L’immobilier est cher à Beyrouth, car les terrains y sont rares. Largement relayée par les milieux bancaires et immobiliers, cette croyance repose sur l’idée que le manque de parcelles pour de nouvelles constructions renchérit la valeur du foncier disponible et donc, in fine, des nouveaux logements. Mais ce mythe collectif, classique des pays de petite taille, est trompeur.

Mark Mansour

Beaucoup de professionnels justifient les prix élevés de l’immobilier à Beyrouth par la rareté du foncier. Pourtant, les parcelles vides ou occupées de manière temporaire ne manquent pas dans la capitale : terrains vagues et parkings occupent une place de choix dans le paysage urbain, non sans rappeler les centres-villes nord-américains bien souvent mités par ce que les urbanistes appellent des “dents creuses”. Les estimations, même si elles sont difficiles à vérifier, le confirment : sur plus de 20 000 parcelles constituant le foncier de la municipalité de Beyrouth, environ 7 000, soit environ un tiers, peuvent être considérées comme vides et techniquement adaptées pour des projets de construction. À ce chiffre impressionnant pourrait aussi s’ajouter un certain nombre de bâtiments anciens de faible qualité (hors immeubles à valeur patrimoniale), parfois non ou sous-occupés, qui pourraient être facilement démolis. Il est donc difficile d’affirmer que Beyrouth souffre d’un déficit numérique de terrains à construire.

Rareté relative

Plus que d’un phénomène de rareté absolue, la perception de rareté du foncier chez les professionnels de l’immobilier semble en fait révéler une autre réalité : celle d’une rareté relative produite par l’existence de comportements et d’intérêts économiques concurrents et de réalités juridiques complexes.

Ces quinze dernières années, les principaux promoteurs de la capitale, ceux qui façonnent les grandes tendances du marché, ont consacré une grande partie de leur activité à la construction de tours résidentielles de standing. Ils ont donc recherché de grands terrains, d’une surface minimum de 4 000 m2, ou de plus petites parcelles à remembrer pour bénéficier de la réglementation sur les “grands ensembles”, inscrite dans la loi sur la construction, qui permet de maximiser les surfaces à construire et donc les profits. Mais trouver de grands terrains, facilement cessibles et à un prix raisonnable, s’est révélé être un exercice compliqué. Conscients de cette tendance et poussés par une atmosphère spéculative propre à tout boom immobilier, la majorité des propriétaires fonciers, qui veulent eux aussi leur part du gâteau, ont affiché des exigences financières souvent excessives. D’autant qu’ils n’ont aucune incitation à vendre rapidement, les terrains non bâtis n’étant soumis à aucune taxe. En parallèle à l’aspect financier, de nombreuses parcelles présentent aussi des situations juridiques complexes, ou incertaines (exemple : indivisions, propriété publique ou religieuse), susceptibles de compliquer, voire d’empêcher les transactions.

Ces intérêts économiques concurrents entre promoteurs et propriétaires fonciers, et ces complications juridiques ont largement contribué à faire circuler l’idée d’une rareté du foncier, au même titre que les fausses informations distillées dans la presse par certains professionnels de l’immobilier qui ont prétexté, au plus fort du boom, d’un manque de terrains pour inciter les clients à acheter des appartements au plus vite.

À Beyrouth, la rareté du foncier est donc toute relative : on ne manque pas quantitativement de terrains, mais on manque de grands terrains abordables, pour satisfaire la demande très spécifique des promoteurs. Autrement dit, cette perception de rareté est avant tout une question de prix.

Marché foncier et marché immobilier

Une seconde croyance, portée par le mythe de la rareté du foncier, voudrait que les prix exorbitants de l’immobilier dans la capitale soient la conséquence de l’envolée des prix du foncier, elle-même induite par le manque présumé de terrains à construire. Cette idée reçue repose en réalité sur un biais majeur dans l’analyse de la formation des prix de l’immobilier en général, et de l’articulation des marchés fonciers et immobiliers en particulier : de multiples travaux empiriques, menés dans de nombreuses villes à travers le monde, ont en effet montré, qu’à moyen et long terme, les prix de l’immobilier résidentiel reflètent essentiellement le niveau de la demande immobilière et déterminent les prix du foncier.

Ainsi, à Beyrouth, dans l’immobilier neuf, comme dans l’ancien, la progression spectaculaire des prix depuis une quinzaine d’années, malgré une tendance à la baisse depuis 2014, est d’abord et avant tout le fruit d’une forte demande extérieure et domestique, composée à la fois d’investisseurs et d’utilisateurs. Un environnement fiscal, législatif et monétaire, particulièrement favorable à l’investissement immobilier, un afflux massif d’argent au Liban durant le boom financier des années 2000 et la politique de subvention massive des crédits immobiliers par la Banque du Liban ont favorisé un niveau élevé de demande, même si elle est en recul aujourd’hui. Dans le contexte d’une offre peu élastique, cette demande soutenue a renchéri les prix de l’immobilier durant la phase de boom qui a pris fin, peu ou prou, entre 2010 et 2012, puis a empêché une chute brutale des prix durant la période de ralentissement qui a suivi. Par ailleurs, dans une moindre mesure, l’opacité du marché (absence d’un indicateur des prix) et l’utilisation significative, même si elle est difficile à quantifier, des actifs immobiliers à des fins de blanchiment d’argent et de fraude fiscale ont contribué à maintenir les prix de l’immobilier à un niveau élevé.

Ce sont précisément ces prix exubérants de l’immobilier, associés à une quasi-absence de gouvernance foncière (faibles contraintes du plan d’urbanisme et absence de taxation adéquate), qui déterminent les prix des terrains, et non l’inverse, via trois mécanismes bien connus des économistes : le compte à rebours, l’effet multiplicateur des prix de l’immobilier sur les prix du foncier, et l’effet de cliquet des prix du foncier. De nature économique et psychologique, ces mécanismes sont essentiels pour comprendre la réelle articulation des marchés fonciers et immobiliers.

Mécanismes économiques

En premier lieu, le compte à rebours est l’opération de base pratiquée par l’industrie immobilière. Avant de se lancer dans un projet, tout promoteur calcule la somme d’argent, appelée aussi valeur résiduelle, susceptible d’être investie dans l’achat du terrain, en soustrayant au total des revenus anticipés dudit projet, basés sur les prix actuels de l’immobilier, les coûts financier et de construction, ainsi que le montant des taxes et du profit escompté. Ce premier mécanisme régissant les décisions économiques des professionnels de l’immobilier est la principale courroie de transmission entre les marchés immobiliers et fonciers.

Le second mécanisme, en période de boom immobilier, est l’effet multiplicateur des prix de l’immobilier sur les prix du foncier. À coûts financier et de construction à peu près constants, plus les prix immobiliers progressent, plus la somme consacrée au foncier par les promoteurs sera importante et contribuera ainsi à la hausse des prix fonciers, comme ce fut le cas lors de la seconde moitié des années 2000 à Beyrouth. Ainsi, si la hausse des prix de l’immobilier a été estimée à plus de 200 % entre 2003 et 2013, les chiffres disponibles – même s’ils doivent être considérés avec précaution faute d’un indicateur officiel – montrent que les prix du foncier auraient grimpé de plus de 600 % entre 2005 et 2012. Cet effet de levier a alors influé, à court et moyen terme, sur les comportements économiques des propriétaires fonciers, dont l’appétit financier n’a cessé de se renforcer pour des actifs dont la valeur est perçue comme continuellement à la hausse.

Enfin, l’effet de cliquet des prix du foncier est le troisième mécanisme qui permet de comprendre cette articulation des marchés fonciers et immobiliers. Il reflète le frein à la baisse des prix du foncier, pendant les périodes de ralentissement du marché immobilier, comme cela a été le cas à Beyrouth ces dernières années. Lorsque l’activité immobilière et les prix de l’immobilier stagnent ou commencent à baisser, les prix du foncier prennent, eux, plus de temps pour diminuer. Après des années d’hyperinflation, et en l’absence de coûts de stockage significatifs, une majorité de propriétaires fonciers refusent de revoir à la baisse leurs exigences financières et maintiennent des prix élevés en pariant sur une reprise du marché. Ces “effets de psychologie collective”, soulignés par des économistes comme Robert Shiller et Vincent Renard, ont alors tendance à renforcer la perception de raréfaction du foncier. Dans le contexte d’un marché de l’immobilier qui tourne au ralenti, les exigences de prix des propriétaires fonciers sont en effet souvent bien supérieures à la somme que les promoteurs sont prêts à débourser pour un terrain.

Ainsi, ce mythe de la rareté du foncier à Beyrouth, et sa soi-disant responsabilité dans la hausse rapide des prix de l’immobilier, repose sur des bases empiriques et analytiques erronées. À l’inverse, il souligne en creux le manque de compréhension des comportements et des mécanismes économiques et psychologiques sous-jacents aux épisodes de fièvre immobilière, telle qu’en connaît régulièrement la capitale libanaise. La rareté du foncier est une construction sociale, façonnée par les choix et les stratégies des acteurs économiques, davantage que le résultat d’un quelconque déterminisme spatial. Dans ces conditions, le manque de foncier dont souffrent les promoteurs à Beyrouth n’est pas une fatalité : de nombreux outils juridiques et financiers existent pour fluidifier l’offre de terrains. Ils auraient toute leur place dans le cadre plus large d’une vraie politique publique de production foncière et immobilière visant à réguler le développement urbain, en général, et l’inflation des prix, en particulier.