Ce “Ravissement des innocents” avait échappé à notre sagacité à sa sortie, en septembre 2014. Dévoré en quelques jours à l’approche de l’été 2015, cette “saga africaine” mérite une séance de rattrapage. Voici un texte vivant, râpeux parfois, déconcertant souvent, mais ô combien vibrionnant (d’autres diraient baroque). Dès la première ligne, son auteure pose un décor insolite comme si elle déroulait le récit en partant de la fin. « Kweku (l’un des principaux personnages, NDLR) meurt pieds nus un dimanche matin avant le lever du jour » dans son jardin, seul avec ses souvenirs. Dont celui de son retour précipité au Ghana, alors que ce chirurgien africain pensait faire sa vie à Boston. Derrière ce départ, un secret “inavouable” : son licenciement de l’hôpital américain où il officiait. De honte, Kweku quitte sa famille et disparaît. Le roman naît de cette décision.
Dans ce livre, la mort et l’errance fédèrent. La grande faucheuse agit là où la vie fait défaut, impuissante à créer le foyer idéal imaginé pour Olu, Taiwo, Kehinde et Sadie, les enfants que Kweku Sai a eus avec sa première épouse Folasadé. L’errance, elle, le couple la reproduit alors qu’ils se voulaient tournés vers leur futur, cette « vie nouvelle et exemplaire » qu’ils entendaient construire aux États-Unis, loin du souvenir de la case de leur enfance, loin des massacres africains… En cela, ce roman pourrait presque faire songer à Freedom, ce chef-d’œuvre de Jonathan Franzen, un roman dédié à une famille type de la classe moyenne démocrate (et déjantée), dans l’Amérique de George W. Bush.
À la fin des fins, sur une plage perdue du Ghana alors qu’on vient d’enterrer le père, les secrets se diront pour permettre, à cette famille éclatée de vivre ensemble, ce lien en reconstruction.
Taiye Selasi, “Le Ravissement des innocents” (traduit de l’anglais), Gallimard, 23 dollars.