Les banques libanaises se digitalisent, mais continuent d’étendre leur réseau d’agences. Cette stratégie hybride leur permet de continuer à servir leur clientèle attachée aux canaux de distribution traditionnels, tout en essayant de satisfaire les besoins d’utilisateurs toujours plus connectés. Un grand écart périlleux.

“Advisory room” de Bank Audi.
“Advisory room” de Bank Audi.

Partout ailleurs, l’heure est à l’élagage. La digitalisation des services est utilisée par les banques pour réduire la taille de leur coûteux réseau d’agences. Dans la zone euro, plus d’un cinquième des branches ont ainsi fermé leurs portes entre 2009 et 2017, selon les chiffres de la Banque centrale européenne. Aux États-Unis, depuis 2012, près de 1 900 agences ont fait tomber le rideau, selon S&P Global Market Intelligence.

Au Liban, en revanche, le développement des canaux de distribution digitaux au cours de la dernière dizaine d’années ne s’est pas traduit par une fermeture des canaux traditionnels, au contraire. Le pays compte aujourd’hui plus de 1 065 agences, un chiffre en croissance de 8 % entre 2013 et 2017.

« En dix ans, nous n’avons jamais fermé d’agences et nous ne prévoyons pas de le faire », affirme Ronald Zirka, directeur de la banque de détail de la Banque libano-française (BLF). Même son de cloche du côté de Bank Audi, qui dispose du plus vaste réseau d’agences au Liban. « Nous ne prévoyons pas pour l’instant de réduire la voilure », corrobore Raffy Karamanian, directeur de la banque digitale. Les deux institutions prévoient même plusieurs ouvertures, conformément aux deux autorisations qu’octroie chaque année la Banque du Liban, pour améliorer la couverture des régions libanaises périphériques.

Si les banques continuent de miser sur une présence physique, c’est parce que l’adoption des canaux digitaux tarde à s’imposer au Liban. Une majorité de clients préfère toujours se rendre en agence pour réaliser ses opérations bancaires, y compris les plus courantes.

Des services digitaux sous-exploités

Dans un sondage réalisé par ArabNet, en 2016, seules 54 % des personnes bancarisées interrogées déclaraient avoir adopté les canaux bancaires numériques. Cette proportion plaçait alors le Liban loin derrière l’Arabie saoudite (75 %) et les Émirats arabes unis (74 %), deux champions régionaux.

Trois ans plus tard, les habitudes ne semblent pas avoir beaucoup évolué. L’estimation d’ArabNet semble même un peu surévaluée. Ronald Zirka estime, de son côté, qu’un client sur deux de la BLF ne réalise ses opérations courantes qu’en agence.

Le manque de diversité des services disponibles et la qualité inégale des plates-formes à disposition des clients de certaines banques sont en partie responsables de ce retard. « Beaucoup d’applications mobiles sont très anciennes et proposent une expérience utilisateur pauvre », pointe notamment Eddie Tawk, cofondateur de Eurisko Mobility, une FinTech libanaise qui a collaboré avec la BLF et la banque Saradar.

Quelques-unes tirent toutefois leur épingle du jeu. L’application mobile de Bank Audi, qui se présente comme la première banque libanaise en termes d’adoption du digital, a enregistré une augmentation de sa fréquentation de 40 % en un an, pour atteindre plus de 1,3 million de tentatives de connexions en février.

Mais même chez les pionniers du digital, le recours aux plates-formes numériques reste relativement limité. « Une trentaine de nos services sont disponibles sur nos canaux digitaux. Mais certaines de ces offres sont sous-exploitées », reconnaît Ronald Zirka. Si les opérations telles que les transferts d’argent ou les paiements de dus de cartes de crédit sont de plus en plus bien utilisées, d’autres à l’instar du paiement mobile peinent à trouver leur public.

Les contacts avec les agences restent également privilégiés pour les demandes de prêts ou les ouvertures de compte. « Les agences constituent toujours le premier point de contact pour ouvrir un compte », note Raffy Karamanian. D’autant qu’un passage en agence est incontournable à un moment ou à un autre pour signer le contrat, ce qui pour le moment ne peut pas se faire à distance.

Très attendue par les banques, la signature électronique, prévue dans la loi sur les transactions électroniques entrée en vigueur en janvier, apportera néanmoins une solution à ce problème. Sa mise en application est tributaire de la publication de règlements et décrets ministériels.

Au-delà des obstacles réglementaires, le retard d’adoption est aussi culturel, à en croire les banquiers. « Le relationnel joue un rôle très fort au Liban, surtout dans les régions ; les clients connaissent les directeurs d’agence, viennent prendre un café », remarque Ronald Zirka. Le manque de confiance est un autre frein. Selon le rapport d’ArabNet, quelque 47 % des sondés affirment éviter les canaux bancaires digitaux, car ils les considèrent comme plus facilement exposés aux fraudes.

L’acquisition de nouveaux clients à la clé

Plutôt que de basculer au tout numérique, les banques libanaises préfèrent donc faire évoluer leurs agences vers des modèles hybrides, préservant un équilibre entre banque digitale et connectée. Cela se traduit par le passage d’une agence traditionnelle composée au moins pour moitié de guichetiers, à des espaces semi-automatisés permettant aux clients de réaliser eux-mêmes une grande partie de leurs opérations depuis des machines. Les employés qui se trouvaient auparavant au guichet sont réorientés vers du conseil à la clientèle. « Cela nous permet de les affecter à des tâches à plus forte valeur ajoutée et de faire des économies sur les transactions réalisées digitalement, qui nous coûtent environ sept fois moins cher », note Ronald Zirka. Mais le potentiel d’économies est limité pas la nécessité de conserver des agences, qui représentent en moyenne 30 % des coûts opérationnels des banques. En parallèle, la transformation numérique induit des investissements importants. « Ces cinq dernières années, nous avons énormément investi au niveau des interfaces clients, mais aussi en interne, pour revisiter nos bases techniques et repenser le tissu même de notre institution et notre façon de travailler », pointe Raffy Karamanian, sans communiquer de chiffres. Bank of Beirut indique, elle, que ce budget a quintuplé depuis le lancement en 2011 de son application mobile et représente aujourd’hui une large part du budget total de la banque de détail. Des investissements justifiés par la volonté de séduire une nouvelle clientèle, notamment parmi les plus jeunes. Selon le rapport Global Findex Database 2017, de la Banque mondiale, les adultes hors du marché du travail – dont les jeunes, mais aussi les femmes – sont trois fois moins nombreux à posséder un compte en banque. « Les nouvelles générations ont souvent une image poussiéreuse des institutions bancaires et ne se tournent véritablement vers elles que lorsqu’elles se lancent sur le marché du travail », observe Sami Abou Jamous, directeur de la stratégie de Saradar Group. C’est notamment pour cibler cette clientèle que la banque a inauguré en début d’année “S17”, un concept original à la croisée de la banque électronique, de l’espace de travail partagé et du café. Située à Sodeco, cette nouvelle agence est entourée de plusieurs universités. Dans la même veine, Bank Audi a lancé fin janvier une web-série dans laquelle une bande d’amis, étudiants dans la vingtaine, doit faire face à plusieurs obstacles, qu’elle parvient à résoudre à l’aide des outils digitaux de la banque.

Le succès de ces offensives de charme auprès de cette génération et des technophiles dépend cependant de la performance des services digitaux disponibles. Celle-ci découle non seulement de l’amélioration de la qualité des interfaces, mais aussi un raccourcissement des délais de traitement et une personnalisation des offres. Or ces deux derniers objectifs sont difficiles à atteindre lorsque les canaux digitaux de distribution ne sont pas doublés en interne d’un fonctionnement “agile” et dématérialisé. Or, c’est « encore le cas de beaucoup des banques libanaises », regrette Eddie Tawk.