatif de 590 000 personnes, soit près de 100 000 émigrants nets par an en moyenne, alors que le cumul des migrations d’autres catégories de population est positif et s’élève à 2 525 000, soit près de 500 000 par an en moyenne. Dès 1998, après exclusion des Syriens des statistiques, le solde net du mouvement des non-Libanais retombe à 10 000 pour devenir légèrement négatif sur les années suivantes, le solde net du mouvement total devenant très proche du solde du mouvement des Libanais (lignes bleue et verte sur le graphique du cadre 1). Il est clair que les mouvements des Syriens étaient mal reportés, sinon la Syrie se serait entièrement dépeuplée au profit du Liban.
Si l’on se concentre sur les Libanais seulement, on voit apparaître un solde migratoire systématiquement négatif et de plus en plus négatif d’ailleurs, passant de près de 50 000 émigrés nets par an en 1992 à près de 200 000 par an entre 1996 et 2005. Ce niveau d’émigration semble tout à fait irréaliste, plus de deux millions de Libanais auraient émigré (en net) entre 1992 et 2005, soit sensiblement plus que la moitié des Libanais résidents !
Puis vient l’année 2006 avec un ensemble de surprises : les “catégories spéciales”, probablement les Syriens, accusent un solde négatif de 2 000 personnes ; et le solde migratoire net des Libanais tombe du palier des 200 000 émigrants nets, où il s’inscrivait depuis près de dix ans à 12 000 émigrants nets, sans qu’aucune explication ne soit fournie sur les nouveaux chiffres ni sur les anciens, au cas où il serait apparu qu’ils étaient faussés pour une quelconque raison.

Les statistiques de l’aéroport
Face à ces interrogations, il est normal de se tourner vers les autres sources disponibles. Il existe une deuxième série mensuelle concernant l’aéroport de Beyrouth par où passe sans aucun doute l’essentiel des flux nets de migrants libanais (les effectifs des Libanais se rendant en Syrie ou à travers la Syrie vers d’autres pays sont probablement assez proches de ceux qui en proviennent, alors que les mouvements de passagers par mer sont clairement marginaux). Le solde des flux des non-Libanais à l’aéroport est, quant à lui, probablement assez faible, car les Syriens n’ont pas de raison particulière d’utiliser massivement et de manière asymétrique l’aéroport de Beyrouth, tandis que les flux nets des non-Libanais et non-Syriens présentent des soldes naturellement faibles. Cette série est compilée par la Direction générale de l’Aviation civile et publiée par l’Administration centrale de la statistique et par la Banque centrale (avec des différences aussi notables qu’inexpliquées d’ailleurs).
Le solde cumulé des mouvements de passagers à l’aéroport entre 1992 et 2005 compris est négatif. Il atteint 100 000 personnes (alors que plus de 2 000 000 de Libanais auraient émigré en net d’après la série de la Sûreté générale), soit 7 000 émigrants nets par an en moyenne. Cet écart est systématique et spectaculaire. Les résultats de 2006 accroissent la perplexité : le résultat de la guerre de 2006, de la fermeture de l’aéroport et de la sortie du territoire libanais par terre à travers la Syrie et des évacuations par mer auxquelles ont procédé plusieurs pays étrangers pour leurs ressortissants serait une immigration nette de 180 000 personnes. Curieusement, les statistiques de la Sûreté générale semblent ne pas avoir pris en compte ces “évacuations” ; la grande majorité de ces “étrangers évacués” ne seraient que des Libanais porteurs de double nationalité.
Un autre résultat remarquable en 2006 est la baisse phénoménale des flux bruts de Libanais (aussi bien des sorties que des entrées) ; deux explications sont possibles : la fermeture des frontières durant près de deux mois à cause de la guerre, mais surtout la réduction dramatique des mouvements de personnes entre le Liban et la Syrie après la détérioration des relations entre les deux pays.
Un dernier point mérite explication : le solde positif exceptionnel des non-Libanais entrés en 2005. Il représente près de 100 000 personnes, essentiellement des ressortissants des pays arabes, comparé à un solde annuel moyen, positif ou négatif, de quelques milliers !

En laissant de côté les aberrations des années 2005 et 2006, il reste que la comptabilisation des flux à l’aéroport de Beyrouth donne l’impression qu’aucun Libanais n’émigre, alors que la comptabilisation des flux sur l’ensemble des frontières suggère une émigration de 150 000 à 200 000 personnes par an, un chiffre trop gros pour être vrai.
Le raisonnement sur la base des flux aboutit donc à une impasse, étant donné l’imprécision des statistiques libanaises.
On peut rechercher les flux non plus dans les sources libanaises, mais dans le reste du monde. Des travaux de compilation (dont un rapport établi par “Information International”) ont été menés auprès des services d’immigration des principaux pays d’émigration permanente des Libanais (États-Unis, Canada, Australie, France, Royaume-Uni, Allemagne) sur les permis d’immigration et les titres de séjour accordés aux Libanais. Ils aboutissent à un flux brut d’émigration vers ces pays de l’ordre de 20 000 par an en moyenne avec un pic en 1991, puis une décroissance régulière jusqu’en 2000. Ces résultats souffrent cependant de plusieurs faiblesses : ils considèrent que l’émigration vers les pays arabes et l’Afrique est temporaire, ils n’incorporent pas les cas de Libanais apparaissant pour une raison ou pour une autre sous d’autres rubriques dans les pays d’accueil (double nationalité, transit par un pays tiers, etc.).

L’approche par les stocks
Faute de pouvoir raisonner en flux, il devient nécessaire de travailler sur la comparaison des stocks.
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler, au préalable, qu’en matière de migration, la comparaison des flux et des stocks n’est pas arithmétique et qu’il faut distinguer les évolutions démographiques des émigrés du phénomène migratoire en soi : leur mariage (avec des émigrés ou d’autres), les naissances et les décès qui les affectent font partie de la vie des sociétés où ils s’installent ; il n’y a pas de phénomène de “colonie” en la matière et les liens avec la patrie d’origine tendent à s’étioler progressivement. Il ne s’agit donc pas ici de calculer les effectifs hypothétiques des descendants des émigrés libanais, mais de cerner le phénomène de l’émigration des Libanais.
Là encore, on doit distinguer deux démarches pour dégager le flux migratoire : la recherche du stock des émigrés durant une période donnée et l’analyse comparative des stocks de résidents entre deux dates données.
La première démarche a été suivie par Mme Chohig Kasparian dans l’étude “L’entrée des jeunes Libanais dans la vie active et l’émigration”, publiée par l’USJ en 2003. Elle a consisté à interroger les ménages résidents à propos de leurs membres ou de leurs parents ayant émigré entre 1975 et 2000. La méthode ne permet évidemment pas de comptabiliser les émigrés qui n’ont plus aucune famille résidente restée au Liban. L’étude conduit, sous cette réserve, à évaluer à 600 000 personnes le stock d’émigrés, dont la moitié est partie durant les 15 ans de guerre. Le flux d’après-guerre est donc, en moyenne, plus important que pendant la guerre et semble s’être accéléré après 1996. On serait donc en présence d’une émigration moyenne de l’ordre de 30 000 personnes par an au moins.
Par chance, nous disposons, en plus de l’étude de Mme Kasparian, de deux enquêtes par sondage réalisées par l’Administration centrale de la statistique, l’une en 1997 et l’autre en 2004. Chacune présente une répartition des résidents par âge et par sexe (pyramide des âges). Les Libanais sont traités de manière séparée en 2004 et on peut, sur la base d’informations d’une fiabilité acceptable, opérer la même distinction pour l’enquête de 1997 et les données de l’étude de l’USJ, réalisée en 2001. On aboutit ainsi à trois pyramides des âges des Libanais résidents à près de sept ans d’intervalle. Nous traiterons principalement les deux pyramides de 1997 et de 2004, sachant que l’extension de la comparaison à l’étude USJ, réalisée à mi-parcours, ne fait que confirmer les résultats.
Il faut noter que la répartition par tranches d’âge de cinq ans fournit des résultats avec des marges d’erreur acceptables pour les âges compris entre 10 et 65 ans. Ils sont meilleurs en tout cas que ceux qui s’appliqueraient à la pyramide des âges des émigrés dont les effectifs sont beaucoup plus réduits.
L’idée est simple : que peut-il arriver à une cohorte (ensemble des personnes nées durant la même période) de Libanais résidents durant cet intervalle de sept ans ? Les possibilités sont limitées : si l’on exclut les moins de 10 ans à la date finale, l’effectif de la cohorte peut baisser, soit du fait des décès, soit du fait de l’émigration, il peut augmenter, soit du fait du retour d’émigrés, soit du fait de naturalisation.
Les décès peuvent être estimés à partir des tables de mortalité que les démographes et les assureurs appliquent à la population libanaise, les risques d’erreur sont très limités pour les cohortes jeunes qui nous intéressent surtout.
Les naturalisations ont été négligées, sachant que la vague de naturalisation avait déjà pris fin en 1997 et que l’omission des éventuelles naturalisations ultérieures (ne serait-ce que du fait des mariages avec des étrangères) ne ferait que réduire notre estimation des flux d’émigration par rapport à la réalité.
Restent donc les entrées et les sorties dont on pourra calculer le solde.
Le principal risque d’erreur proviendrait d’un biais dans la base de l’un des deux sondages. Ce risque existe. Nous avons, par précaution, calculé une variante selon laquelle l’effectif global des Libanais résidents en 1997 aurait été surestimé de 5 %.
Les résultats sont donnés dans un tableau (cf. cadre 3) qui montre, en 2004, quelle proportion de son effectif d’il y a sept ans chaque cohorte se retrouve avoir perdu, en net, du fait de l’émigration (avec et sans la correction de 5 % sur la base du sondage de 1997).

Il s’agit clairement d’une émigration massive, qui concerne les jeunes au début de leur entrée dans la vie active.
En termes globaux, durant cette période, le Liban aurait perdu annuellement entre 42 000 et 60 000 personnes (suivant que l’on opère la correction ou non) de sa population en âge actif. Dans le meilleur des cas, ce chiffre dépasse l’augmentation globale de la population en âge actif.
Sans correction et en prenant donc les chiffres officiels tels quels, les sept ans écoulés entre 1997 et 2004 auraient conduit aux effets suivants (cf. cadre 2) :
Une augmentation des Libanais résidents de 8 % (10 % chez les femmes et 7 % chez les hommes), une baisse de l’effectif des âges actifs de 2 % (0 % chez les femmes et -5 % chez les hommes).

Chaque tranche d’âge étant affectée par ce phénomène, une même cohorte se trouve donc exposée, durant sa vie, à une probabilité cumulative d’émigrer. Si les conditions qui ont prévalu entre 1997 et 2004 se maintenaient telles quelles, la part de l’effectif d’une cohorte de Libanais résidents qui serait encore au Liban diminuerait régulièrement conformément au tableau et au graphe (cf. cadre 4)
Plus de la moitié des Libanais résidents âgés de 15 ans auront émigré avant la fin de leur vie active (60 % pour les garçons) et le tiers aura émigré avant l’âge de 32 ans.


Tableaux et graphes inclus dans la version pdf.