Lorsque John Le Carré sort un nouvel opus, forcément ça vous donne des frissons. Maître du roman d’espionnage, cet immense écrivain, que Philip Roth et Ian McEwan considèrent comme l’un des plus grands, publie “Le Tunnel aux pigeons”, une autobiographie déguisée et amusée. Écrit à la première personne, “Le Tunnel aux pigeons” se veut d’abord le récit des rencontres faites au gré de sa déjà longue vie. Celui qui a écrit “L’Espion qui venait du froid” (1963) y évoque bien sûr sa famille, son père en particulier, Ronnie Cornwell, escroc flamboyant et hâbleur, dont l’audace et le génie criminels ont marqué l’écrivain tant pour ce que ce père détruisit en lui que pour ce qu’il sut créer, en premier lieu, sa vocation d’écrivain. « L’enfance est le fonds de commerce du romancier », rappelait John Le Carré, dans une interview, en citant un adage attribué à Graham Greene. « De ce point de vue-là, je suis né millionnaire. »
À la fin des années 1950, Le Carré est recruté par les services secrets avec en guise de couverture un poste de diplomate dans l’Allemagne de l’après-guerre. Lorsque sa vie d’espion prend fin, il choisit les voyages et les rencontres pour nourrir sa vie de romancier. Pour nous, au moins deux de ses souvenirs s’avèrent truculents. Le premier concerne Yasser Arafat, dont la barbe “douce”, assure l’écrivain, « sent(ait) bon le talc ». À Beyrouth, Le Carré déjeunera également avec Nicholas Elliot, l’ami le plus proche de Kim Philby, l’agent double qui travailla aussi bien pour les Britanniques que pour les Soviétiques dans les années 1960. À Elliot, l’écrivain demanda : « Auriez-vous pu le kidnapper et l’envoyer à Londres ? » Elliot répondit : « Personne ne le voulait à Londres, mon vieux. » Une anecdote qui accrédite l’idée selon laquelle le M16 préféra laisser Philby fuir à Moscou plutôt que de faire les frais d’un procès. Vingt ans plus tard, Le Carré eut l’occasion de rencontrer Philby à Moscou. Finalement, l’ex-espion-écrivain refusa. Même pour lui, cette trahison était “too much”.
John Le Carré, “Le Tunnel aux pigeons, histoire de ma vie”,
368 pages, Le Seuil, 17 dollars.