La scène est tirée du dernier James Bond 007 Spectre : au beau milieu du désert marocain, dans l’antre d’un fou, forcément mégalomane et vicieux, un majordome tend à Daniel Graig une coupe de champagne. « Champagne, Monsieur ? » Mais là où auparavant Bond n’aurait jamais dédaigné une coupe de fines bulles, voici l’agent britannique qui réplique : « Non, le champagne peut attendre. » Il y a quelques années, pareil refus aurait paru impossible tant l’agent 007 est connu pour son goût prononcé pour les bulles (et accessoirement aussi pour la Vodka Martini au shaker). Mais ce soudain désintérêt est surtout révélateur de l’air du temps. Car les chiffres sont sans appel : dans le monde, les ventes de champagne sont en berne ; les autres vins pétillants leur taillent des croupières. Notablement, le prosecco, ce pétillant italien.
En mars 2014, l’Observatoire italien du vin annonçait pas peu fier qu’il s’était même vendu plus de bouteilles de prosecco que de champagne dans le monde : 307 contre 304 millions. Dans la foulée, on apprenait que des marchés historiques du roi champenois étaient passés à l’ennemi : au Royaume-Uni, le champagne maintient certes ses parts (+1,2 % en 2014) mais sans parvenir à juguler la croissance fulgurante (+72 % pour la même année) de son ennemi juré, le prosecco italien.

Croissance fulgurante au Liban

Au Liban aussi les vins effervescents et plus particulièrement italiens ont le vent en poupe. Selon l’International Wine and Spirit Research (IWSR), qui comptabilise les chiffres sur le marché des alcools dans le monde, le marché des vins effervescents (champagnes et pétillants) reste relativement stable : +1,1 % en moyenne pondéré entre 2010 et 2014 (voir graphique, page XXX). Ce qui change, c’est la répartition : en 2010, les champagnes dominaient le secteur (57 % de l’ensemble des ventes de cette catégorie) ; en 2014, ce sont les pétillants (51,1 % de parts de marché) avec 17 250 caisses (de 9 litres) écoulées en 2014.
Depuis 2010, le champagne a en effet perdu près de 10 % de parts de marché en moyenne pondérée pour atteindre 16 500 caisses (de 9 litres) en 2014, selon IWSR. Pour 2015, les projections de l’institut tablent sur un nouveau léger recul : il devrait seulement s’écouler 15 500 caisses de bulles champenoises.
Côté pétillant, la tendance est au contraire à la croissance : +5,8 % depuis 2010. Parmi la kyrielle de pétillants disponibles au Liban, ce sont les vins italiens qui tirent leur épingle du jeu avec 42 % de parts de marché en 2014. Certes, le leader reste le mousseux français (c’est-à-dire tout genre de vins effervescents français, hors champagnes), bien installé avec 52 % de parts de marché. Mais cette catégorie est avant tout un agglomérat disparate, à destination le plus souvent du marché de volume et bas de gamme. Lorsque ces effervescents français connaissent une légère désaffection (-3,8 % depuis 2010, -7,7 % entre 2013 et 2014) ; les prosecco, eux, explosent : +30,5 % depuis 2010… et jusqu’à +52,6 % entre 2013 et 2014. Pour les experts d’IWSR, le lien entre la baisse des ventes de champagne et la hausse de celles du prosecco est évident. « Le champagne souffre en partie du fait de la situation générale libanaise et d’un positionnement du prix élevé », lit-on dans le rapport IWSR sur l’évolution des ventes entre 2013 et 2014, lequel ajoute quelques lignes plus loin : « Mais ses ventes souffrent aussi d’une demande en hausse côté prosecco, un produit qui fonctionne comme une substitution possible aux champagnes. »

Champagne trop cher

À l’origine de cette inversion de tendance, la crise économique, qui incite les Libanais à se détourner des champagnes, pour “boire moins cher”. « Si on analyse les chiffres d’IWSR, la consommation de vin est plutôt stagnante depuis 2011, période où la crise économique se pérennise au Liban. On observe d’ailleurs un clair “effet bascule” du champagne vers le prosecco, sans doute lié à une perte de pouvoir d’achat des Libanais », fait valoir Laurien Bennett, directeur de la Cave de Joël Robuchon, qui propose deux prosecco et un pétillant brésilien. À cela, s’ajoute une hausse des prix des champagnes liée en partie à plusieurs années de vendanges médiocres. « On a constaté une hausse, de l’ordre de 3 à 5 % du “prix export”, la répercussion sur le prix de vente public au Liban a été cependant tempéré par un taux de change euro-dollar très avantageux », précise Laurien Bennett.
Un coup d’œil sur les prix des deux concurrents suffit à comprendre l’enjeu : « Un bon champagne vaut au moins le double si ce n’est le triple d’un prosecco de qualité », précise Anthony Karam, fondateur du Comptoir des vins, la caviste de la rue Abdel Wahab el-Inglizi, l’un des pionniers du prosecco au Liban. Pour un champagne d’hypermarché par exemple, il faut compter environ 40 dollars quand un pétillant tourne plutôt autour de 12 à 15 dollars en grande surface. « Un connaisseur fera la différence entre prosecco (glera) et champagne (chardonnay ou pinot). Mais le commun des mortels ? Je n’en suis pas sûr du tout. À ce tarif, et dans un contexte de récession, la différence de prix parle clairement en faveur du prosecco », ajoute Jean-Luc Desmarets, responsable de l’espace vins et alcools chez Carrefour (groupe Majid al-Futtaim). D’où la multiplication de l’offre désormais disponible dans les supermarchés libanais : depuis 2013 au moins, ils ont largement étoffé leurs offres de frizzante et autres pétillants. « En l’espace de deux ans, nous avons doublé les surfaces dédiées à ces vins dans nos rayons, qui représentent désormais 25 à 30 % de l’offre totale sur le segment des vins mousseux, champagne compris », explique Jean-Luc Desmarets.

Changement de mentalité

Et la qualité dans tout ça ? Le champagne ne serait-il pas inégalable ? Peut-être. Mais pendant que les principaux acteurs champenois augmentaient leur prix, le vignoble du prosecco a mené sa “petite révolution” qualitative. Appellations d’origine contrôlée (AOC) depuis 1969, une partie de sa région d’origine, la région de Valdobbiadene, à côté de Trévise, en Vénétie, a en plus reçu le label “AOC supérieure”, en 2009. Cette région qui produit seulement 70 millions de bouteilles par an (contre 200 millions pour l’AOC) suit des règles strictes d’élevage des vins. Les caves, qui se sont arrêtées sur un seul cépage, le glera, ont pu également adopter la méthode traditionnelle champenoise de double fermentation (une fermentation en cuves, une seconde en bouteilles), pour garantir la finesse de leurs bulles. Du coup, ces producteurs entendent bien voir leur prosecco rivaliser avec les meilleurs champagnes. « À partir de 2009, les vignerons italiens ont pu lancer différentes campagnes de marketing pour faire découvrir leurs pétillants », ajoute Anthony Karam.

Une image jeune et moderne

En termes de marketing, le prosecco a pris le contrepied du champagne : là où le champagne s’affirme comme un produit de luxe, réservé à une certaine “intelligentsia de la bulle”, le prosecco, lui, la joue simple, presque humble. « Le contact entre le consommateur et la marque se veut plus accessible : il entend se définir comme un “vin informel” qui accompagne un moment de pause, de pure convivialité. C’est une boisson dont le message se veut sans sophistication », fait valoir Wadih Riachi, de la Cave Vintage à Saïfi, qui distribue un très joli Piccinni, déjà repéré dans le Spécial Vins de décembre 2014 du Commerce du Levant.
« Le prosecco comme d’ailleurs le cava, le pétillant espagnol, sont des vins souvent plus sucrés : ce qui les rend plus faciles à boire ou plus accessibles, notamment vis-à-vis des jeunes, grands consommateurs en soirée de cocktails peu onéreux. Sans compter le succès fulgurant du Spritz, un apéritif vénitien, à base, cela va de soi, de prosecco. » Pour ce caviste du quartier de Saïfi, le champagne reste encore réservé aux grandes occasions. « Ses ventes sont portées par des marques de qualité et d’excellence. Mais il est clair qu’une barrière mentale a été franchie : il y a peu encore, un mariage sans champagne était inenvisageable. Aujourd’hui, c’est possible. »

Un positionnement bas de gamme

Le problème ? Personne ne semble connaître ce qui se cache derrière le terme générique de prosecco. Au final, ce pétillant reste mal connu du grand public. « Le consommateur peut nous demander une marque précise de champagne ; jamais dans le cas d’un prosecco », fait valoir Henry Debbané, d’Enoteca, qui propose l’un des seuls prosecco millésimés de cette sélection de Noël. Quant à espérer que d’autres pétillants soient reconnus… C’est quasi impossible. Qui a, par exemple, jamais testé un cava espagnol ? Au Liban, ses amateurs avant-gardistes se comptent sur les doigts des mains : il s’est vendu moins de 450 caisses de cava en 2014. Restent les effervescents français de type crémant, blanquettes de die… Leur consommation demeure globalement inchangée depuis 10 ans. « Ça ne prend pas », constate Jean-Luc Desmarets. Qu’il s’agisse d’espagnols, de français ou d’italiens, l’absence de marques connues révèle un positionnement encore relativement “bas de gamme” avec une recherche de “volumes” pour s’imposer par le bas. Ce que traduit Henry Debbané : « Les pétillants, ce n’est pas notre public. Cela représente peut-être moins de 5 % de nos ventes. » D’ailleurs, la marque de prosecco la plus vendue est Martini (distribution : Fattal), une référence d’entrée de gamme, qui profite de la renommée de son vermouth pour s’imposer sur le créneau des pétillants. Côté espagnol, Freixenet (Fattal), avec ses bouteilles d’entrée de gamme, monopolise le marché avec 50 % des ventes de pétillants espagnols. Ailleurs dans le monde, des noms émergent malgré tout : Bisol, bien sûr, l’une des plus anciennes maisons (Le Comptoir des vins), Ruggeri (Le Comptoir) dont le Vecchie a été repéré par Decanter parmi les 10 meilleurs prosecco de l’année en 2014 ; Sorelle Bronca (Cave de Joël Robuchon) dont le Particella 68 (introuvable au Liban) semble ravir les papilles de nombreux critiques. On évoque aussi le domaine Recaredo (non distribué au Liban), pas très loin de Barcelone, pour l’excellence de ses cava. « Cela ne sert à rien d’opposer pétillants italiens ou espagnols et champagnes français. Ce qu’il faut chercher chez chacun, c’est la meilleure expression du terroir, la meilleure incarnation du travail des hommes », souligne, soudain très philosophe, Antoine Abi Aad, d’Aziz.