Un article du Dossier

Loyers anciens : comment les tribunaux appliquent la loi

La loi de libéralisation des loyers anciens votée le 1er avril 2014 prévoit la création d’une commission spéciale dans chaque mohafazat (article 7). L’annulation de cette instance par le Conseil constitutionnel en août 2014 ampute la loi de son mécanisme d’arbitrage pour les problèmes d’évaluation des loyers et d’attribution des aides.
Dans le texte d’origine, la commission était en effet dotée de deux fonctions importantes :
• Une fonction d’estimation (article 18) : en cas de conflit entre propriétaires et locataires, elle était chargée d’évaluer le bien pour déterminer l’indemnité de sortie ainsi que l’augmentation progressive du loyer.
• Une fonction d’allocation sociale (articles 8-11) : elle devait décider quels étaient les locataires susceptibles de bénéficier d’une aide qui serait versée par la “caisse de solidarité”, et du montant de celle-ci.
Faute de commission, la question qui se pose est de savoir si la justice peut remplacer la commission dans ses prérogatives : les tribunaux peuvent-ils en assumer tout ou partie ?

1 – Le juge peut-il remplacer la commission pour l’estimation des biens ?

a) Position majoritaire
Dans le corpus, réuni par le Legal Agenda, la grande majorité des magistrats estiment qu’ils sont compétents pour juger en lieu et place de la commission retoquée par le Conseil constitutionnel quand il s’agit d’évaluer les biens.
Leurs motivations sont multiples et plusieurs arrêts rendus par la 11e chambre de la cour d’appel de Beyrouth, présidée par Ayman Oueidate, résument les arguments :
• Le Conseil constitutionnel n’a pas annulé la loi votée le 1er avril 2014. Elle doit donc être appliquée.
• La commission retoquée avait en partie un caractère judiciaire.
• L’annulation de la création de la commission entraîne donc un retour au droit commun, c’est-à-dire à la compétence du juge unique en matière de baux (article 86 du code de procédure civile).
• L’article 4 du code de procédure civile prévoit que le juge ne peut pas s’interdire de juger les affaires qui lui sont soumises. Et ce même si le texte est obscur, voire s’il n’y a pas de texte. Autrement, les tribunaux commettraient un “déni de justice” inacceptable.
• Enfin, un dernier argument apparaît dans d’autres décisions : les lois exceptionnelles donnaient déjà aux juges la compétence pour évaluer les biens. Rien ne justifie qu’ils cessent cette pratique.

b) Position minoritaire
Un petit nombre de magistrats refusent d’assumer le rôle attribué dans la loi de 2014 à la commission spéciale, retoquée par le Conseil constitutionnel.
C’est en particulier la position de la présidente de la 6e chambre de la cour d’appel de Baabda, Rima Chbaro. La juge renvoie le législateur à ses responsabilités, en estimant que c’est à l’État de décider du contenu de la loi à appliquer et non au pouvoir judiciaire. Rima Chbaro explique se trouver face à une « question préjudicielle » : l’annulation d’une partie de la loi soulève un problème juridique particulier qui doit être résolu au préalable par l’autorité compétente (le législateur) avant que les tribunaux puissent s’en saisir et statuer sur les litiges qui leur sont présentés. Pour elle, les magistrats doivent attendre le vote d’un texte par le législateur et, dans l’attente, surseoir à statuer.

2 – Le juge peut-il remplacer la commission pour la réévaluation des loyers ?

L’évaluation des biens est un préalable à la détermination du “loyer juste” (ou réévaluation). Si la question est importante, c’est parce qu’il faut distinguer deux cas dans lesquels la réévaluation intervient : d’une part, quand elle sert à calculer l’indemnité due par le propriétaire au locataire en cas de reprise ; d’autre part, quand elle sert à calculer l’augmentation du loyer.
Dans le corpus de décisions recensées par le Legal Agenda, les juges ont eu à se prononcer sur des affaires de reprise, en cours pour certaines depuis de nombreuses années. Pour les augmentations, les décisions sont plus rares : les demandes ayant été introduites – compte tenu des délais imposés par la loi – au plus tôt en juin 2015.

a) Les reprises
Sur la question des reprises, les magistrats s’estiment compétents et appliquent sans motivation particulière les taux prévus par le texte de 2014 (combinaison des articles 55 et 22). Lorsque les magistrats agissent en lieu et place des commissions, ils tranchent les litiges liés aux estimations en s’appuyant sur les rapports d’experts (souvent un seul), mais surtout sur leur expérience passée dans l’évaluation des baux. Ils négligent en particulier les formes spécifiques, mises en place par des articles de la loi de 2014 (articles 18 et 19), que le Conseil constitutionnel n’a jamais annulés. Et font une sorte de “mixe juridique” entre nouvelle et ancienne loi. « C’est comme s’ils s’étaient libérés de la loi pour décider par eux-mêmes de cette question, faisant fi des formes et des procédures qu’impose la nouvelle législation », explique Myriam Mehanna. Ces règles sont autant de fond (par exemple, la nomination de deux experts indépendants assermentés) que de forme (comme le dépôt de l’indemnité chez le notaire). Ainsi, souvent, les juges n’exigent pas de seconde expertise pour une évaluation contradictoire, estimant avoir l’expérience nécessaire pour trancher « du fait du grand nombre d’affaires qu’ils ont déjà eu à traiter dans le passé ». Certains magistrats considèrent même que l’autorité judiciaire a un pouvoir d’appréciation absolu en la matière. Ils peuvent aussi laisser « à la partie la plus diligente » le soin de nommer le seul expert qui sera mandaté. À charge ensuite pour le juge d’estimer si cette évaluation est cohérente avec le marché ainsi que c’était l’usage avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle.
b) Les augmentations
Peu de décisions sur la question des augmentations de loyers ont été rendues à ce jour : nous n’avons connaissance que de deux arrêts rendus. Un échantillon restreint qui dégage malgré tout une tendance : les juges sont réticents à l’application de l’augmentation progressive. Ils encadrent de manière stricte le processus d’évaluation, en rejetant l’action en déchéance pour loyers (augmentés) impayés, en l’absence d’accord préalable ou de décision de justice pour décider de l’évaluation.
« Ce début de jurisprudence pousse les propriétaires à intenter des actions en reprise de l’immeuble contre indemnisation plutôt que de lancer des procédures de réévaluation des loyers en préservant les contrats de bail, constate Myriam Mehanna. Cela va à l’encontre des objectifs mêmes que s’était fixé la loi de 2014. »
La réticence des tribunaux s’explique aussi par le fait que dans certains cas de réévaluation, des aides peuvent être attribuées aux locataires dont les revenus ne dépassent pas trois fois le revenu minimum. Ce qui n’est pas possible actuellement en l’absence de la caisse de solidarité (voir page 64).

3 – Le juge peut-il déciderd’allouer des aides et en déterminer le montant ?

Pour la 11e chambre de la cour d’appel de Beyrouth, la réponse est positive. Avec un bémol toutefois : le juge ne peut le faire que s’il a été au préalable saisi pour déterminer la réévaluation du loyer. Dans ce cas, le locataire devra, dans un second temps, demander au juge unique et de manière gracieuse de trancher le droit à l’aide et son montant.
La réponse de la justice dépendra ensuite du cas de figure présenté :
En cas de jugement autorisant la reprise par le propriétaire de son bien, moyennant une indemnité due par celui-ci, la décision sera exécutée car le recours gracieux ne suspend ni la décision de reprise ni le paiement de l’indemnité due pour cela.
En cas de réévaluation du loyer, l’exécution de la décision d’augmentation des loyers est tributaire de l’exécution de la décision d’octroyer ou non une aide au locataire (article 8). L’exécution de la décision d’augmentation sera donc suspendue jusqu’au moment où la caisse versera l’aide prévue. Ce qui signifie que le locataire pourra s’abstenir de payer l’augmentation.

La décision du Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel a décidé en août 2014 que les modalités de désignation des membres de la commission ne permettaient pas d’assurer leur indépendance et que l’absence de possibilité de recours judiciaire contre ses décisions (articles 13 et 18-b-4) ne garantissait pas les droits du justiciable. Les sages ont donc annulé les articles 7 (formation de la commission), 13 (absence de recours pour les aides) et 18-b-4 (absence de recours pour les évaluations). Par la suite, la commission parlementaire des Lois a présenté en avril 2015 un projet avec différents amendements afin de rendre conformes les statuts de cette commission aux principes de la Constitution et du droit. L’une de ces modifications prévoit la mise en place d’un recours judiciaire pour contester les décisions prises par cette commission. Le Parlement n’a toutefois pas encore inscrit ce projet à l’ordre du jour.

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