Sur les cartes des restaurants comme sur les étals des supermarchés, les options “healthy” font aujourd’hui partie du quotidien des Libanais. Produits du terroir, alimentation bio, plats végétariens, sans gluten ou sans lactose… Zoom sur un phénomène qui a su se faire une place dans nos assiettes.

Entre le sportif anorexique qui se complaît dans le no gluten (“jamais de pizzas, je suis allergique”), la nouvelle furie du vegan (“vous savez comment on tue les animaux ?”), et l’expat de service, qui tâte du régime paléo, organiser un dîner entre amis devient un vrai casse-tête tant la mode du “manger sain” impose un nouveau tempo à la capitale, toujours friande de tendance.

Beyrouth n’a bien sûr rien de spécifique : un peu partout dans le monde, on assiste à une “crise de confiance”, voire à ce que certains définissent comme un “mouvement de panique” vis-à-vis de l’alimentation. Manger, cet acte si innocent du quotidien, se transforme en un piège tant le contenu de nos assiettes devient suspect. La viande elle-elle cancérigène ? La pomme contiendrait-elle trop de pesticides ? Le poisson serait-il nourri aux farines animales ? Et le chou ne serait-il pas gros à cause d’OGM ?

En Occident, cette suspicion a commencé dans les années 70 avec l’essor de la grande distribution et l’industrialisation des aliments. «Au Liban comme ailleurs, il n’y a plus de paysans pouvant réussir économiquement», fait valoir Riad Saadé, président du Centre de recherches et d’études agricoles libanais (Creal). Dans la filière, ceux qui s’en sortent sont des exploitants qui adoptent le modèle industriel de gestion et contrôlent la filière. » Mais cette mutation du monde rural a une conséquence dans notre quotidien : pas un mois ne se passe en Occident sans qu’une grave crise sanitaire ne vienne faire la une des journaux : vache folle, OGM, huile frelatée, lasagnes à la viande de cheval, poulet à la dioxine… Conséquence : une prise de conscience croissante du lien entre alimentation et santé, qui pousse de plus en plus de consommateurs à privilégier des régimes alimentaires alternatifs ; du bio, du sans gluten ou sans lactose, voire du vegan… Sans surprise, nos marketeurs y ont vu un nouvel eldorado. Le marché est, il est vrai, immense : en 2015, on l’estimait entre 175 et 250 milliards de dollars avec un taux de croissance mondial compris entre 5 et 15 % par an, selon les segments.

Un autre rapport à l’alimentaire

Le Liban s’est tenu longtemps à l’écart de ce mouvement de fond. « Pendant la guerre, nous avons sans doute été touchés, mais nous n’en avons rien su. Et puis, il faut bien reconnaître que nous avions d’autres chats à fouetter », fait valoir Chérine Yazbeck, auteure de plusieurs ouvrages sur la cuisine libanaise traditionnelle. À cela s’ajoute le manque de transparence d’un secteur où aucun contrôle sérieux n’est mené sur la qualité sanitaire des produits. Du coup, en l’absence d’une agence gouvernementale chargée de la sécurité sanitaire, certaines filières de production comme le “bio” ou le “baladi” deviennent malgré tout l’un des rares moyens d’espérer pouvoir faire confiance à des produits agricoles ou agroalimentaires, sans traçabilité aucune par ailleurs. C’est typiquement ce qui a fait le succès de Souk el-Tayeb, un marché de producteurs lancé à Beyrouth en 2004. En permettant à des exploitants agricoles de vendre leur production directement aux consommateurs, le concept cartonne. Depuis d’autres ont essaimé. Dernier en date ? Le Badaro Urban Farmers, qui cible les milléniaux davantage encore préoccupés de la “santé de leur corps” que les générations précédentes.


Une réponse aux scandales 

La tendance “healthy” ne prend finalement son plein essor qu’avec les premiers gros “scandales alimentaires” qui touchent le Liban. En 2009 d’abord quand Antoine Karam, ministre de l’Environnement de l’époque, révèle que 40 % des fruits et des légumes libanais seraient concernés par un usage excessif de pesticides. En 2014 ensuite, lorsque la presse s’inquiète des conditions d’hygiène dans les abattoirs ou révèle la présence de défection animales dans les farines entreposées au port de Beyrouth… « Les “coups médiatiques” de l’ancien ministre de la Santé, Waël Bou Faour, ont sans doute joué un rôle déterminant dans la prise de conscience du grand public », fait valoir Michèle Gebeily, propriétaire de KitchenLab, un atelier de cours de cuisines dans la rue Monnot, qui donne notamment des cours de cuisine “healthy”.

Cette lente prise de conscience explique que les pionniers du “manger sain” aient tant ramé pour se faire entendre. «Quand j’ai ouvert il y a neuf ans, je passais des journées entières sans que personne n’entre dans le magasin», se souvient Sabine Kassouf, fondatrice de la première boutique “bio” d’Achrafié, A New Earth. « Mes seuls clients étaient des expatriés, les Libanais pensaient que c’était un centre de diététique, un endroit pour mincir », dit-elle. Mais depuis beaucoup surfent sur la tendance. Le nombre de magasins ou les surfaces des étals dans les supermarchés dédiés au bio ou à la “tendance healthy” grandissent : Zeina Daoud, par exemple, a fondé en 2010 Le potager bio (un panier bio livré chez les particuliers). Elle s’est ensuite lancée en 2015 dans la distribution, en prenant la franchise de la marque française de distribution de produits bio La vie claire. «Il y a maintenant un vrai intérêt pour le bio, en particulier pour les familles avec de jeunes enfants et pour ceux qui souffrent d’intolérances ou d’allergies alimentaires», fait valoir celle qui a ouvert son quatrième magasin à Verdun il y a deux mois.

Contrôler notre santé

Dans les sociétés occidentales, ce nouveau rapport à l’aliment traduit l’idée que manger n’est plus un acte sans conséquence ou un simple plaisir irréfléchi. Ingurgiter devient une quête de santé, mais aussi une recherche de sens. «(Ces pratiques) disent aussi le besoin de sens, d’éthique, de rapports plus équilibrés à la nature et à la consommation», selon Camille Adamiec, sociologue spécialiste de l’alimentation et de la santé, dans une interview accordée au quotidien français Le Monde en 2017.

Une quête de sens qui fait écho à une autre lame de fond, très présente au Liban : la nostalgie et le besoin de réaffirmer son ancrage dans une région, un territoire. «Les gens ont envie de revenir à des choses qui leur parlent, à ce qu’ils définissent comme “authentiques”. Il y a une sorte de nostalgie pour la cuisine de jadis et cette cuisine s’incarne dans le terroir et le goût de nos villages», surenchérit Chérine Yazbeck. «Pour les Libanais, l’alimentation a une fonction centrale : c’est un mode de partage et de plaisir pour des familles souvent éparpillées aux quatre coins de la planète.» Sans oublier l’importance de l’esthétique : être mince ou musclé est une condition sine qua non de la valorisation sociale.

C’est dans les restaurants maintenant qu’on retrouve cette “cuisine santé” : du bio, du terroir, des super-foods, éventuellement sans lactose et sans gluten. Des enseignes comme Organic Sisters, Kitchen Confidential, Eat Sunshine, Le Petit Gris… font la part belle aux “beaux” et les “bons” produits. «Tout mon concept repose sur la traçabilité des produits que je sélectionne : du bio souvent, des achats de saison, des producteurs locaux, avec qui j’ai une relation directe de confiance…», souligne Makram Rabbath, propriétaire du restaurant Le Petit Gris.

Même les chaînes de fast-food s’y mettent : Zaatar w Zeit a introduit ainsi des salades de quinoa et de kale ; Crepaway sert un burger 100 % vegan, tandis que Urbanista offre une option “bio” sur sa carte. «Depuis 2012, nous avons intégré des produits bio et sans conservateurs à notre menu pour que nos clients aient une option saine», explique Zeina el-Eid, copropriétaire d'Urbanista. Sans oublier les chaînes de jus de fruits ou de légumes qui prônent diètes et détox, ou les boulangeries d’un nouveau genre comme Oh!BakeHouse. « Pour moi le défi est de montrer aux gens qu’on peut faire de très bonnes recettes sans utiliser de gluten », explique Rena Dagher, sa cofondatrice.

Le phénomène est amplifié sur certains réseaux sociaux comme Instagram, très féru des images de jus healthy (au lait d’avoine), de granola (fait maison) et de salade de pousses d’épinards et de betteraves.

Manger sain, un luxe ?

Ces produits restent cependant l’apanage d’une couche moyenne à aisée de la population et représente une toute petite niche en termes de volume de produits consommés. Les prix du bio au Liban, même quand celui-ci est produit localement, affichent 15 à 30 % de plus qu’un produit conventionnel. «Produire bio reste cher, et tout n’est pas disponible sur le marché local», explique Reema Maamari, fondatrice de Biolicious, une marque libanaise de biscuits, chips et fruits séchés 100 % bio. Un constat auquel fait écho l’expérience de Makram Rabbath : «Proposer une soupe de carottes “bio” n’a parfois pas de sens, tant ce produit se révèle onéreux… Dans ce cas, je renonce… Il faut aussi tenir compte du pouvoir d’achat…» Malgré tout, en proposant autre chose, des minorités peuvent faire bouger les lignes. C’est le cas du bio, dont la consommation était marginale il y a vingt ans et qui pénètre désormais mieux l’ensemble de la société. D’autres modes, qu’on croyait réserver à une élite, pourraient, pourquoi pas, se pérenniser. Mais attention aux dérives.

Un désir qui tourne à la pathologie

La dichotomie croissante entre “bons” et “mauvais” comportements, entre “bons” ou “mauvais” aliments traduit aussi de plus en plus l’exigence d’un contrôle de soi, jusque-là peu présent dans la culture libanaise. On s’interdit le gras, le sucre ; on “purge” son corps des miasmes. La chasse aux toxines devenant la nouvelle doxa des gourous d’un supposé “mieux vivre”. Et derrière, pointe le risque d’un syndrome de culpabilité. «On crée l’angoisse en laissant entendre aux gens qu’ils sont sales ou souillés de l’intérieur, puis on leur propose le produit pour résoudre ce problème. Et comme les marques savent que, pour marcher, un produit doit être rapide et demander peu d’efforts, alors elles promettent le miracle par l’instantanéité», soulignait déjà en 2016 un expert cité dans un article de Libération.

Cette nouvelle “ascèse de vie” peut même tourner parfois au pathologique. Au début des années 2000, un médecin américain Steve Bratman a ainsi fait émerger un nouveau comportement qu’il a nommé l’orthorexie, un trouble alimentaire qui pousse à chercher la nourriture parfaite et, partant, à se couper du monde pour se centrer sur son seul ventre, devenu le centre sacralisé de l’ego.

Glossaire

Bio – Aliments produits sans engrais chimiques, sans pesticides, sans conservateurs, sans OGM. Aucune loi n’existe au Liban pour régir les pratiques bio. Les producteurs libanais, qu’ils envisagent ou non d’exporter, doivent donc se plier à des labels délivrés par des instituts de certification, dont le plus connu est IMC. Ces instituts s’appuient sur la législation européenne. Leur logo est impératif sur l’étiquetage pour être considéré comme bio.
Intolérances alimentaires – À ne pas confondre avec les allergies. Les intolérances alimentaires font référence à un produit que notre corps ne digère pas ou digère mal. Les plus connues sont au lactose et au gluten,,, mais on peut aussi être intolérant aux œufs ou à d’autres produits.
Végétarien – Régime qui consiste à ne pas consommer de viande ni de poisson.
Vegan – Diète qui consiste à ne pas consommer de viande, de poisson ou tous produits issus des animaux comme les œufs, le lait, le fromage.
Paléo – Régime qui consiste à manger comme à l’époque du paléolithique, soit des viandes nourries à l’herbe, des racines, des baies ou des noix. Ce régime exclut tous les aliments issus de l’agriculture ou de l’industrie agroalimentaire.
Super-foods - Aliments qui concentrent beaucoup de nutriments en une petite quantité comme les graines de chia, l’avocat, les myrtilles, les mandes ou le kale.