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Loyers anciens : comment les tribunaux appliquent la loi

En l’absence de la commission spéciale (retoquée par le Conseil constitutionnel) et de la caisse de solidarité, chargée d’aider financièrement les locataires les plus démunis, les juges sont confrontés à l’inapplicabilité de certaines dispositions de la nouvelle loi sur les loyers. Pour y répondre, ils prennent en compte plusieurs facteurs dont le motif de la procédure intentée et la date d’ouverture du procès. Leurs réponses sont toutefois loin d’être homogènes.

Avant le vote de la loi de 2014, deux textes étaient applicables aux litiges locatifs : une loi dite de droit commun (loi 159/1992) et une loi exceptionnelle votée aussi en 1992 (loi n° 160/1992) qui a été prorogée plusieurs fois jusqu’en mars 2012. L’adoption de la loi de 2014 pose une première question : doit-on l’appliquer seulement aux litiges locatifs qui sont nés après son entrée en vigueur le 28 décembre 2014, ou bien aux litiges qui étaient déjà en cours d’examen par la justice ?
Certaines procédures ont débuté il y a de nombreuses années quand la loi n° 160 de 1992 était encore en vigueur. D’autres ont démarré pendant la période dite de “vide législatif”, qui va du 31 mars 2012 (arrivée à échéance de la loi n° 160 de 1992) au 28 décembre 2014 (entrée en vigueur de la nouvelle loi votée en avril 2014). Il y a donc plusieurs réponses à cette question.

• Les affaires présentées avant l’expiration de la loi exceptionnelle n°160/1992
La loi de 2014 dispose, dans son article 55, que « les affaires en cours sont soumises aux lois applicables au moment de leur introduction », c’est-à-dire à la loi n° 160/1992 si la justice a été saisie avant le 31 mars 2012. Elle fait cependant une exception pour les affaires de reprise des locaux (habitation ou commerciaux) : le texte de la loi nouvelle s’applique dans ce cas immédiatement aux affaires qui n’ont pas fait l’objet d’une décision définitive (articles 22 et 32-d).

• Les affaires présentées pendant la période de “vide législatif”
La loi de 2014 n’a prévu ni effet rétroactif ni prolongation de la loi exceptionnelle n° 160/1992. Les juges sont particulièrement divisés : certains considèrent qu’il y a une prorogation tacite de la loi exceptionnelle, puisque le législateur a sans cesse prorogé les lois d’exception ; d’autres penchent pour l’application de la loi de 2014.
Dans un projet d’amendement, rédigé en avril 2015, la commission des Lois du Parlement a justement proposé de combler ce “trou” en prorogeant l’effet de la loi ancienne n° 160/1992 jusqu’au 28 décembre 2014, date d’entrée en vigueur de la loi nouvelle. Mais cette modification, pas davantage que les autres, n’a été ni discutée ni votée à ce jour et ne semble pas à l’ordre du jour des travaux du Parlement.
Il existe cependant une deuxième question à laquelle les juges doivent répondre. Elle concerne le motif de la procédure : reprise du local (et contestation du montant des indemnités de reprise) ; augmentation du loyer et revalorisation de la “valeur locative” du logement prévue par la nouvelle loi ou d’autres motifs tels que résiliation ou non-renouvellement du bail, charges locatives, réparation du logement, utilisation des parties communes…

a) Procédures de reprise du local loué
Ces affaires concernent les procédures d’expulsion du locataire motivées par la volonté du propriétaire de “récupérer” son local (commercial ou résidentiel) en vue d’une démolition préalable à une reconstruction (articles 22 et 41 de la loi de libéralisation des loyers anciens de 2014) voire pour s’y loger ou loger un de ses enfants qui se marie (cas de nécessité familiale pour les baux d’habitation).
Pour la majorité des juges uniques (qui sont en charge des litiges locatifs), la loi de 2014 s’applique à ce type d’affaires, même si elles ont été introduites sous le régime de la loi exceptionnelle ancienne (par application des dispositions mêmes de la loi). Une petite minorité de juges a toutefois choisi de trancher les litiges en cours en fonction de la loi exceptionnelle n° 160/1992.
En deuxième instance, les deux interprétations sont reprises par les cours d’appel. La 11e chambre de la cour d’appel de Beyrouth présidée par le juge Ayman Oueidate applique la loi nouvelle aux affaires en cours de ce type ; tandis que la 6e chambre de la cour d’appel du Mont-Liban (Baabda), présidée par la magistrate Rima Chbaro, continue de juger en fonction de la loi exceptionnelle n° 160/1992.
La magistrate avance plusieurs arguments pour justifier sa position. Le premier est basé sur l’article 22 de la loi de libéralisation des anciens loyers de 2014 qui porte sur les procès en cours. « Cet article envisage d’abord le cas du propriétaire qui souhaite reprendre son local durant « la première année de la période de prorogation du bail », qui débute le 28 décembre 2014, date d’entrée en vigueur de la loi nouvelle », rappelle Myriam Mehanna. Ainsi, pour la présidente de la cour d’appel de Baabda, la loi nouvelle ne peut donc pas s’appliquer aux procès intentés avant « la première année de la période de prorogation du bail », ce qui signifie qu’elle ne peut pas s’appliquer avant la date du 28 décembre 2014. Du coup, la magistrate applique la loi n° 160/1992 pour des demandes introduites avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle. Ce n’est pas là son seul argument : la juge de Baabda considère également que l’absence de mise en place de la caisse et des mécanismes d’incitations contribue à rendre le texte inapplicable (voir parties 2 et 3).
Pour le Legal Agenda, cette dichotomie entre ces deux grandes positions de la jurisprudence peut avoir une incidence sur le marché immobilier des régions de Beyrouth et du Metn : « D’un côté la jurisprudence de la cour d’appel de Beyrouth favoriserait l’augmentation du nombre de logements ou d’immeubles repris dans les années à venir, qui seront donc à disposition des promoteurs, alors que la jurisprudence de la Cour de Baabda aboutirait au gel de telles reprises dans la région du sud du Mont-Liban, soit concrètement la banlieue la plus proche de Beyrouth. Ici, les baux n’y seraient libérés qu’à l’expiration des neuf ans prévus par la loi. » Ainsi malgré « des décisions antinomiques entre ces deux cours d’appel, on aboutit à un résultat identique qui favorise les promoteurs immobiliers de la capitale, tandis que la libération des baux anciens est possible à Beyrouth, les obstacles devant celle-ci dans le Metn empêcheraient l’augmentation de l’offre, faisant l’affaire des promoteurs de la capitale ».
Pour comprendre ce point, il faut se souvenir qu’en matière de baux, il n’y a pas normalement de recours possible devant la Cour de cassation. Celle-ci n’est en effet pas compétente dans les affaires de reprise ou dans les autres affaires où les décisions de première instance et d’appel sont identiques (article 21 de la loi n° 160/1992 et article 50 de la loi nouvelle). Les pourvois devant sa juridiction ne sont donc pas possibles (sauf exception) et la plus haute juridiction ne peut donc harmoniser les positions des cours d’appel. « Si cela se maintient, il pourrait alors y avoir un vrai risque de déséquilibre du marché immobilier dans la région de Baabda, alors que dans le même temps le parc des loyers de Beyrouth et du Metn sera, lui, en train d’être libéré », assure la chercheuse.

b) Procédures entamées pour d’autres motifs que celui de la reprise
La loi nouvelle prévoit de manière explicite (article 55) que les affaires en cours, pour des motifs autres que la reprise (articles 22 et 32-d), sont soumises à la loi en vigueur à la date de l’introduction de l’instance. Ces “autres” motifs concernent des affaires dans lesquelles le propriétaire donne congé à son locataire parce qu’il a abandonné le local pendant un certain temps, parce qu’il n’a pas payé le loyer ou les charges dans les délais…
• Si ces affaires ont été présentées avant le 31 mars 2012, le juge applique la loi en vigueur avant cette date, soit la loi exceptionnelle n° 160/1992.
• Si la procédure a été engagée entre le 31 mars 2012 et le 28 décembre 2014, soit pendant cette période dite de “vide législatif”, les magistrats sont hésitants : certains appliquent la loi exceptionnelle n° 160/1992 estimant qu’elle est prorogée tacitement ; d’autres appliquent la loi nouvelle.
• Pour les affaires présentées après le 28 décembre 2014, les tribunaux appliquent le texte nouveau.

Le droit commun s’applique-t-il pendant la période de “vide législatif” ?

Avant même le vote et l’entrée en vigueur de la loi de 2014, des débats ont fait rage dans le landerneau judiciaire pour savoir si pendant la période qui s’étend de la fin de la loi d’exception (31 mars 2012) et avant le vote de la nouvelle loi (28 décembre 2014), le droit commun, c’est-à-dire les dispositions du code des obligations et des contrats, pouvait s’appliquer. En effet, l’application du droit commun aurait abouti à mettre fin à tous les baux arrivés à terme puisque aucun texte légal ne les prorogeait ou ne les renouvelait comme cela avait été le cas pendant plus de 70 ans de loi exceptionnelle. Plusieurs dizaines de propriétaires ont entamé des procédures, tentant de s’engouffrer dans cette “brèche législative” pour “expulser” plus vite leurs anciens locataires. Mais la justice a refusé de les suivre : aucune des demandes, qui réclamaient l’application des dispositions du code des obligations et des contrats pendant la période qui court du 31 mars 2012 au 28 décembre 2014 n’a été suivie d’effet. Dans l’ensemble, la jurisprudence a considéré que le fait de reconduire de manière systématique les lois d’exception depuis 1940 a abouti à une situation de “droit acquis” pour les locataires anciens, justifiant la prorogation des baux et des règles d’exception pendant cette période de “vide législatif”. Le principe a même été invoqué ensuite, après l’entrée en vigueur de la loi de 2014 : dans une décision du 29 juillet 2015, que Le Commerce du Levant s’est procurée, le juge unique du Kesrouan, Tarek Torbey, s’en sert pour justifier l’application de la loi exceptionnelle, malgré l’arrivée à son terme.

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