Un article du Dossier

Loyers anciens : comment les tribunaux appliquent la loi

La loi de libéralisation des loyers anciens de 2014 institue une “caisse de solidarité” (article 3). C’est même avec la commission spéciale, la “grande nouveauté” de ce texte. Placée sous la tutelle du ministère des Finances, cette caisse (en principe financée sur le budget de l’État) est censée verser diverses aides aux locataires les plus nécessiteux, comme une aide au paiement des augmentations, en vue de l’acquisition d’un bien, ou au relogement.
Dans sa décision d’août 2014, le Conseil constitutionnel n’annule pas les dispositions relatives à la caisse pour inconstitutionnalité, comme il le fait de certaines des dispositions de la commission spéciale d’évaluation des loyers (voir page 62). Au contraire, les sages estiment que l’institution de ce “fonds de compensation” participe à l’équilibre fondamental de la loi entre le droit à la propriété, garanti par la Constitution libanaise, et un droit au logement, dont les sages reconnaissent ici précisément la “valeur constitutionnelle”.
Mais deux ans après la promulgation de la loi, la caisse n’existe toujours pas : le décret d’application n’a jamais vu le jour et son financement n’a jamais été budgétisé. « Le Legal Agenda a souvent dénoncé cette politique de “caisses vides” : on crée une institution vitrine mais sans jamais lui fournir les moyens de son existence », s’offusque la chercheuse Myriam Mehanna, du Legal Agenda.
La loi prévoit que la caisse de solidarité prendra en charge 100 % des augmentations de loyers lorsque les revenus du locataire (ou ceux de l’ensemble des personnes vivant dans le foyer) ne dépassent pas deux fois le salaire minimum (900 dollars mensuels aujourd’hui) et 70 % des augmentations de loyers lorsque ces revenus oscillent entre deux et trois fois le salaire minimum (jusqu’à 1 350 dollars mensuels).
Au-delà de cette première allocation, la caisse est également censée apporter un soutien financier au locataire qui souhaite quitter son logement, pour acheter ou louer. Le mécanisme est alors dégressif (le montant alloué tient compte des aides déjà versées par la caisse pour suppléer à l’augmentation de loyer). Cette mesure vise à favoriser une sortie rapide du local : le locataire a ainsi intérêt à rester le moins longtemps possible dans le logement, car plus il le quitte rapidement, plus l’aide sera importante. Ce soutien intervient en complément de l’indemnité que le propriétaire doit donner à son locataire pour sa sortie du logement, négociée à l’amiable entre les deux parties ou pour reprise du local.
Que font les tribunaux amenés à faire appliquer une loi dont l’un des principaux mécanismes est entravé ? Pour l’heure, cette question reste purement théorique : aucune des décisions réunies par le Legal Agenda et Le Commerce du Levant ne relève que le locataire a demandé une aide financière (en l’absence de caisse de solidarité, à qui pourrait-il s’adresser de toutes les façons ?). Toutefois, certaines parties ont demandé l’intervention du ministère des Finances (pour suppléer à l’absence de la caisse de solidarité), mais la demande a été ignorée. Malgré l’absence de cas concrets, deux grandes interprétations émergent dans les attendus de différents jugements : la première, portée par la 11e chambre de la cour d’appel de Beyrouth, présidée par Ayman Oueidate ; la seconde, par la 6e chambre de la cour d’appel de Baabda, présidée par Rima Chbaro.

a) La position de la cour d’appel de Beyrouth
L’argumentation de Ayman Oueidate est développée à l’occasion de huit différentes procédures consultées par le Legal Agenda et Le Commerce du Levant, dont l’une des plus récentes date du 26 octobre 2015 et traite d’une demande en évaluation du montant de la reprise pour nécessité familiale.
Le magistrat distingue trois cas différents d’intervention de la caisse : d’abord dans une situation de reprise du logement par le propriétaire, ensuite celle de départ volontaire du locataire et, enfin, celle d’augmentation du loyer.
Dans le cas d’une reprise du logement, le fait que le mécanisme de la caisse n’ait jamais été mis en œuvre ne remet pas en cause l’exécution de la décision de justice, estime la 11e chambre de Beyrouth. Cela signifie que la justice peut, dans un premier temps, décider de la légitimité (ou pas) du motif d’éviction du locataire, ainsi que du montant des indemnités à verser (par le propriétaire). Et ce même en l’absence du mécanisme de subventions publiques complémentaires initialement prévu par la loi. Pour le Legal Agenda, « cette interprétation est critiquable, car elle dissocie le droit à l’aide (c’est-à-dire le droit au logement) du droit de propriété, alors que c’est précisément l’équilibre entre ces deux grandes notions, qui a permis de considérer la loi de 2014 comme conforme à la Constitution », explique la juriste Myriam Mehanna.
Toutefois, la 11e chambre considère, dans un second temps, que le locataire peut déposer un recours gracieux devant le tribunal (qui remplace alors la commission inexistante) afin de demander à bénéficier de l’aide financière de la caisse. Pour les juges de la cour d’appel de Beyrouth, ce recours gracieux n’a pas d’effet suspensif sur le versement de l’indemnité due au locataire par le propriétaire, ni sur le départ du locataire. « La loi ne suspend pas l’effectivité de la décision de reprise à celle de l’octroi (ou non) de l’aide, comme elle le fait expressément en cas d’augmentation des loyers (voir page 62, NDLR) », précise Myriam Mehanna.
Si le juge décide que le locataire bénéficie d’une aide supplémentaire de la caisse, celle-ci devient alors une créance sur l’État. « Au fond, pour ce juge, le litige n’est plus, à ce niveau, entre le propriétaire et le locataire, mais entre l’administration et le justiciable », fait encore valoir Myriam Mehanna. Mais ce raisonnement reste théorique, car pareil cas ne s’est pas encore présenté devant la justice, si l’on se fonde sur le corpus établi par le Legal Agenda et celui du Commerce du Levant jusqu’à la fin du mois d’avril 2016.
En suivant ce raisonnement, les cas de départ volontaire pourraient suivre le même schéma : le propriétaire devrait alors verser l’indemnité convenue avec le locataire. À charge pour ce dernier de demander une aide supplémentaire à la commission (en son absence, le locataire se tournerait vers la justice pour en faire la demande). Si celle-ci lui était octroyée, il aurait ici aussi une créance à valoir auprès de la caisse. Toutefois, cette construction reste hypothétique dès lors que les fonds destinés à la caisse ne sont pas abondés par l’État et les modalités de fonctionnement de celle-ci ne sont pas effectifs.
En revanche, lorsqu’il s’agit de prendre en charge les augmentations de loyers, pour les locataires dont les revenus ne dépassent pas trois fois le revenu minimum, l’aide qui doit être versée par la caisse s’avère “primordiale”. La loi prévoit en effet que le versement au propriétaire de l’augmentation du loyer est suspendu jusqu’à exécution par la caisse de la décision d’aide (article 8).
Du coup, l’absence de la caisse paralyse la justice, dont la décision ne pourra pas être exécutée. Et les magistrats de la cour d’appel de Beyrouth estiment donc qu’en l’état, sur cette question, la loi ne peut être appliquée. Dans une décision rendue le 26 octobre 2015, elle précise ainsi qu’il est possible de mettre en œuvre les dispositions de la loi de 2014, « à l’exception de celles qui sont relatives aux augmentations des loyers pour les locataires dont le revenu ne dépasse pas trois fois le salaire minimum… ».
« Cette jurisprudence peut avoir d’importantes répercussions sociales : les propriétaires sont ainsi poussés à intenter des procès en reprise plutôt que de chercher à préserver les baux moyennant une réévaluation des loyers. Il leur est, au final, plus aisé et plus rapide de demander leur départ que d’obtenir une augmentation. La loi est ainsi détournée de ses objectifs initiaux, qui entendaient offrir une sortie progressive aux locataires, avec de surcroît une compensation à la charge de l’État. »

b) La position de la cour de Baabda
Comme c’est déjà le cas dans son appréciation des conséquences de l’absence de commission spéciale pour l’évaluation des biens (voir page 62), la 6e chambre de la cour d’appel de Baabda, présidée par Rima Chbaro, prend le contre-pied de l’interprétation de la 11e chambre de la cour d’appel de Beyrouth.  Là encore toutefois son argumentation reste théorique : aucune affaire, sur la question de l’aide de la caisse, n’étant passée devant sa chambre.
Mais cette question se retrouve dans l’étude, publiée par la magistrate dans la Revue de droit libanais et arabe (n° 51, janvier 2015). Elle s’y oppose au fait de « réserver le droit » à une aide de la caisse (pour le locataire) jusqu’à la création de celle-ci, comme semble le proposer le juge Ayman Oueidate. Rima Chbaro considère même que c’est une forme de « détournement de la loi », voire une « atteinte flagrante à la constitutionnalité des lois impératives par la mise en œuvre d’un texte “désactivé” (à défaut des décrets d’application ou du financement, NDLR) ».
Pour elle, c’est au législateur (amendements de la loi) ou au gouvernement (décrets d’application) de trouver une issue juridique à l’absence de décret d’application ou au vote de nouveaux amendements parlementaires pour rendre la loi entièrement applicable. En l’absence de commission et de caisse, Rima Chbaro estime que les tribunaux devraient appliquer la loi ancienne n° 160/92, surtout pour les procès intentés avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, ou surseoir à statuer pour ceux intentés après.

Abaissement des seuils

La commission parlementaire des Lois a proposé en avril 2015 d’abaisser les seuils à partir desquels les locataires anciens peuvent demander à être indemnisés par la caisse de solidarité. Si les députés votent ces modifications, l’intégralité de l’augmentation des loyers devra être prise en charge par la caisse pour les locataires d’un logement dont les revenus cumulés ne dépassent pas trois fois le salaire minimum (1 350 dollars mensuels) et cette subvention sera réduite à 80 % de la hausse pour ceux dont les revenus oscillent entre trois et cinq fois le salaire minimum (jusqu’à 2 250 dollars).

dans ce Dossier