Un article du Dossier

Libéralisation des loyers : une loi nécessaire, mais insuffisante

L’histoire des lois exceptionnelles sur les loyers commence avec le mandat français. Depuis, une partie du parc locatif a été libéralisée en 1992. Ce qui a créé un système à double vitesse, avec des conséquences économiques et sociales majeures.

Au début de la Première Guerre mondiale, entre 1938 et 1940, sous le mandat français, des lois exceptionnelles sont adoptées pour encadrer les loyers. Elles visent à répondre à une situation de crise sociale temporaire (d’où le côté “exceptionnel” de ces lois), en garantissant aux plus démunis un logement à loyer encadré, fixé par l’État.
Ces lois exceptionnelles vont être reconduites plus ou moins régulièrement jusqu’en 1948, date à laquelle le législateur libanais prend modèle sur la fameuse loi française de 1948. Comme en France, les loyers sont gelés ; les motifs de résiliation des contrats sont limités. La durée de prorogation des contrats de location de même que le montant prévu des augmentations de loyers (et leurs motifs) sont fixés par des lois cadres.
Les propriétaires ne peuvent de facto plus résilier les baux, à l’exception de deux cas : s’ils souhaitent héberger un membre de leur famille dans le logement en location (et à condition que ce dernier ne dispose pas d’un lieu équivalent où loger). S’ils entendent démolir l’habitation pour en reconstruire une autre. Dans les deux cas, le locataire reçoit des indemnités qui augmentent au fil du temps : entre 30 et 50 % de la valeur estimée du bien. Un actif inespéré pour les locataires.
Mais cette loi a plusieurs conséquences néfastes : d’abord, le tarissement de l’offre locative qui est en défaveur des nouveaux entrants sur le marché de la location (les nouveaux locataires sont ainsi défavorisés par rapport aux anciens). Rares sont désormais les propriétaires qui se risquent à louer leur bien. Ensuite, le délabrement du parc immobilier. Là encore, avec quels moyens entretenir un bien dont le rendement est devenu dérisoire ? Le drame de l’immeuble de Fassouh (Achrafié), en 2012, dans lequel une trentaine de personnes ont péri, illustrait tout récemment ce problème de la façon la plus dramatique. Dans cet immeuble, les 10 appartements en location (baux anciens) rapportaient au propriétaire un revenu total de 160 dollars par mois, selon un article de deux chercheurs, Serge Yazigi et Bruno Marot (2012).
Pour encourager la reprise du secteur de l’immobilier, le gouvernement décide en 1954 de ne plus soumettre à la loi exceptionnelle les baux d’immeubles dits “de luxe”. La location, pour ce type de logement, est à nouveau régie par le code des obligations et des contrats, c’est-à-dire le droit commun. Le marché semble renaître : des promoteurs investissent dans des projets immobiliers haut de gamme. Mais l’euphorie est de courte durée : dès 1967, l’État recommence à restreindre le droit de propriété avant qu’une loi, adoptée en 1977, ne mette définitivement un terme à cette timide libéralisation : les loyers de luxe sont réintégrés dans le régime des lois exceptionnelles.
En 1982, une nouvelle loi détermine une ultime augmentation des loyers. Mais dans la décennie qui suit, la livre libanaise est dévaluée. Les loyers ne dépassent plus, dans certains cas, le prix d’un kilo de tomates. Favorable aux locataires, cette dépréciation a fortement pénalisé les propriétaires qui s’appauvrissent de facto.
Au sortir de la guerre, le gouvernement de Rafic Hariri entend relancer l’économie, en s’appuyant en particulier sur l’immobilier. Encore faut-il permettre aux propriétaires d’obtenir un rendement de leurs biens. Pour cela, Rafic Hariri obtient du Parlement en 1992 le vote de deux lois. La première (numéro 159) décide que tous les loyers conclus après le 22 juillet 1992 sont de facto tous soumis au droit commun. Les loyers sont donc totalement libres, le délai du contrat ramené à trois ans (reconductible) et les motifs de résiliation plus largement ouverts. Mais le Premier ministre ne touche pas aux loyers anciens. Au contraire, la loi numéro 160 (1992) réaffirme que les baux conclus avant 1992 restent soumis à une législation spéciale avec loyers “gelés” et limitations des motifs de résiliation du bail par le propriétaire. Toutefois, le coefficient d’augmentation des loyers est fixé assez haut afin de compenser les effets de la dévaluation. Des taux de 400 à 600 % ont ainsi été appliqués. À partir de cette date, les réévaluations annuelles doivent valoir la moitié de l’augmentation du niveau de vie. Cette méthode, bien que plus équitable que celle d’avant-guerre, suscite toutefois des réserves, car la hausse du niveau de vie ne reflète pas forcément celle de la valeur des biens immobiliers. En France, par exemple, c’est l’indice à la construction qui sert de référence pour les augmentations de loyer. Dans la pratique aussi, comme le montre tout le débat sur la réévaluation des salaires de la fonction publique, les commissions chargées de valider l’augmentation du coût de la vie se réunissent très rarement alors que l’inflation est galopante.
Ce système à double vitesse perdure aujourd’hui. D’un côté, un marché libre où la sécurité du locataire n’est pas assurée – combien de locataires peuvent témoigner d’un doublement, voire du triplement soudain de leur loyer sur un “coup de tête” de leur propriétaire ; de l’autre, un noyau de logements anciens, souvent délabrés, où le locataire peut même transmettre à ses enfants le droit de bail ! Au point de pousser les propriétaires à vendre leurs biens “par désespoir” à des promoteurs, participant ainsi à la destruction progressive du patrimoine beyrouthin. Pour l’économiste Assar Lindbeck, cité par les deux chercheurs, le contrôle des loyers serait ainsi, dans de nombreux cas, « la technique la mieux connue pour détruire le plus efficacement possible une ville, à part les bombardements ».
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