Trois kilomètres dédiés à des jardins, des espaces publics où jouer, pédaler, étudier, ou tout simplement se prélasser au soleil...  C’est le projet de Liaison douce, porté par la municipalité de Beyrouth, qui relie Badaro et le Bois des Pins au centre-ville. Un projet de 50 millions de dollars, qui pourrait permettre de faire émerger le nouveau visage de la capitale libanaise.

Rêvons un peu : et si Beyrouth se transformait pour tenir compte d’un plan d’urbanisme cohérent ? La ville serait alors à la mesure de ses habitants : avec de “vrais” trottoirs pour marcher (ou circuler avec un landau), des espaces verts où faire halte, des aires de jeux pour les enfants, des bancs pour les plus âgés, des lumières la nuit pour ne pas tomber dans les premiers trous creusés dans la chaussée, des feux de croisement respectés, des bus ou des pistes cyclables pour éviter de prendre sa voiture… Impossible ?
D’autres capitales ont fait leur mue. Depuis les années 1970, des urbanistes se sont ainsi penchés sur les structures des villes, pour que leurs habitants puissent mieux y vivre. Création d’infrastructures sportives ou culturelles, réhabilitation des espaces publics, revitalisation des centres-villes, mise en place de réseaux de transports en commun ou alternatifs : partout ou presque, la modernisation du tissu citadin est en cours. À Paris, ce sont l’ensemble des transports publics qui ont été repensés pour s’affranchir du “tout voiture” qui rongeait littéralement la ville. Il y a peu, par exemple, les berges de la Seine, aux abords du pont Alexandre III, ont été rendues aux piétons : inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2012, ces quais ont été réaménagés afin de les transformer en une promenade avec jardins flottants sur la Seine, aires de jeux pour enfants, parcours sportifs et guinguettes…
Mais ce type de reconfiguration ne concerne pas que les villes du Nord. À partir de 2000, à Tunis, toute l’avenue Habib Bourguiba ainsi que les rues avoisinantes sont devenues piétonnes afin d’aider à la redynamisation de ce centre-ville, concurrencé par des zones périphériques. Des parcs et des aires de détente ont été aménagés pour assurer en douceur la jonction entre la “ville basse”, où les Européens se concentraient, et la vieille ville, la médina arabe.
Et Beyrouth ? « La ville est à peu près au niveau des villes occidentales dans les années 1970, quand celles-ci n’avaient pas encore décidé de repenser l’espace urbain et de dédier moins de moyens aux voitures », avance l’architecte Habib Debs, qui a travaillé sur plusieurs projets de revitalisation des espaces urbains pour le compte de la ville de Beyrouth. Pour l’heure, rien ou presque n’est venu améliorer le quotidien de ses habitants. « Même les mégapoles du tiers-monde ont entamé une réflexion autour de leur futur : ce serait suicidaire de ne pas intervenir au Liban pour améliorer le “vivre-ensemble” », ajoute-t-il.
Pour une fois, Beyrouth semble le prendre au mot : en coopération avec la région Île-de-France, la municipalité a lancé différentes études, qui visent toutes à « améliorer son fonctionnement et dessiner les contours de la ville dans les 10 à 20 prochaines années », selon Éric Bouvard, représentant de la région Île-de-France à Beyrouth. Un premier projet porte sur l’éclairage de la ville, un deuxième sur les espaces verts, un dernier sur la création d’un réseau de transports publics. « Ce sont des outils techniques d’aide à la décision, pas des projets opérationnels », prévient Éric Bouvard. En clair, il s’agit d’outils, qui établissent des diagnostics, définissent l’existant et proposent des pistes théoriques pour l’avenir. Mais aucun n’a vocation à se concrétiser dans les prochaines années. « Ce sont les bases sans lesquelles aucune réalisation future ne pourrait fonctionner : il ne sert à rien d’acheter des bus si on n’a pas envisagé, au préalable, l’aménagement routier qui leur permet de rivaliser avec la voiture, par exemple », ajoute-t-il.

Projet emblématique

Parmi ces “outils” pourtant, l’un d’eux se démarque : le projet dit de “liaisons douces”. Si ce projet est si spécifique, c’est qu’il a été pensé pour se concrétiser rapidement et offrir la première ébauche de ce que pourrait être le nouveau visage de Beyrouth. « Ce projet se veut l’un des fers de lance de la politique municipale en termes de renouveau de Beyrouth et de planification de nouveaux espaces. Notre vision, qu’on espère transformer en réalité, permettra à une rue emblématique de la guerre libanaise, l’ancienne “ligne verte” de la guerre, qui était alors complètement désertée, de reprendre sa particularité de “ligne verte” mais, cette fois-ci, en référence à l’écologie et l’environnement, pour le bien-être des habitants qu’elle divisait naguère… Les mêmes qui l’occuperont demain », explique Rachid Achkar, membre du conseil municipal de Beyrouth.
Concrètement, le projet de liaisons douces démarre rue Badaro et rejoint le Bois des Pins. Il sinue ensuite entre la rue de Damas et Monnot pour aboutir sous le ring, dans ce no man’s land où aujourd’hui les ouvriers syriens se regroupent dans l’attente d’une voiture qui les embarque pour un chantier. Au final, ce sont quelque trois kilomètres qui doivent être transfigurés. « Les avantages qu’on attend de ce projet sont nombreux : plus d’espaces verts, plus de voies piétonnes, plus de facilité pour les personnes à mobilité réduite, une voie dédiée aux cyclistes, des espaces ludiques et de repos, et pour les voitures en circulation une vitesse réduite. Cela signifie aussi : moins de circulation, moins de pollution, moins de risques pour les piétons et les cyclistes… », précise encore Rachid Achkar, élu de la municipalité de Beyrouth.
Pour Habib Debs comme pour le Français Éric Bouvard, l’enjeu n’est pas seulement autour d’un “parcours écologique”, qui servirait de vitrine à Beyrouth. C’est aussi un travail sur la recomposition du tissu urbain : « En travaillant sur les espaces publics, on décloisonne ou on reconnecte des quartiers entre eux. »

La municipalité engagée

« Utopiste ! » diront sans doute les plus pessimistes, habitués à entendre beaucoup parler… sans jamais voir de concrétisation. Pourtant, dans le cas de ces trois kilomètres de bitume, la municipalité semble en pointe, presque volontariste. « Le projet a déjà été présenté et validé par le conseil municipal et l’administration municipale. On prépare actuellement le dossier de projet détaillé permettant l’établissement des documents nécessaires à l’appel d’offres, pour la réalisation des travaux. Le budget municipal a déjà pris en considération le coût de ce projet détaillé », ajoute Rachid Achkar, sans toutefois être en mesure de prévoir des délais.
Aux dires de l’architecte Habib Debs, le coût de mise en œuvre reste relativement bas : 50 millions de dollars en tout si l’on tient compte des indemnités pour toutes les parcelles expropriées, 20 millions de dollars si l’on retient seulement la restructuration des axes routiers et l’achat de l’équipement urbain.
« Les difficultés sont nombreuses, car ce projet n’est pas classique : les Libanais, en général, restent assez conservateurs. Qui plus est, l’absence de transports en commun nous freine, lorsqu’on veut mettre en œuvre des projets réduisant l’espace prévu pour les voitures comme celui-ci. Ces trois kilomètres de liaisons douces bousculent les habitudes et les mentalités archaïques », reprend Rachid Achkar. Conscient qu’il ne faut justement pas trop “bousculer” les mentalités, l’architecte a pris soin de ne pas taillader dans les aires de parking : « On a recomposé les axes routiers, en jouant notamment sur leur largeur. Mais le nombre de places de stationnement reste relativement identique à aujourd’hui d’autant que l’on traverse des zones comme la rue de Damas où il est interdit souvent de stationner. »
Si le projet aboutit, d’autres, similaires, pourraient vite voir le jour : l’Université américaine de Beyrouth (AUB) planche déjà sur la mise en œuvre d’une zone semblable autour de l’AUB et la rue Jeanne-d’Arc.
Reste une question de taille : à quand le premier coup de pioche ? Rachid Achkar n’a pas de réponse tant la gestion des études, qui s’effectue à deux niveaux – la municipalité propose mais c’est le mohafez qui exécute –, paralyse l’avancement de n’importe quel projet. Pourtant, la municipalité a les moyens financiers de le mettre en oeuvre : en 2008, Le Commerce du Levant (n° 5582, juillet 2008) estimait l’excédent budgétaire entre 250 et 320 millions de dollars. Un excédent qui a depuis été multiplié par deux ou trois et n’est guère employé, aucun projet d’envergure n’ayant été lancé.

(Carte disponible dans le pdf)