Après des années de tractations politiques, la loi sur la revalorisation de la grille des salaires est entrée en vigueur le 21 août. En revanche, les mesures fiscales présentées comme nécessaires pour la financer, votées dans la foulée, ont été suspendues par le Conseil Constitutionnel.  Ce dernier, saisi par une dizaine de députés, est appelé à se prononcer incessamment sur la constitutionnalité de la loi de financement. Il pourrait invalider le texte dans son ensemble, certains de ses articles, ou au contraire approuver les nouvelles taxes. Des taxes que l'exécutif défend depuis cinq ans et qu'il avait enfin réussi à faire passer, avant même le vote d'un budget. Décryptage. 



Le président de la République avait déjà fait durer le suspense. Les lois sur le réajustement des salaires dans la fonction publique et les mesures fiscales censées la financer, adoptées au Parlement les 18 et 19 juillet, n’ont été promulguées que le 21 août. Michel Aoun n'a signé le texte qu'après avoir obtenu que certaines dispositions des deux textes, votées pourtant à la quasi-unanimité quelques semaines plus tôt, soient ultérieurement amendées par les députés. Les contours de l'accord  négocié à  Baabda n'ont pas été dévoilés, mais les Kataeb n'ont pas attendu que ces amendements soit discutés au Parlement pour réagir. Après avoir rassemblé les signatures de dix élus, le parti d'opposition a déposé un recours en invalidation auprès du Conseil constitutionnel  en invoquant trois violations de la loi fondamentale. Il estime que l’article 36 de la Constitution, qui prévoit que le processus de vote des lois doit être public, n’a pas été respecté. Le parti estime également qu’il est inconstitutionnel d’imposer des taxes pour financer des dépenses spécifiques. Enfin, il invoque le principe de l’égalité face à l’impôt pour dénoncer « la double taxation imposée aux professions libérales ».  En attendant la décision du Conseil, l'application des nouvelles taxes a été suspendue,  tandis que le gouvernement multiplie les mises en garde. L'exécutif  brandit même la menace de revenir sur la révision de la grille des salaires en cas d'invalidation de la loi de financement, une position politique qu'il défend depuis 2012. 


Qu’est-ce que la grille des salaires et pourquoi faut-il la réviser ?


Dans le secteur privé, les salaires sont librement déterminés, l’intervention de l’État se limitant à la fixation d’un salaire minimum. Une loi de 1967 impose au gouvernement de réviser ce salaire minimum, tous les deux ans au départ, puis tous les ans, en fonction de la cherté de vie en se basant sur l’indice des prix à la consommation, publié par l’Administration centrale de la statistique.
Dans le secteur public en revanche, la rémunération des agents est définie de manière très rigide par une grille, ou des grilles spécifiques à certaines catégories de fonctionnaires, qui prennent en compte une série de facteurs, comme le descriptif du poste, l’ancienneté, le niveau d’étude… une sorte de matrice, composée de salaires de base, de grades et d’échelons, qui permet de déterminer objectivement le salaire de chacun, afin de limiter les risques de favoritisme et de népotisme. Cette grille ne peut être modifiée que par une loi. En théorie, les pouvoirs publics ont intérêt à revoir ces grilles régulièrement, d’une part, pour réformer l’administration en adaptant les postes, les grades et les échelons aux besoins et à la réalité du marché et, d’autre part, pour limiter les écarts de salaires avec le secteur privé et préserver la capacité de l’État à attirer des talents. Or la grille des salaires n’a pas été révisée depuis 1996, à l’exception de certaines catégories d’agents, comme les professeurs d’université et les juges, qui ont séparément réussi à négocier quelques avancées. Un réajustement des salaires de la fonction publique a toutefois été adopté mécaniquement en 2008, suite à une première hausse du salaire minimum à 500 000 livres libanaises. Une deuxième hausse du salaire minimum en 2012 (à 675 000 livres libanaises) a remis sur le tapis la nécessité de réviser l’ensemble de la grille, par souci d’équité à la fois entre les différentes catégories de fonctionnaires et avec le secteur privé.
Après un an de conflit social, le gouvernement de l’époque, présidé par Nagib Mikati, a rédigé une loi en ce sens, mais conditionné son adoption à la nécessité d’augmenter les recettes de l’État pour financer les dépenses occasionnées.

Pourquoi faut-il financer l’augmentation des salaires ?

Si les salaires de la fonction publique avaient été ajustés régulièrement en fonction de l’indice des prix, la question ne se serait pas posée, puisque les recettes de l’État augmentent mécaniquement avec l’inflation. Mais l’effet “rattrapage” accentue le déséquilibre déjà existant entre les recettes et les dépenses de l’État. À partir de 2012, la classe politique a vu dans la hausse des salaires un argument de taille pour imposer des réformes fiscales envisagées de longue date pour freiner le dérapage du déficit public. Les mesures proposées étaient prévues dans quasiment tous les projets de budget depuis 2006, dont aucun n’a été voté.

Quel est le lien entre la grille des salaires et le budget ?

En théorie aucun. La révision de la grille des salaires est une loi indépendante de la loi de finance, qui répond en principe à des considérations sociales et administratives. Une fois votée, elle donne lieu à une augmentation des dépenses publiques, qui ne peut être autorisée que par le Parlement, à travers le vote d’un budget prévoyant ces nouvelles dépenses ou une loi ouvrant des crédits exceptionnels, par rapport au budget initial. Or, le Liban fonctionne sans budget depuis 2005. Le vote du budget est fondamental dans une démocratie, puisqu’il permet à la population, à travers ses élus, d’allouer et de contrôler l’usage des deniers publics. La loi de finance autorise annuellement l’État à prélever l’impôt, à dépenser l’argent public et à contracter une dette publique, et doit être votée, selon la Constitution, avant le début de chaque année. Dans les cas exceptionnels où les discussions au Parlement se prolongent au-delà des délais prévus, la Constitution a prévu la possibilité pour le gouvernement de dépenser sur la base du dernier mois du budget précédent. Cette disposition, la fameuse règle du douzième provisoire, initialement pensée pour un mois seulement, est utilisée depuis 2005 pour donner un semblant de légalité à l’absence totale de transparence et de responsabilité dans la gestion des finances publiques. À cette règle, limitant en théorie les dépenses à celles de décembre 2005, se sont ajoutées une série de pratiques anticonstitutionnelles qui ont permis à l’exécutif de dépenser et de contracter des dettes depuis plus d’une dizaine d’années, sans être soumis au moindre contrôle de la part du Parlement. Parmi elles, les fameuses avances du Trésor décidées en Conseil des ministres. C’est d’ailleurs par une avance du Trésor que le Premier ministre Nagib Mikati a réussi à faire patienter les fonctionnaires en leur accordant en 2012 une prime pour la cherté de vie, dont le coût estimé à l’époque était de 560 millions de dollars par an. Cette majoration était payée depuis sous forme d’“avance” aux fonctionnaires, en attendant le vote de la loi sur la grille et d’un budget qui légaliseraient les versements. Mais ces paiements ne représentent qu’une partie du coût total de la révision de la grille. Selon les estimations initiales, le réajustement des grades et des échelons entraîne des coûts supplémentaires (hors cherté de la vie) d’environ 800 millions de dollars par an. Mais de l’aveu même du président de la commission parlementaire du Budget et des Finances, Ibrahim Kanaan, ce chiffre n’est pas actualisé et ne reflète pas les dépenses réelles qui seront engagées.


Les représentants des professions libérales à Baabda Dalati & Nohra


Peut-on allouer spécifiquement certaines taxes au paiement des salaires ?

L’idée de vouloir financer une dépense particulière par des recettes spécifiques est en contradiction avec le principe d’universalité budgétaire. C'est d'ailleurs l'un des motifs du recours en invalidation présenté devant le Conseil constitutionnel.  Des dépenses supplémentaires, sans recettes additionnelles, génèrent un déficit, déjà structurel et abyssal dans le cas du Liban. Et c’est ce déficit, pas un poste en particulier, que le gouvernement doit chercher à réduire, soit en dopant ses recettes, soit en coupant dans ses dépenses. Pourquoi par exemple ne crée-t-on pas des taxes spécifiques pour financer le service de la dette, qui est le deuxième poste de dépenses le plus important de l’État, ou encore le déficit d’EDL ? Le fait d’associer de nouvelles taxes à la grille des salaires en particulier apparaît comme une simple manœuvre politique qui a permis d’exercer un chantage à la fois sur les fonctionnaires et sur les contribuables, en les opposant les uns aux autres. L’imposition de nouvelles taxes est un choix politique difficile qui s’inscrit normalement dans le cadre d’une réflexion économique et financière globale, et cette réflexion débute par l’élaboration d’un budget. Les mesures fiscales adoptées au Parlement avaient d’ailleurs au départ été inscrites dans l’avant-projet de budget 2017. La première version du projet de loi de finance contenait environ 27 nouvelles mesures fiscales censées produire 1,61 milliard de dollars de recettes supplémentaires. Mais le Conseil des ministres a décidé de retirer les mesures les plus significatives, et les plus impopulaires, du projet de budget, officiellement pour accélérer son adoption, et les a renvoyées au Parlement sous forme d’une loi séparée. Résultat : les taxes ont été votées, alors que le projet de budget 2017 est toujours à l’étude en commission parlementaire, à quelques mois de 2018.

Dans quelle logique s’inscrivent ces nouvelles taxes ?

La plupart des mesures adoptées pour “financer” la grille sont des mesures proposées depuis plusieurs années pour limiter le déficit public. L’objectif est louable, mais les moyens sont contestables. D’abord, fondamentalement, parce que l’exécutif ne fait preuve d’aucune transparence sur la gestion des finances publiques, continue de dépenser hors budget et demande aux citoyens un effort supplémentaire, alors que lui-même n’en fait aucun pour réduire la corruption, le gaspillage et le clientélisme qui minent l’État. Le choix de faire voter de nouvelles taxes par un Parlement autoprorogé et dont le mandat expire dans quelques mois soulève également des questions de légitimité.
Quant au choix des mesures en elles-mêmes, il répond à une logique comptable et financière qui fait parfois abstraction de la réalité sociale et économique du pays.
La majorité des mesures portent sur des taxes indirectes, faciles à collecter, dans un régime où les impôts indirects représentent déjà près des deux tiers des recettes fiscales de l’État. C’est le cas de l’augmentation de la TVA de 1 %, des droits de timbre, des droits d’accise, la révision des tarifs de plusieurs documents officiels ou des frais de notaire qui alourdissent la charge des foyers défavorisés ou modestes souffrant déjà de la crise économique.
Dans un contexte déprimé, l’augmentation prévue de l’impôt sur les bénéfices des sociétés est considérée comme une charge supplémentaire pour le secteur productif. Ni le ministère des Finances ni celui de l’Économie n’ont pris la peine de réaliser une étude sur l’impact économique et social de ces mesures, ni même de détailler les revenus attendus par chacune des taxes. Seules les recettes générées par la hausse de la TVA ont été chiffrées à 171 millions de dollars par an.
Certaines mesures ciblent toutefois la rente et le revenu du capital, qui bénéficiaient jusque-là d’une faible taxation. C’est le cas de la hausse de deux points de la taxe sur les intérêts bancaires et autres revenus assimilés de capitaux (de 5 à 7 %) ou l’augmentation de la taxe sur la plus-value immobilière à 15 % et l’élargissement de son champ d’application afin qu’elle englobe aussi les transactions des particuliers et les terrains. Des dispositions spécifiques visant au départ les banques ou les professions libérales découlaient aussi d’une volonté de répartir davantage la charge fiscale (voir le détail des mesures ici).

Quelles ont été les principales sources de contestation ?

Malgré l’augmentation des taxes touchant directement les classes moyennes et défavorisées, les syndicats et la société civile se sont finalement assez peu mobilisés, se résignant à un “mal nécessaire” pour préserver les droits des fonctionnaires. 
Un véritable lobbying a en revanche été exercé par des groupes d’intérêts directement visés par certaines mesures fiscales, notamment l’Association des banques et l’ordre des avocats, qui se sont successivement  rendus à Baabda pour demander au président de la République de renvoyer le texte au Parlement. Ils s'estiment tous deux être victimes d'une double imposition. Leurs arguments ont d'ailleurs été repris dans le recours en invalidation présenté par le parti Kataëb, qui avait été au depart le seul parti politique à ne pas voter le texte. C'est au Conseil Constitutionnel qu'il revient désormais de trancher.