Les travailleurs migrants, dont beaucoup sont désormais rémunérés en livres libanaises, font les frais de la dépréciation de la monnaie sur le marché parallèle.
Les travailleurs migrants, dont beaucoup sont désormais rémunérés en livres libanaises, font les frais de la dépréciation de la monnaie sur le marché parallèle. Anwar Amro/AFP

Si tous les travailleurs font les frais de la crise de liquidités dans le pays, la situation est particulièrement critique pour la main-d’œuvre étrangère. Plus vulnérable, car isolée et moins protégée par la loi, cette population est la première à être touchée par les coupes salariales. Les travailleurs migrants, dont beaucoup sont désormais rémunérés en livres libanaises, font également les frais de la dépréciation de la monnaie sur le marché parallèle.

Mildred, une travailleuse domestique originaire des Philippines, se dit relativement chanceuse. Son employeur continue pour l’instant de la rémunérer en dollars, au montant prévu par son contrat, malgré la pénurie de billets verts en circulation. Mais ce n’est pas le cas de sa compatriote Lynn, femme de ménage dans un magasin d’électronique qui, depuis le mois d’octobre, perçoit son salaire en livres libanaises. Pour envoyer de l’argent à sa famille, Lynn doit faire le tour des bureaux de change à la recherche de dollars au taux le moins désavantageux. «Les bureaux de transfert en général n’acceptent plus les livres libanaises, mais quand ils le font encore, c’est avec une commission supplémentaire», témoigne-t-elle.

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«Pour envoyer 100 dollars par exemple aux Philippines, je peux me retrouver à payer plus de 200 000 livres libanaises ; certaines agences profitent de la situation», déplore-t-elle. Ses pertes, d’une trentaine de dollars, font une différence énorme sur ses petits revenus, déjà réduits de moitié en novembre. En effet, avec ses collègues, locaux comme étrangers, elle travaille désormais à mi-temps pour faire face à la baisse de l’activité de son entreprise et ses difficultés de trésorerie.

Pratiques discriminatoires

Face à la dégradation de la situation économique, la main-d’œuvre étrangère est parfois discriminée. Un directeur d’une exploitation viticole de la Békaa reconnaît ainsi avoir privilégié le paiement de ses employés libanais, qui ont eu droit à un acompte de 500 000 livres libanaises sur leur salaire d’octobre, tandis que celui de ses cinq employés étrangers “permanents” (rentrant chez eux une fois tous les trois ans) a été suspendu. «Ce serait injuste de ne pas leur payer leur dû», admet le chef d’entreprise, mais pour le moment il dit ne pas avoir de solutions.

«Cette situation accroît le risque d’exploitation et de main-d’œuvre forcée», réagit Zeina Mezher, spécialiste des travailleurs migrants au bureau de l’Organisation internationale du travail (OIT) à Beyrouth. «Les employés restent en espérant toucher leurs arriérés de salaire et pour défendre leur droit à un billet retour vers leur pays d’origine, qui est une obligation de l’employeur», analyse-t-elle. Les signalements à This is Lebanon, une ONG spécialisée dans la dénonciation des abus envers la main-d’œuvre étrangère, ont ainsi doublé depuis quelques semaines. «La fermeture des banques a été utilisée comme prétexte pour ne pas payer les salaires», dénonce Patricia, une membre de l’organisation.

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La dégradation des conditions de travail varie selon les cas «dépendamment du rapport de force entre l’employeur et l’employé», poursuit Zeina Mezher. Mais il «est particulièrement difficile pour les travailleuses domestiques, isolées et moins bien informées, de faire valoir leurs droits», renchérit Zeina Ammar, du Mouvement antiracisme (ARM).

Or celles-ci représentent l’écrasante majorité de la main-d’œuvre étrangère légale. Sur les 270 000 permis de travail en cours de validité, 207 757 concernent des travailleuses domestiques, 26 825 des employés de sociétés de nettoyage, 16 406 des livreurs et 7 388 des ouvriers agricoles, d’après les chiffres du ministère du Travail pour l’année 2018. Sans parler «de la main-d’œuvre non déclarée, difficile à estimer», ajoute Marlène Atallah, responsable de la main-d’œuvre étrangère au ministère.

Moins de permis de travail

La situation devrait néanmoins évoluer au cours des prochains mois. Si la conjoncture venait à se prolonger, elle pourrait en effet précipiter les départs, bien qu’il soit «encore trop tôt pour faire un bilan», selon Marlène Atallah. Les travailleurs migrants font un arbitrage entre leur niveau de vie actuel, celui dans leur pays d’origine et les avantages que peuvent offrir d’autres destinations. Lynn se fixe, elle, un horizon d’un an : «Si d'ici là rien n'a changé, je partirai ailleurs, peut-être à Dubaï ou au Koweït.»

Les arrivées sont pour leur part à l’arrêt. Le ministère du Travail a en effet annoncé fin novembre une suspension sine die des octrois de nouveaux permis de travail aux étrangers, avec l’objectif de prioriser la main d’œuvre libanaise, victime d’un «taux de chômage élevé en raison de la situation économique difficile», selon son communiqué.

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Pour que la mesure fonctionne, «il faudrait toutefois que les Libanais soient prêts à travailler dans le privé, dans des emplois subalternes où les conditions de travail sont parfois à la limite de l’exploitation», pointe un économiste en poste au sein d’une organisation internationale à Beyrouth.

Une réduction de la main-d’œuvre étrangère entraînerait en tout cas une baisse des sorties de dollars, au travers des remises migratoires, qui participent au creusement du déficit de la balance des paiements libanaise. En 2017, leur montant total avait été évalué par la Banque mondiale à pas moins de 4,5 milliards de dollars.