La circulaire 331 de la Banque du Liban, promulguée en 2013, nourrit l’espoir de faire du Liban une “start-up nation”. Grâce à elle, des dizaines de jeunes pousses, incubateurs et accélérateurs, ont effectivement levé, ces cinq dernières années, des fonds auprès des banques. Mais par rapport aux attentes suscitées, ce mécanisme de financement ne tient pas toutes ses promesses. 

Fresque murale de l'artiste américano-cubain Jorge Rodríguez-Gerada au Beirut Digital District
Fresque murale de l'artiste américano-cubain Jorge Rodríguez-Gerada au Beirut Digital District Joseph Eid/AFP

« Le secteur des start-up numériques et technologiques pèse près d’un milliard de dollars et contribue à hauteur de 1,5 % au PIB libanais », se félicitait le gouverneur de la Banque centrale, Riad Salamé, début septembre, sur la chaîne MTV. À juste titre : sans la Banque du Liban (BDL) et la fameuse circulaire 331, la tech libanaise n’en serait sans doute pas là où elle est aujourd’hui.

Cette circulaire, émise en août 2013, encourage les banques commerciales à investir dans les start-up basées au Liban, en garantissant ces investissements à hauteur de 75 %.

En cinq ans, elle a permis à des centaines de jeunes pousses et des dizaines d’incubateurs et d’accélérateurs de lever du capital auprès des banques, directement ou à travers des fonds de capital-risque dédiés. Selon un rapport du cabinet de recherche libanais ArabNet, 162 investissements ont été réalisés dans l’économie numérique entre 2013 et 2017 – la plupart financés par la circulaire – permettant au Liban de passer de la cinquième à la seconde place régionale, derrière les Émirats arabes unis, en terme de quantité et de valeur des investissements.

« La circulaire a dynamisé l’écosystème, alors que le Liban était auparavant un pays peu attractif pour les entrepreneurs », se réjouit l’ancien ministre d’État et PDG d’AM Bank (ex-banque al-Mawarid), Marwan Kheireddine, qui a participé à la rédaction du texte, aux côtés de Riad Salamé et de la directrice du bureau exécutif de la BDL, Marianne Hoayek.

800 millions injectés

Dans une interview au Financial Times, en novembre 2017, cette dernière se réjouissait, elle aussi, de l’impact de la circulaire, affirmant que 368 millions de dollars d’investissements avaient été approuvés. En autorisant les banques à investir jusqu'à 3 % de leurs fonds propres dans l’économie numérique, puis 4 % à partir de 2016, la BDL a mis sur la table une enveloppe qui s’élevait à 400 millions de dollars au départ et 800 millions aujourd’hui.

Cependant, sur ce total, à l’exception du rapport indépendant d’ArabNet, impossible de savoir quel montant a effectivement été injecté dans l’écosystème. Aucun rapport officiel public ne recense les montants exacts finalement versés aux entrepreneurs, sans parler de l’utilisation et des résultats de ces investissements. Sollicitée à plusieurs reprises, la Banque centrale n’a pas souhaité communiquer de chiffres, ni répondre aux questions du Commerce du Levant. Différentes sources du milieu estiment cependant que la circulaire n’a pas tenu toutes ses promesses, par rapport aux attentes générées.

Des clauses “inacceptables”

Passé l’effet d’annonce, beaucoup d’entrepreneurs affirment en effet avoir perdu leurs illusions au moment de la négociation avec les fonds de capital-risque créés dans le cadre de la 331. « Les banques, qui les financent, ont en général des positions très conservatrices, et cela se traduit directement dans les clauses qu’ils veulent imposer aux start-up », explique le fondateur de la plate-forme de billetterie en ligne Ihjoz, Sami Tuéni.

Face aux conditions “inacceptables” exigées par trois fonds avec lesquels il était en discussion, l’entrepreneur a renoncé à lever du capital via la circulaire. D’autant que « tous les fonds se connaissent et pas plus de deux ou trois sont dédiés à chaque étape d’investissement », ajoute-t-il.

Alliance contre-nature

À la tête de la start-up de chauffeurs à la demande Mobi Taxi, Jad Atallah, a lui aussi négocié, sans succès, avec trois fonds différents. Il critique une alliance contre-nature entre des entrepreneurs audacieux par définition et des banques déjà très exposées au risque souverain. « C’est un problème inhérent à la circulaire 331, les banques sont par nature averses au risque », dit-il. Pour lever des fonds, les entrepreneurs se retrouvent pieds et poings liés et se voient dicter des stratégies pas toujours fidèles à leur vision.

Les faillites de start-up phares, comme Presella, la première à avoir bénéficié d’un investissement dans le cadre de la 331 en 2014 (200 000 dollars) ou le groupe Keeward (23 millions de dollars) entre 2013 et 2016, n’ont pas arrangé les choses. Alors qu’aux États-Unis, les investisseurs ont intégré l’échec dans leur équation – « l’échec fait partie intégrante de la Silicon Valley. C’est même une raison de son succès », soulignait récemment Jean-Louis Gassée, ancien haut dirigeant d’Apple, dans le quotidien suisse Le Temps – au Liban, l’expérience les a rendus plus frileux.

« Après avoir vu plusieurs projets se casser la figure durant les premières années de mise en œuvre de la circulaire, les banques présentes dans les comités d’administration des fonds sont devenues beaucoup plus frileuses, malgré le fait que leurs investissements soient garantis en partie par la BDL », affirme Jad Atallah.

Cette dernière a elle aussi renforcé sa vigilance. Début 2017, un amendement de la circulaire a imposé aux investisseurs de lui soumettre des rapports trimestriels et non plus annuels.

Escargot administratif

Ces contrôles permettent de mieux encadrer l’utilisation des budgets, mais alourdissent considérablement le travail des fonds de capital-risque. « Au début, les procédures étaient assez simples ; cela nous a permis d’agir excessivement vite et de réaliser une quinzaine d’investissements en 18 mois », se souvient Paul Chucrallah, à la tête de Berytech Fund II, un fonds de 51,5 millions de dollars financé notamment par Blom Bank et la Banque libano-française. « Mais ensuite le cadre régalien s’est resserré ; les exigences en terme de déclarations et d’autorisations à demander ont fortement augmenté, ce qui a nettement ralenti notre activité », explique-t-il.

Les nouvelles procédures ont alourdi une routine administrative déjà peu compatible avec les attentes des start-up chez qui les demandes de financement relèvent de questions de survie. Le fabricant de jouets numériques MakerBrane a failli en faire les frais : il a attendu près d’un an l’aval de la BDL avant de pouvoir toucher son million de dollars, levé auprès de plusieurs investisseurs dont deux via la circulaire. « De mars 2017 à juin 2018, après la signature du pacte d’actionnaires, l’ensemble de l’enveloppe a été bloquée, car la BDL ne voulait pas valider la mise de 200 000 dollars de AM Bank, l’un des deux investisseurs en 331 », se remémore Ayssar Arida, cofondateur de MakerBrane.

Risque de bulle

De leur côté, les investisseurs ont déchanté face à la difficulté à trouver de “bonnes” start-up, ayant une équipe, une idée et un marché potentiel. Pour remédier à ce problème, la BDL a encouragé les banques à financer des incubateurs et des accélérateurs pouvant faire croître les jeunes pousses. Mais ces structures d’accompagnement (voir encadré à la fin de l'article) sont, elles aussi, contraintes de choisir leurs start-up parmi un vivier relativement pauvre. « Nous ambitionnions d’en intégrer vingt nouvelles dans notre programme d’accélération chaque année ; mais au final, selon les promotions, nous ne retenons que 12 à 16 projets à la hauteur », raconte Abdallah Jabbour, mentor de plusieurs start-up dans la région et aux États-Unis, et cofondateur en 2015 de l’accélérateur Speed@BDD.

Cette situation mène parfois à des investissements par défaut, et une survalorisation des entreprises ciblées. Dans un rapport publié en septembre 2017 sur l’écosystème entrepreneurial libanais, la Banque mondiale avertissait d’ailleurs contre le risque de formation d’une bulle spéculative.

« Le problème, c’est que le robinet du financement a été ouvert très vite dans un écosystème manquant de maturité », résume Abdallah Jabbour.

Peu de scénarios de sortie

Le verdict ne tombera cependant qu’au moment de la liquidation des fonds. La durée maximale des investissements 331 est en effet limitée à sept ans. « La rentabilité de ces fonds est l’un des critères les plus importants qui permettront d’évaluer le véritable succès de la circulaire », estime Abdallah Jabbour. L’absence de publication du détail des investissements réalisés jusqu’à présent à travers la circulaire n’est toutefois « pas très bon signe », ajoute-t-il.

Les deux prochaines années s’annoncent par ailleurs délicates pour l’écosystème. Les fonds devront sortir du capital de leurs protégées, alors que les scénarios semblent pour l’heure limités. « En règle générale, la revente des parts en capital-risque se déroule soit via un rachat par un grand fonds d’investissement privé, soit par une introduction en Bourse », explique Bassel Attieh, directeur général du fonds de capital-risque hispano-koweïtien Cedar Mundi, en partie financé par la circulaire.

Mais « le risque-pays décourage les grandes entreprises et fonds étrangers de parier sur une société libanaise », souligne Paul Chucrallah.

Quant aux bourses internationales, « elles sont trop compétitives pour la moyenne des start-up locales », souligne le directeur de Berytech Fund II.

Pour sa part, le directeur d’AM Bank, Marwan Kheireddine, mise sur le projet de bourse électronique annoncé par la BDL depuis des mois. « Ce marché, qui devrait voir le jour courant 2019, permettra aux start-up et aux PME d’ouvrir leur capital au public », dit-il. Jad Salamé, le directeur général du fonds de capital-risque Phoenician, lui, est plus sceptique, estimant que la plate-forme ne verra pas le jour « avant plusieurs années ».

Pour toutes ces raisons, les start-up les plus prometteuses préfèrent encore souvent s’installer à l’étranger, notamment aux Émirats arabes unis, quitte à renoncer à la 331.

Car une circulaire, aussi ambitieuse soit-elle, ne peut pas combler l’absence d’État et d’une politique économique globalement favorable à l’innovation, que ce soit en terme d’infrastructures ou de réglementations. Si le mécanisme de financement mis en place par la BDL a permis l’émergence de quelques projets qui pourront, peut-être un jour, rivaliser avec une concurrence américaine ou européenne, il ne suffit pas à faire du Liban une “start-up nation”.


Des incubateurs encore immatures

Pour augmenter les chances de survie des start-up, la BDL a renforcé le rôle des structures précoces comme les incubateurs qui interviennent pour former les entrepreneurs, les mettre en réseau avec l’écosystème et les préparer à la rencontre avec des investisseurs institutionnels. Plusieurs – comme UK Lebanon Tech Hub, Speed@BDD ou encore Smart ESA – ont reçu des financements via la circulaire 331.

Mais comme le reste de l’écosystème, ces structures manquent encore de maturité. Le fait que certaines start-up passent successivement d’un programme d’incubation ou d’accélération à l’autre – phénomène évoqué par plusieurs acteurs du secteur, bien qu’aucune étude ne permette d’en évaluer l’importance – montre que ceux-ci ne leur apportent pas toujours les outils espérés.

Par ailleurs, ces structures n’ont pas d’impact significatif sur les levées de fonds, illustre un rapport de la Banque mondiale sur l’écosystème entrepreneurial à Beyrouth, publié en septembre 2017. Selon l’organisation internationale, bien que deux tiers des start-up passées par un accélérateur ou un incubateur parviennent à lever des fonds contre un tiers seulement de celles n’ayant pas été incubées, ces dernières parviennent à lever des sommes en moyenne plus élevées.


Retenir les cerveaux : mission accomplie ?

La création d’emplois attractifs pour retenir les jeunes diplômés libanais était l’un des objectifs annoncés de la circulaire 331 de la Banque du Liban, émise en août 2013. Plus de 9 000 postes ont depuis déjà été créés dans le secteur de la technologie, déclarait en novembre 2017 au Financial Times la directrice du bureau exécutif de la BDL, Marianne Hoayek. Ce nombre devrait grimper à 25 000 d’ici à 2025, ajoutait-elle, sans toutefois préciser la méthode de calcul employée.

Par ailleurs, les fondateurs de start-up sont le plus souvent passés par l’enseignement supérieur. Selon un rapport de la Banque mondiale (septembre 2017), 90 % d’entre eux sont dotés d’un diplôme universitaire et 50 % d’un diplôme de niveau master ou d’un doctorat. Si la plupart ont déjà quelques années d’expérience professionnelle derrière eux, ils sont en général assez jeunes : 30 ans en moyenne.

Cependant, le bât blesse pour les recrutements. Au moment d’agrandir l’équipe, les candidats sont parfois difficiles à trouver ; le système éducatif et les mentalités évoluant à un rythme plus lent. « Les spécialistes en cybersécurité, par exemple, sont peu nombreux sur le marché de l’emploi au Liban, car peu d’universités proposent ce type de formation », regrette Antoine Vincent Jebara, cofondateur de la start-up de sécurisation de mots de passe Myki. Par ailleurs, l’entrepreneuriat n’est pas encore considéré comme une voie attractive par la majorité des diplômés. « Ils préfèrent s’orienter vers des carrières réputées plus stables et rémunératrices pour rentabiliser le coût de leurs études », déplore Fadi Mikati, cofondateur et président du Club des entrepreneurs de Tripoli.