Fin septembre, le Parlement a approuvé une enveloppe de 66 millions de dollars (100 milliards de livres libanaises) à valoir sur le budget 2018 pour couvrir les intérêts des prêts au logement sponsorisés par l’Établissement public de l’habitat (EPH). Cette mesure a été annoncée alors que la Banque du Liban (BDL) a gelé les subventions massives au crédit immobilier qu’elle octroie depuis plusieurs années aux banques commerciales. Plusieurs propositions de loi ont d’ailleurs tenté d’en poser les premiers jalons. Mais encore une fois, ces textes font le seul pari de l’accession aidée à la propriété, qui se trouve au cœur de l’action publique sans qu’aucun bilan n’ait été fait sur son efficacité, et alors que le secteur locatif est chaque jour un peu plus en souffrance. 

Les dispositifs d’accession aidée à la propriété, proposés par les banques libanaises, ont connu une très forte accélération ces 20 dernières années : environ 130 000 prêts ont été accordés, soit un encours d’environ 13 milliards de dollars. Bien sûr, la démocratisation de l’accès au crédit immobilier est un phénomène mondial. Au Liban, cependant, son expansion rapide a été largement orchestrée par l’État pour soutenir la vitalité du marché immobilier, et contribuer à la bonne santé et à la stabilité du système bancaire.

À l’heure où la Banque du Liban a décidé d’arrêter, de manière provisoire, ses subventions aux dispositifs de prêts, les débats se multiplient sur le bien-fondé de ce soutien massif à la propriété immobilière et sur ses conséquences en matière d’accès au logement.

À rebours des affirmations des responsables politiques et du secteur bancaire, une analyse poussée de ces programmes montre que, s’ils ont permis de faire accéder une partie de la classe moyenne à la propriété, ils ne contribuent pas à loger les plus pauvres, au contraire.

Dans le même temps, le marché locatif est en sévère perte de vitesse : il est à la fois inabordable pour les locataires et peu attractif pour les propriétaires. Au moment où le pays connaît une crise du logement sans précédent, largement amplifiée par les booms immobiliers des années 1990 et 2000, l’enjeu devrait être alors pour les pouvoirs publics de développer la dimension sociale, et pas seulement les dimensions économiques et financières, des politiques de l’habitat afin de faciliter l’accès au logement des ménages les plus vulnérables.

Une expansion rapide de l’accession aidée à la propriété

Le système actuel de financement de l’accession à la propriété immobilière au Liban repose sur une forme originale de partenariat public-privé. Il s’est progressivement mis en place depuis les années 1990. Première étape en 1994 avec la privatisation et la recapitalisation de la Banque de l’Habitat, spécialisée dans la distribution de prêts bonifiés depuis sa création en 1977. La création de l’Établissement public de l’habitat (EPH) à la fin des années 1990 est ensuite une seconde étape majeure.

Fort d’un modèle d’ingénierie financière innovant, élaboré en collaboration avec la Banque centrale, l’EPH est vite devenu un intermédiaire-clé entre les banques libanaises, alors frileuses à s’engager sur ces prêts privés plus risqués et moins rémunérateurs que les bons du Trésor, et des acquéreurs profitant de taux réduits et de durées de prêts allongées (30 ans).

Une décennie plus tard, en plein boom immobilier des années 2000, les avantages accordés aux banques commerciales pour leurs portefeuilles de prêts parrainés par l’EPH – principalement des exemptions fiscales et un accès à leurs réserves obligatoires déposées à la Banque centrale – ont été étendus à l’ensemble de leurs programmes de crédit immobilier.

Ce soutien massif des pouvoirs publics s’est ensuite encore renforcé à partir de 2013 en période de fort ralentissement économique et d’incertitudes financières : les plans de relance financés par la BDL, destinés à stimuler la croissance et à assurer la stabilité du système financier, se sont tous concentrés sur le soutien apporté à l’accession à la propriété immobilière.

Une nouvelle forme d’ingénierie financière, basée sur des prêts accordés aux banques par la Banque centrale à un taux très attractif (1 %), est alors élaborée pour compléter le système existant.

Cette multiplication des dispositifs d’accession aidée en période de forte hausse des prix immobiliers a sans aucun doute contribué à l’émergence d’une classe moyenne de propriétaires, notamment dans le Grand Beyrouth, grâce à l’extension de la durée des prêts, à la diminution du montant exigé aux emprunteurs pour leur apport personnel et à une nette baisse des taux d’intérêt.

Ces programmes largement conçus par la Banque centrale et subventionnés, au moins en partie, par les deniers publics ont donc nourri une situation paradoxale, qu’on observe dans de nombreux autres pays : année après année, la propriété immobilière est devenue plus accessible, mais plus chère pour les Libanais.

Dans le même temps, une partie de ces emprunts aidés aurait aussi servi à l’acquisition de résidences secondaires.

Une démocratisation limitée de la propriété immobilière

Coûteux, tant pour les emprunteurs que pour l’État, ces programmes ne répondent pas au défi majeur de loger les ménages les plus modestes.

Au Liban, une grande partie de la population n’a en effet simplement pas accès au crédit immobilier.

En 2017, selon la Banque mondiale, l’inclusion financière y restait limitée : 55,2 % de la population (15 ans et plus) ne possédait pas de compte bancaire, cette proportion s’élevant à 70 % parmi les ménages les plus pauvres.

Par définition, ces ménages n’ont pas accès au crédit. Et, même parmi les détenteurs de comptes bancaires, beaucoup ne sont pas éligibles aux dispositifs de prêts en raison de revenus insuffisants ou irréguliers – le secteur informel représente une part substantielle de l’économie nationale et seules 42 % des personnes travaillant dans le secteur formel ont un statut d’employé – et/ou sont dans l’impossibilité de verser un apport personnel.

Face à cet écueil, certains acteurs des milieux financiers ont depuis une dizaine d’années tenté de faire émerger des programmes de location-accession ou de leasing immobilier, qui reviendraient à développer une forme déguisée d’accession à la propriété pour des ménages qui ne peuvent verser un apport personnel dans l’immédiat.

Pour l’heure, ces initiatives sont restées sans résultat.

L’inquiétante “résidualisation” du marché locatif

Ainsi, le coût prohibitif et les critères stricts appliqués aux programmes d’accession aidée à la propriété laissent une partie significative de la population libanaise en situation de dépendance vis-à-vis du secteur locatif formel qui, lui aussi, a subi des transformations majeures ces 20 dernières années.

La plus significative d’entre elles a été, en 2014, la suppression de la loi de contrôle des loyers qui, si elle cristallisait un certain nombre de critiques (pour certaines justifiées), assurait aussi une politique de logement social “de fait”, en particulier dans les grandes villes comme Beyrouth, Tripoli et Saïda.

La période de transition, qui mène à la fin des baux anciens, court toujours, mais la suppression de cette loi a d’ores et déjà mis un terme à l’existence d’un marché locatif dual scindé entre les baux signés avant 1992, à loyers bloqués, et ceux signés après 1992, à loyers libéralisés.

Ce marché de la location, désormais unifié, fait néanmoins face à deux énormes défis : il reste à la fois inabordable pour les locataires et peu attractif pour les investisseurs.

Des loyers inabordables pour les locataires

Ces dernières années, les propriétaires-bailleurs ont souvent profité du renouvellement des baux pour maximiser leurs revenus locatifs en appliquant une forte augmentation des loyers qu’ils justifient, la plupart du temps, par la montée en flèche des prix des actifs immobiliers.

Ce faisant, le secteur locatif est devenu de plus en plus inabordable pour des ménages aux revenus moyens ou modestes.

Entre 2008 et 2013, les rares estimations disponibles montrent que les loyers ont augmenté, par exemple, de 66 % à la rue Verdun (Beyrouth) et de 38 % dans la localité de Aramoun, en banlieue.

Cette pression inflationniste s’est accentuée depuis 2011 avec l’afflux conjugué de réfugiés syriens, dont une partie a pu avoir accès au parc locatif, et de travailleurs humanitaires internationaux, dont les employeurs sont prêts à débourser des sommes mirobolantes en matière de logement.

En résumé, les prix exorbitants observés dans le parc locatif des principales villes libanaises, en particulier à Beyrouth, sont souvent déconnectés du pouvoir d’achat limité de ménages à la recherche de solutions de logement abordable.

L’immobilier résidentiel locatif, en dehors des anciens baux en cours de libéralisation, se transforme ainsi peu à peu en un marché de niche hébergeant principalement des étudiants fortunés, des réfugiés relativement aisés, des travailleurs internationaux ou des jeunes cadres étant en passe d’accéder à la propriété.

Des investissements peu attractifs

La situation très inquiétante du secteur locatif s’explique aussi par son faible attrait pour les propriétaires-bailleurs. Dans de nombreux pays, les investissements locatifs effectués par les propriétaires individuels, en parallèle aux bailleurs institutionnels, sont le moteur de la production et de la mise à disposition d’appartements à louer sur le marché du logement.

Ce n’est pas le cas au Liban où trois facteurs majeurs expliquent la réticence des ménages à cette forme d’investissement. D’abord, d’un point de vue légal, l’inefficacité du système judiciaire fait craindre aux potentiels acquéreurs des procédures lentes et non équitables en cas de contentieux avec les locataires.

De plus, certains propriétaires hésitent à mettre leurs biens en location par crainte de nouveaux changements législatifs – pourtant peu probables – qui pourraient réinstituer une forme de contrôle des loyers, comme ce fut le cas avec les revirements successifs observés dans les années 1950 et 1970 pour les immeubles dits de “luxe”.

Ensuite, d’un point de vue fiscal, il n’existe aucun dispositif incitatif pour encourager les Libanais à investir dans le secteur locatif, ou à mettre un bien non occupé en location.

Les revenus locatifs restent taxés à un taux progressif se situant entre 4 et 14 %, alors que les intérêts accumulés sur les dépôts bancaires ainsi que les revenus issus d’autres valeurs mobilières libanaises le sont à un taux fixe de 5 %.

Dans le même temps, les logements vacants ne sont pas taxés. Enfin, d’un point de vue financier, la performance annuelle des investissements locatifs, estimée entre 2 et 4 %, reste limitée, que ce soit de manière absolue ou de manière relative par rapport à d’autres types de placement et d’investissement.

En termes absolus, cette faible rentabilité est la conséquence de la distorsion accrue entre les prix de l’immobilier (et donc les prix d’achat) très élevés et le niveau des loyers qui, même si constamment à la hausse, est contraint par une bien plus faible progression des revenus des locataires.

En termes relatifs, l’investissement dans l’immobilier résidentiel locatif reste moins bien rémunéré que les deux grands placements financiers traditionnels au Liban que sont les dépôts bancaires (minimum de 4,1 % en dollars et 6,9 % en livres libanaises) et les bons du Trésor sans intermédiation bancaire (entre 4,4 et 6,7 % selon la maturité), qui sont par ailleurs plus liquides et moins risqués.

Couplée à un potentiel coût d’emprunt relativement important, cette faible rémunération décourage les ménages qui souhaiteraient placer ou investir leur épargne avec l’objectif, par exemple, de compléter une retraite.

Ce manque d’attractivité de l’immobilier résidentiel impacte alors négativement et mécaniquement le nombre de logements disponibles à la location sur le marché du logement.

Pour une vraie politique de l’habitat

 La crise du logement s’est largement amplifiée au Liban ces deux dernières décennies, spécialement pour les ménages modestes, laissés sur le carreau par la démocratisation toute relative de l’accession à la propriété. Malgré l’urgence et des conditions de logement indignes pour de nombreuses familles, les pouvoirs publics semblent ne pas encore vouloir s’engager dans l’élaboration d’une vraie politique de l’habitat, se contentant de soutenir les ménages de la classe moyenne qui souhaitent acquérir un logement.

Pourtant, des pistes de réflexion existent, notamment avec la revitalisation du marché locatif formel et la création de mécanismes d’aides visant à y promouvoir une offre financièrement accessible. La mise en place d’une stratégie nationale de production et d’accès au logement, associant l’État et les municipalités, est plus que jamais nécessaire pour faire face à une crise qui pousse toujours plus de ménages vulnérables vers le marché informel et son lot d’insalubrité et d’insécurité d’occupation foncière et immobilière.

L’enjeu principal est de diversifier la politique actuelle du “tout accession” qui, peu importe les instruments de crédit et les mécanismes de subvention, n’est pas une solution viable et souhaitable pour loger une partie importante de la population.

En d’autres termes, il est urgent de redonner une vraie dimension sociale, et pas simplement économique ou financière, à l’action publique en matière d’habitat. Cet objectif passera, notamment, par la redynamisation d’une offre locative privée accessible, dont les modalités d’élaboration, du point de vue de la gouvernance et du financement, doivent nécessairement tenir compte d’un environnement institutionnel et financier aux équilibres complexes.

Face au désintérêt des investisseurs individuels et institutionnels, toute politique réaliste de revitalisation du marché locatif résidentiel passera nécessairement par une revalorisation des rendements des propriétaires-bailleurs qui ne grève pas, pour autant, le portefeuille des locataires. Sachant que les aides aux ménages contribuent généralement au renchérissement des loyers, une solution pour les pouvoirs publics résiderait dans l’octroi d’aides aux promoteurs qui intègrent, dans leurs projets, un quota de logements locatifs vendus à des prix inférieurs à ceux du marché et/ou des aides aux propriétaires-bailleurs qui s’engagent dans un investissement locatif.

Dans le premier cas, ces aides à la construction pourraient prendre diverses formes : enveloppes budgétaires, financements bonifiés de long terme (via des mécanismes ressemblant au Livret A français), garantie de l’État, exonérations d’impôt, délivrance de droits à construire majorés, ou encore mise à disposition – gratuite, à prix avantageux, ou sous la forme de baux emphytéotiques – de foncier public ou appartenant à des communautés religieuses. Cette introduction de dispositifs d’aide à la pierre, c’est-à-dire à l’offre, serait une nouveauté au Liban, où l’essentiel de l’action publique en matière d’immobilier relève de mécanismes d’aides à la personne, c’est-à-dire à la demande.

Dans le second cas, ces aides visant à stimuler l’offre locative, en particulier dans les zones de marché dites tendues, pourraient prendre la forme de réductions ou d’exonérations d’impôts et/ou de taxes attribuées aux propriétaires-bailleurs dans le cadre de leur investissement et en contrepartie d’un engagement sur le caractère raisonnable du futur loyer. Une politique visant à produire un choc d’offre de logements abordables sur le marché locatif devrait, enfin, s’attaquer à la réhabilitation du parc ancien actuellement en cours de libéralisation suite à la fin des loyers bloqués votée en 2014.

Ce parc est généralement vétuste en raison d’un déficit d’entretien lié, au moins en partie, à l’effondrement des revenus locatifs des propriétaires à la suite de la forte dévaluation de la livre libanaise durant les années 1980 et le début des années 1990.

Là encore, des dispositifs de financement bonifié et/ou d’incitations fiscales pourraient être mis en place afin d’encourager les propriétaires-bailleurs à rénover leurs biens, sous réserve de l’engagement de louer ces logements à un prix raisonnable, voire plafonné, pour plusieurs années. Si cet objectif de relancer une offre locative accessible peut aujourd’hui paraître ambitieux, il est, à n’en pas douter, l’une des conditions fondamentales pour faire du droit au logement, dont la nature constitutionnelle a été reconnue en 2014, une réalité pour les ménages modestes au Liban.