La guerre de l’été dernier a obligé la styliste libanaise Milia Maroun à prendre le chemin de l’exil, seule solution pour se faire une place dans l’univers très compétitif de la mode féminine.

Juillet 2006, Milia Maroun s'apprête à sa nouvelle collection de prêt-à-porter féminin. Sous les bombes, elle est contrainte d'abandonner son atelier qu'elle vient d'agrandir et la boutique inaugurée un an plus tôt dans le quartier branché de Saifi Village, dans le centre de Beyrouth. Elle ne prend avec elle que le strict nécessaire et sa précieuse assistante, direction Istanbul. La collection été 2007 doit sortir coûte que coûte. La précarité et les incertitudes de la guerre des 33 jours donnent des étincelles à la jeune styliste, à en croire les acheteurs, pourtant peu encline à faire dans la dentelle. L'aventure milia m doit donc continuer ! Beyrouth, qui s'enfonce dans le marasme de l'après-guerre, n'offre plus le minimum garanti pour y poursuivre la création. C'est donc en toute logique que Milia s’installe près des ateliers de production, à Istanbul, l'une des capitales mondiales de la confection.
Le prêt-à-porter, Milia s’y consacre corps et âme depuis qu’elle a décidé en 1999 de lancer sa propre marque. Sobres et pleines de séduction, ses collections incarnent un esprit frais, pétillant et moderne, loin du classicisme des couturiers alentours, sans pour autant être farfelues. C'est du basic de haut de gamme. Les coupes des vêtements sont légères, suggestives et doucement féminines, jouant des transparences, des plis et des ouvertures. Au fil des saisons, elle commence à se faire connaître. Les clientes libanaises et arabes affluent à Achrafié dans son atelier-showroom. L'affaire avance, +30 % de progression des ventes les premières années, mais cela ne va pas sans peine. Les règles du monde du prêt-à-porter ne sont pas faites pour les enfants de chœur.
Contrairement à la haute couture, qui peut survivre dans des marchés de niches, s'octroie des marges confortables propres au sur mesure tout en encaissant 50 % du prix de vente à la commande (ce qui couvre à l'avance tous les frais), le prêt-à-porter féminin se joue d'emblée sur la scène internationale où la concurrence est féroce, les marges réduites et les problèmes de liquidités permanents. Les acheteurs ne paient que 30 % à la commande. Mais souvent, des délais sont accordés pour faciliter les transactions. De plus, le créateur assume seul les risques élevés de défauts liés aux fournisseurs ou les retards de fabrication.

Une production en flux tendu

Inspiration et créativité mises à part, la vie de Milia Maroun est rythmée par la production des collections. On est loin du glamour et des paillettes de la mode telle qu'on la voit dans les médias.
Chaque six mois, il faut devancer l'air du temps mais pas trop. Séduire et habiller. Contrôler ses coûts sur une trentaine de nouveaux modèles et être à temps pour les salons où sera présentée la collection aux acheteurs, passage obligé pour se faire connaître dans l'industrie.
Avec une préférence pour Paris, sempiternelle capitale de la mode, Milia a aussi participé à des salons professionnels à Milan et à Tokyo. Même si les frais occasionnés sont importants, l'accès à ces “salles de marché” de la mode est beaucoup plus raisonnable que l'organisation d'un défilé. Les acheteurs pour les boutiques et les distributeurs y font leurs emplettes. C’est alors que la course bisannuelle commence...
Dans un délai très court, il faut faire converger les différents éléments de la matière première (tissus, fils, fermetures) dans les ateliers de façonnage en Turquie. La matière première vient surtout du Japon, d'Italie et de France. Poste de dépense important, elle représente 15 à 20 % du chiffre d'affaires. Pour une jeune entreprise de prêt-à-porter féminin, il faut constamment jouer des coudes avec plus fort (et plus riche) que soi. Les rouleaux de 50 mètres linéaires de tissus achetés au Japon coûtent 40 % plus cher que ceux de 150 mètres. Les gros clients sont donc déjà avantagés au départ de la course.
Milia doit aussi constamment jongler avec les délais, les disponibilités, les droits de douane, les quantités minimums, les contrôles de qualité et les paiements internationaux. Une fois la matière première parvenue en Turquie, toute l'énergie se concentre sur la “façon” : 60 % en ateliers propres, 40 % dans des usines spécialisées pour la maille et le cuir. La Turquie, et Istanbul en particulier, a des coûts de production très supérieurs à l'Inde et à la Chine, deux des trois plus importants producteurs mondiaux de la confection en prêt-à-porter féminin, mais commence à concurrencer l'Italie en terme de qualité de production grâce à une main-d'œuvre de mieux en mieux formée.
Sur les rives du Bosphore, la course continue pour arriver en tête dans les agendas chargés des ateliers de confection où les grands noms de l'industrie du prêt-à-porter sont en général prioritaires, car il est vital de livrer les commandes à temps aux boutiques qui commencent leur saison de plus en plus tôt. La réputation du créateur-entrepreneur se fait surtout sur sa capacité à livrer sa collection dans les délais. Si le contrat n'est pas honoré, c'est alors une grosse perte sèche financière. Tout se joue donc dans un mouchoir de poche entre l'achat de la matière première, son acheminement, la façon – qui ensemble peuvent représenter jusqu'à 50 % du prix à l'export – et la livraison aux acheteurs. Les jeunes stylistes indépendants font la course sur un fil. Ils ne peuvent pas se permettre de fautes, ni de style ni d'organisation.
Avec sa nouvelle plate-forme de travail, dans son exil forcé à Istanbul, Milia prévoit un développement plus rapide à l'export et va passer à un plan marketing plus agressif : plusieurs salons par saison et l'ouverture d'un showroom aux États-Unis. L’objectif est d’augmenter son chiffre d’affaires de 10 % par an, un début d'économie d'échelle nécessaire au développement de la marque.
Les premiers effets positifs se font déjà ressentir... Un effort important a été accompli sur la distribution de la collection milia m aux États-Unis, à Londres et à Dubaï. Sous la marque miim (www.miim-via.com), Milia a créé en partenariat avec un important atelier de confection de produits mercerisés – dirigé par un Arménien d'Istanbul – une autre collection, plus moyen de gamme, qui est déjà distribuée par l'équivalent londonien du Colette parisien.
Enfin, afin de contribuer à apaiser les plaies du traumatisme de l'été 2006, Milia a produit une série de 1191 T-shirts numérotés dont le bénéfice des ventes est versé à deux associations caritatives libanaises. Déclinant en plusieurs langues le slogan “Rappelle-toi, n'oublie pas”, ils sont en vente à sa boutique à Saifi Village ainsi que sur Internet (www.lebanonsummer06.org). Apporter un peu de la légèreté et du bonheur dans un monde de brutes. N'est-ce pas là aussi le rôle de la mode ? Une entreprise dans laquelle excelle Milia. Parcours d’une entrepreneuse L'univers de l'entreprise, Milia Maroun y baigne depuis sa tendre enfance. Ses parents ont créé la Gondole, un café-traiteur dont le concept novateur à l'époque fait fureur. Ils lui transmettent les valeurs exigeantes du travail et, avec ses frères, elle apprend les subtilités d'une activité qui doit toujours être en phase avec le temps et les envies des gens, si elle veut perdurer.
Fine bouche, Milia, contrairement à ses frères, ne voit pas son avenir dans la restauration. En 1988, elle monte à Paris. Les affaires de la famille étant en de bonnes mains, elle peut donc laisser libre cour à ses envies de créativité. Ce sera Esmod. Elle y entame des études en stylisme-modélisme et se spécialise en prêt-à-porter féminin. En 1993, Milia entre dans le groupe Vanity Fair/Stylmod France où elle acquiert et peaufine son art, s'active à la conception et à la production de nouveaux modèles. Elle vit pourtant avec l'intime conviction qu'il lui faut se lancer seule dans la grande aventure de la mode et créer sa marque. Elle revient quatre ans plus tard à Beyrouth. Le Liban est alors la terre de tous les possibles.
Après une période en indépendante comme styliste-modéliste en lingerie puis comme enseignante dans la branche d'Esmod à Damas, Milia Maroun lance, début 1999, sa marque de prêt-à-porter féminin milia m (www.milia.com).