Travailler et être heureux de le faire ? De plus en plus d’entreprises jurent que c'est possible. Née aux États Unis, la tendance “happiness at work” commence à faire des émules au Liban où quelques sociétés ont nommé des spécialistes du bonheur dans leur équipe.

Travailler ? Le mot renvoie au latin tripalium, qui signifie torturer. « Le travail regroupe presque toutes les contraintes matérielles et sociales que l'on peut imaginer, domination comprise », rappelait récemment le philosophe Thierry Menissier dans une interview au quotidien français La Tribune. Jusqu’à il y a peu, d’ailleurs, le bonheur était l’apanage des “oisifs” – le sage, le prêtre ou le noble – qui prenaient la vie du côté des loisirs ou du vagabondage.

Mais l’époque moderne a radicalement changé notre relation au travail : désormais, celui-ci devient l’un des lieux – si ce n’est le lieu – de la réalisation de l'humain, de son existence sociale ou matérielle. D’où cette exigence qui monte dans les rangs : être épanoui dans sa vie professionnelle.  « Il faut se demander si le travail nous fait vivre des sentiments positifs comme la fierté, la curiosité, l'amusement, la gratitude et l’acceptation, ou si nous passons le plus clair de notre temps à éprouver des émotions négatives comme la frustration, la peur, la colère, le désespoir et la tristesse. Bien sûr, aucun travail n'est parfait, mais les recherches indiquent que pour prospérer, nous avons besoin de plus d’émotions positives que négatives », explique Alexander Kjerulf, un spécialiste du bonheur au travail qui participera le 11 octobre à la première conférence à Beyrouth consacrée à ce sujet. « C’est un nouveau défi pour les entreprises qui n’ont pas encore l’habitude de devoir gérer les émotions de leurs collaborateurs », ajoute le fondateur de la société danoise Woohoo Inc.

Le chemin est encore long. Selon l'enquête “State of the Global Workplace 2017” de l’institut Gallup, l’une des plus exhaustives sur le monde du salariat, à peine 15 % des employés dans le monde éprouvent un sentiment d’engagement positif – c’est-à-dire qu’ils se sentent très impliqués ou enthousiastes – vis-à-vis de leur travail. Les autres se disent détachés ou pas impliqués du tout, et pour l’institut Gallup cette perte de productivité coûte 7 000 milliards de dollars par an à l’économie mondiale.

À l’échelle d’une entreprise, l’enjeu n’est pas négligeable. « De plus en plus de sociétés réalisent l’importance du bien-être de leurs employés, car celui-ci a un impact très important sur leur productivité et celle de l’entreprise », souligne Randa Farah, experte en gestion des ressources humaines et fondatrice de I Have Learned Academy, qui organise la conférence “Happiness at Work”. Selon une enquête récente de l’Université de Warwick, un salarié heureux serait en effet moins absent, plus créatif, plus engagé et... 12 % plus productif. A contrario, selon la même étude, un travailleur frustré est au moins 10 % moins productif.

« Les études montrent que les entreprises heureuses ont des clients plus heureux et plus fidèles, et de meilleurs résultats de ventes », ajoute-t-elle.

Pour Alexander Kjerulf, l’enjeu est d’autant plus important dans un pays comme le Liban « où les facteurs de stress ou d’insatisfaction peuvent se révéler nombreux ».

L’argument s’avère aussi être un élément-clé au niveau du recrutement, notamment des jeunes. « La nouvelle génération refuse de se satisfaire de conditions de travail toxiques. Mieux informés et plus connectés, les milléniaux accordent beaucoup d’importance à la satisfaction personnelle et au bien-être au travail », poursuit Randa Farah. Cette préoccupation est particulièrement valable au Liban, où les entreprises peinent à attirer les talents. Car les organisations libanaises ne luttent pas qu’entre elles. Elles sont en concurrence avec des sociétés mondiales comme Apple ou Google, respectivement citées comme n° 1 et n° 2 des entreprises les plus attractives dans le cadre de l’enquête “Universum Lebanon’s most attractive employers 2017”. La première entreprise libanaise, à savoir Bank Audi, n’arrive qu’en troisième position dans ce baromètre.

Le Chief Happiness Officer

Or les multinationales américaines, notamment dans le secteur des technologies, ont été les premières à s’intéresser à la notion de bonheur au travail et à y consacrer des ressources humaines dédiées. Les “Happiness Managers” ou “Chief Happiness Officer (CHO)” font partie de ces nouveaux métiers nés dans la Silicon Valley aux États-Unis. Depuis la fonction se développe dans d’autres pays et dans différents secteurs d’activités. Le plus souvent rattaché aux ressources humaines, le responsable du bonheur a une mission à la fois très simple et très compliquée : « Créer les conditions pour que les salariés se sentent plus heureux au travail », explique Alexander Kjerulf. Il jouit d’une assez large palette d’attributions, à la jonction entre la communication interne, les ressources humaines et l'événementiel, et doit lui-même être « une personne heureuse, qui peut inspirer le bonheur aux autres, en étant bienveillant et authentique », ajoute le coach danois.

Signe du développement de la tendance dans le monde : quelque 1 800 offres d’emploi de CHO ont été postées sur le réseau social professionnel LinkedIn. Aucune ne concerne toutefois le Liban.

« Le phénomène est encore timide au Liban, mais certaines entreprises ont fait le premier pas », souligne l’experte en ressources humaines, Randa Farah, en citant Air France, qui a désigné des personnes chargées du bonheur et du bien-être des employés, le groupe Azadea qui a créé un “Happiness Comittee”, ou encore le concessionnaire automobile A.N. Boukather.

« Notre groupe met l’accent sur la notion de “positivité” depuis 2014. Nous avons réalisé que le fait de travailler et de vivre d’une manière plus générale dans un environnement stressant avait une incidence négative sur la performance professionnelle, témoigne le président de A.N. Boukather, Nicolas Boukather. Cette année, nous avons fait un pas supplémentaire en créant le poste de “coordinateur de la positivité au sein de l’équipe des ressources humaines »

« Sa fonction se concentre sur la santé et le bien-être des employés sur le lieu de travail et à l’extérieur de l’entreprise. Il a été chargé, par exemple, de mettre en place un programme de fitness interne, parce que nous croyons en l’adage “Un esprit sain dans un corps sain”. Le sport nous aide à limiter ou à évacuer les tensions (…), poursuit-il. Nos salariés ont un accès gratuit à un réseau de salles de gym, et nous récompensons ceux qui s’y abonnent grâce à un système d’objectifs sportifs. Nous organisons en parallèle des sessions de sports au sein de l’entreprise avec, par exemple, des initiations au yoga, ainsi que des rassemblements sportifs et des défis hebdomadaires entre les équipes qui se sont créées au sein du groupe. »