Depuis 1993, les gouvernements se succèdent − 10 au total −, mais le gouverneur reste. On ne change pas une équipe qui gagne, serait-on tenté de penser, tant la stabilité financière et monétaire du pays lui est attribuée. Nommé gouverneur à 43 ans, Riad Salamé pilote la politique monétaire du pays depuis presque un quart de siècle, et il est appelé à le faire jusqu’en 2023. Parmi les quelque 190 banquiers centraux dans le monde, répertoriés par l’encyclopédie en ligne Wikipedia, sa performance n’est égalée que par celle du président exécutif de la banque d’Oman, en poste depuis 1991 sous la supervision du sultan lui-même, gouverneur en titre. Cette longévité record, Riad Salamé la doit en partie à ses compétentes techniques, reconnues de tous. Le patron de la Banque du Liban, qui n’a pas répondu à notre demande d’entretien, est unanimement décrit comme un excellent ingénieur financier, maîtrisant les mécanismes et les risques des marchés. « Il a une connaissance très pointue des marchés et des instruments financiers, acquise lors de son passage au sein de la banque d’investissement américaine Merrill Lynch », raconte l’un de ses proches amis, le banquier Shadi Karam.

L’homme de confiance de Rafic Hariri

Fils d’un homme d’affaires ayant fait fortune en Afrique, Riad Salamé décroche une licence d’économie à l’Université américaine de Beyrouth avant de rejoindre la banque à l’âge de 23 ans. Sa carrière prend un véritable tournant lorsqu’il prend en charge la gestion du portefeuille d’un milliardaire libano-saoudien, qui deviendra quelques années plus tard Premier ministre du Liban : Rafic Hariri. « Rafic Hariri avait amassé une fortune colossale que Riad Salamé lui a permis de faire fructifier, grâce à des placements et des produits financiers adaptés. » Les rendements sont tels que le jeune homme devient vice-président et conseiller financier de la banque avant même d’avoir atteint la quarantaine. Une relation de confiance et d’amitié se tisse entre le banquier et son client.
Le contexte dans lequel Rafic Hariri arrive au pouvoir, en 1992, et la nature de son projet pour le Liban expliquent sans doute l’importance pour lui de placer un homme de confiance à la Banque du Liban. Alors que la livre s’était stabilisée entre 800 et 1 000 livres pour un dollar, une hausse des salaires dans la fonction publique en février 1992 provoque une vague de spéculation sans précédent, faisant chuter le cours du dollar à 2 800 livres l’été de la même année. Certains observateurs soupçonnent, sans être en mesure de le prouver, une attaque orchestrée dans l’objectif de favoriser l’arrivée de Rafic Hariri au pouvoir. Cette dévaluation a en tout cas entraîné la chute du gouvernement de Omar Karamé, remplacé après les élections législatives par Rafic Hariri. Ce dernier négocie le départ du gouverneur en place, Michel Khoury, en cours de mandat, et le remplace par Riad Salamé. « La priorité de Rafic Hariri était de rebâtir les infrastructures. Riad Salamé, lui, avait une vision plus globale avec trois thèmes-clés : la stabilisation de la livre pour générer une confiance dans l’économie locale et préserver le pouvoir d’achat ; le soutien du secteur bancaire pour attirer des dépôts et financer à la fois le secteur privé et l’État ; et le développement des marchés des capitaux pour canaliser l’argent de la diaspora vers le secteur productif et lui permettre de se reconstruire », affirme Shadi Karam.

La politique des taux élevés

Mais cette “vision” n’a été que partiellement mise en œuvre. Il a fallu d’abord parer au plus urgent : financer l’ambitieux plan de reconstruction, évalué à l’époque à 18 milliards de dollars, et reconstituer les réserves de la Banque du Liban pour défendre la livre en cas de besoin. Pour encourager le retour des capitaux vers le Liban, sa politique monétaire a consisté à maintenir une structure des taux d’intérêt très élevée. Entre 1994 et 1998, les banques libanaises attiraient les dépôts en les rémunérant largement au-dessus des taux internationaux, avec un différentiel allant parfois jusqu’à 10 %, et les plaçaient dans des bons du Trésor qui rapportaient entre 18 et 42 %. « Cette stratégie, qui était censée être temporaire, a coûté cher à l’État, mais elle était nécessaire au départ », estime Shadi Karam. Ces taux élevés ont en effet alourdi l’endettement de l’État mais aussi des entreprises, tout en renforçant le secteur bancaire vers lequel affluaient les capitaux. Le marché des capitaux, censé permettre au secteur productif de se recapitaliser après quinze ans de guerre, est resté au stade embryonnaire, la seule entreprise ayant bénéficié d’investissements massifs a été la société de reconstruction et de développement du centre-ville, Solidere, portée par le Premier ministre et introduite à la Bourse de Beyrouth. L’appétit des investisseurs arabes et de la diaspora pour l’immobilier en général a contribué à la flambée des prix du foncier, réconfortant Rafic Hariri dans ses choix : « Quand le bâtiment va, tout va », avait-il l’habitude de dire.

Le tournant de la dette en devises

Mais en réalité rien n’allait. L’économie réelle souffrait de la politique de taux élevés, et de la corruption et du clientélisme qui gangrenait les pouvoirs publics. Propriétaire de la MEA, que la BDL a été contrainte de racheter en 1996, et du Casino du Liban, à travers la société Intra, Riad Salamé en savait sans doute quelque chose. Après deux ans de forte croissance portée par le boom immobilier en 94 et 95, l’économie ralentit fortement. Faute de croissance, les revenus de l’État n’augmentent pas suffisamment pour couvrir le service très élevé de la dette et enrayer son emballement. « Il aurait fallu, à cette époque, tirer les conséquences de l’échec de la politique menée jusque-là et entamer un virage. Mais au contraire, on a décidé d’adopter une attitude de déni et de persister en s’endettant en dollars », commente l’économiste et ancien ministre Charbel Nahas. Comme le secteur privé, l’État avait intérêt à s’endetter en dollars auprès des banques locales, pour bénéficier de taux inférieurs. Mais cette dollarisation de la dette accroît la dépendance du pays aux entrées de capitaux, et sa vulnérabilité aux crises bancaires et de change. Car contrairement à la livre, la Banque du Liban ne peut pas imprimer des dollars. Les devises doivent provenir des banques, mais une dévaluation de la livre menacerait la capacité de remboursement des emprunteurs (l’État, mais aussi les entreprises et les ménages dont les revenus sont libellés en monnaie nationale) et la solvabilité du secteur tout entier. Riad Salamé s’engage donc à maintenir coûte que coûte la livre dans une fourchette très étroite autour de 1 507,5 livres le dollar. Si le régime de change reste théoriquement flottant, dans les faits il devient fixe.  Il en informe officiellement le Fonds monétaire international en 1998, s’attirant à l’époque les foudres de l’institution avant que cette dernière ne se range à la position selon laquelle ce régime est devenu la pierre angulaire de la stabilité du système financier.

Le régime de change fixe de facto

Un régime de change fixe, dans une économie dollarisée, a l’avantage de contenir les effets inflationnistes provoqués par les déficits publics récurrents et de préserver la “confiance” dans le système, dont Riad Salamé est devenu le garant. Mais cette stratégie impose des contraintes très fortes aux autorités monétaires, qui renoncent à utiliser leurs instruments à d’autres fins qu’à la stabilité du cours du dollar. Cela passe par le maintien de réserves de change très importantes et le recours à des opérations régulières dites de stérilisation, coûteuses pour la Banque centrale. Car pour obtenir l’adhésion des banques et leurs déposants à ce mécanisme, Riad Salamé devait les récompenser. D’autant qu’au cours de son deuxième mandat, de 1999 à 2005, la situation du pays n’a connu aucune amélioration. Au contraire, les finances publiques continuaient de saigner et la dynamique de la dette semblait de plus en plus insoutenable.
La dette publique qui était de 2,3 milliards de dollars fin 1992 passe à 35 milliards de dollars fin 2004, dont 26 milliards d’intérêts, soit trois fois le montant de la dette initiale. « La politique budgétaire était alors en contradiction avec la politique monétaire. Mais l’État avait toujours besoin de plus d’argent pour satisfaire ses intérêts clientélistes et ceux du régime syrien, et c’est le contribuable qui a payé », explique Shadi Karam. Au bord de la faillite, en 2002 le pays sollicite l’aide internationale, lors de la conférence dite de Paris 2, durant laquelle le gouvernement s’engage à stopper l’hémorragie et à réformer le pays, sans que ces engagements ne soient suivis d’effet. Les taux d’intérêt sont ajustés à la baisse. Mais après avoir été forcées de souscrire à des bons du Trésor à taux zéro, les banques rechignent de plus en plus à financer directement l’État. La BDL devient alors l’intermédiaire entre elles et le Trésor, et Riad Salamé redouble d’imagination, déployant ses fameuses ingénieries financières, pour placer au mieux les titres de la dette, dans un climat politique de plus en plus délétère.
L’un de ces “swaps” sera même la source de dispute avec son mentor politique. S’apprêtant à basculer dans le camp de l’opposition, en 2004, Rafic Hariri s’oppose à une nouvelle ingénierie, estimant peut-être qu’une crise financière faciliterait son agenda de réformes. Riad Salamé se range alors du côté du président de la République, Émile Lahoud, et mène l’opération, sauvant une nouvelle fois la réputation du pays vis-à-vis de ses créanciers. Difficile de savoir si c’est cet alignement, ou l’exploit qu’a représenté le maintien de la livre après l’assassinat de Rafic Hariri en février 2005, qui lui vaudra d’être reconduit par Nagib Mikati fin 2005 pour un troisième mandat, marqué par une guerre et une série de crises politiques.

Le général de front

À partir de cette date, Riad Salamé endosse son uniforme de “général de front”, comme le qualifie le PDG de la BLC Bank, Maurice Sehnaoui. « Sa mission était de tenir le front : la livre et le financement de l’État pour éviter l’effondrement du pays. À une époque où plus aucune décision n’était prise, aucun budget n’était voté, le fait d’avoir maintenu une livre stable, la confiance dans le secteur bancaire avec près de 140 milliards de dollars de dépôts et un PIB positif relève du miracle, quel qu’en soit le coût », estime-t-il. « Un État a deux facettes, politique et économique, inséparables même si elles ne sont pas toujours équilibrées. Dans la plupart des pays développés, comme les États-Unis, l’économie prime, tandis que dans les pays en développement, la politique est prioritaire. Le génie de Riad Salamé a été de créer une frontière, une muraille de Chine, entre les deux. Il a créé une république monétaire puis financière, puis économique, qui fonctionne indépendamment du reste. Il a trouvé les bons canaux de communications pour avoir la protection politique dont il avait besoin pour faire son travail », commente Maurice Sehnaoui.
Pour l’économiste Charbel Nahas, cette indépendance, qui lui a permis d’être une nouvelle fois reconduit en 2011, n’est que la conséquence de la fonction qui lui a été attribuée par une classe politique défaillante. « On a assigné un rôle à Riad Salamé qu’il a assumé avec brio, dit-il. Un État inopérant et inefficace ne peut vivre que sous perfusion externe, et dans ce contexte la fonction de régulation est vitale. L’économie libanaise vit sous perfusion, équivalente à 20-25 % de son PIB. Il y a une pompe qui aspire 10 à 15 milliards de dollars par an et des canaux de distribution qui irriguent l’ensemble du territoire. Riad Salamé régule la pompe, tandis que la gestion des débits, c’est-à-dire le rôle d’allocation, était autrefois assurée par le régime syrien et semble être aujourd’hui disputée par les chefs communautaires locaux. Le rôle de régulation de la pompe est essentiel. Cela se traduit par l’incontestabilité de la fonction, et forcément par sa préservation et son immunité à la politique. » « Riad Salamé est un homme intelligent qui connaît très bien les enjeux économiques, poursuit Charbel Nahas, mais il fait ce qu’il doit pour maintenir la pompe : soutenir les prix fonciers, soutenir la consommation et financer les profits des banques. Changer de modèle implique de changer le système politique. Tant que cela n’arrive pas, Riad Salamé apparaît comme le plus compétent à ce poste. Le problème est que lorsque le rendement de la pompe baisse, il faut toujours plus d’énergie pour l’alimenter. »

Nouvelle ingénierie

Mi-juillet 2016, le ralentissement des dépôts pousse le gouverneur de la Banque centrale à recourir à une nouvelle ingénierie, pour doper ses réserves et accélérer les flux de capitaux, faisant au passage un nouveau cadeau aux banques. Mais cette fois les critiques fusent. « La controverse autour de la dernière ingénierie n’est pas tant liée à l’aide accordée aux banques, qu’au fait qu’elle a favorisé les seuls actionnaires de ces banques, alors qu’elle aurait dû profiter à l’économie en général. Aux États-Unis par exemple, la Réserve fédérale a aidé nombre de banques américaines en échange d’une participation à leur capital. En France, les autorités ont offert une liquidité illimitée aux banques à un taux d’intérêt de 8,5 %, ce qui a permis à l’État français de réaliser un peu plus de 3 milliards d’euros de bénéfices. Il n’y a qu’au Liban où les ingénieries ont financé les actionnaires des banques, qui se sont trouvés enrichis à un taux de 40 % », souligne l’économiste Charbel Cordahi.
Pour Maurice Sehnaoui en revanche, l’opération était totalement justifiée. « Le mur commençait à se lézarder avec une balance des paiements très négative pendant deux années consécutives, il fallait réagir, gagner du temps en espérant une amélioration des conditions politiques. Il a agi une nouvelle fois en général de front, et un général de front n’est pas affecté par les supposés dommages collatéraux. »

Le coût de l’assainissement

Le coût de l’ingénierie se semble en tout cas pas avoir dérangé la classe politique, à qui ce type d’opération permet de continuer à dépenser sans compter et sans se soucier des conséquences sur l’économie réelle. « La politique monétaire en place depuis 1993 a permis de contenir partiellement l’inflation, mais elle a aussi étouffé les secteurs productifs créateurs d’emploi et de richesse nationale, à travers des taux d’intérêt élevés, encourageant la thésaurisation des avoirs et la réduction des investissements (en dehors des placements financiers ou du secteur immobilier). La hausse du chômage et de l’immigration de la main-d’œuvre qualifiée ne peut être dissociée de cette politique », estime Charbel Cordahi. Sans parler de son impact sur la dette publique. « Entre 1991 et 2015, l’État libanais a collecté 124 milliards de dollars d’impôts et taxes, et a dépensé 121 milliards, ce qui représente un excédent primaire (hors service de la dette) de trois milliards de dollars sur la période. Or, dans cet intervalle, les Libanais ont payé 67 milliards de dollars d’intérêts sur une dette, qui s’élève désormais à 75 milliards de dollars, d’où le déficit cumulé. Bien que la responsabilité en incombe au gouvernement en premier lieu, la politique monétaire a contribué à gonfler la dette publique à travers des taux d’intérêt élevés et des certificats de dépôts onéreux évinçant l’investissement privé et les placements en bons du Trésor », affirme l’économiste. Mais ce n’est pas ce que tout le monde retient de Riad Salamé. « Il aurait pu, à plusieurs reprises, laisser le système s’écrouler. Mais personne ne connaît le coût de l’assainissement, sur les plans financiers, politiques et sécuritaires. On peut peut-être lui reprocher de ne pas avoir fait assez de pression sur la classe politique, mais il a toujours considéré que la stabilité de la livre et du secteur bancaire étaient dans l’intérêt du pays, quelle que soit l’irresponsabilité du comportement de la classe politique », conclut Shadi Karam. Et c’est sans doute ça, le secret de sa longévité.