Face au risque de paupérisation, la spécialiste des questions de protection sociale au sein de la Banque mondiale pour la région du Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, Haneen Ismail Sayed, appelle à renforcer les filets sociaux et réformer les systèmes de retraite et de santé.

Face à la dégradation de la conjoncture économique, pourquoi faut-il renforcer les différents dispositifs de protection sociale ?

La protection sociale a normalement pour rôle de protéger les individus, notamment les plus vulnérables, des chocs et des risques sociaux. Au Liban, ces mécanismes sont défaillants. Or, dans les conditions actuelles de crise économique, le sujet revêt une importance cruciale : le taux de pauvreté, qui avoisine aujourd’hui 30 % de la population, pourrait atteindre 52 % si l’inflation grimpe à 25 % comme évoqué dans certains scénarios assez réalistes. Le renforcement et la refonte des systèmes de protection sociale doivent donc être une priorité pour le gouvernement afin d’atténuer les conséquences sociales de la crise. Tout plan d’urgence économique devra s’accompagner d’un volet social.

À court terme, face au risque de paupérisation de plus de la moitié de la population, la priorité est de renforcer les filets sociaux, c’est-à-dire les aides ciblées pour soutenir les plus démunis, sans contribution de leur part. Au Liban, ces aides sont très marginales, elles mobilisent moins de 1 % du PIB. Il s’agit le plus souvent d’aides privées ou associatives, ce qui tend à renforcer le clientélisme, surtout si les associations sont politiquement affiliées.

Le gouvernement a pourtant mis en place, avec l’aide de la Banque mondiale, un Programme national de ciblage de la pauvreté…

L’idée de ce programme a émergé en 2007 durant la conférence d’aide internationale au Liban, Paris III, de nombreux pays ayant mis en place à partir des années 1980 des mécanismes similaires, qui se sont révélés efficaces en matière de lutte contre la pauvreté. Dans un contexte de rareté des ressources, comme c’est le cas au Liban, une politique ciblée est particulièrement pertinente. La réduction de la pauvreté est a priori plus importante lorsque les ressources sont concentrées sur les ménages les plus démunis, plutôt que distribuées à l’ensemble de la population à travers une politique globalisante, comme c’est le cas des subventions à EDL, qui accaparent 4 % du PIB du pays, pour un résultat faible en matière de lutte contre la pauvreté.

Le gouvernement, sous l’impulsion du ministère des Affaires sociales, a finalement mis en place le Programme national de ciblage de la pauvreté (NPTP, National Poverty Targeting. Programme) en 2014, avec une assistance technique et financière de la Banque mondiale (25 millions de dollars depuis son lancement, NDLR). Il permet aujourd’hui à environ 43 000 familles, soit 250 000 personnes, de bénéficier de prestations gratuites en matière de soins de santé et de scolarité des enfants. Il fournit aussi une assistance alimentaire à un nombre plus réduit de bénéficiaires (environ 10 000 familles, NDLR). Le renforcement de ce programme, afin de doubler le nombre des allocataires et venir en aide à près de 500 000 Libanais “à risque” déjà identifiés dans nos bases de données, est une urgente nécessité même s’il faut évidemment tenir compte des contraintes budgétaires de l’État.

Comment renforcer ce programme ?

Une possibilité serait de mobiliser des financements extérieurs pour les prochaines années, avant d’aménager une “niche fiscale” pour le financer au sein du budget. Cela pourrait être fait en diminuant, par exemple, les subventions à l’électricité, qui sont régressives, c’est-à-dire qu’elles ont tendance à bénéficier proportionnellement aux ménages les plus aisés.

Le renforcement du NPTP est la mesure sociale qui aura l’impact le plus direct sur les populations exposées, mais à terme c’est tout le système de protection sociale, assurance-vieillesse et assurance-maladie, qui doit être réformé.

Quel est le problème du régime de retraite ?

C’est un gros point faible du système de protection sociale : le système de retraite est défaillant et, qui plus est, inéquitable. Sa refonte est une urgence dans les circonstances actuelles.

Il y a aujourd’hui différentes catégories d’ayants droit. D’une part, les salariés du secteur privé : la Caisse nationale de la Sécurité sociale (CNSS), qui couvre environ 30 % de la population active, ne leur fournit qu’une simple indemnité de fin de carrière, livrée en une fois, et calculée en fonction du nombre d’années travaillées. Une proposition de loi, en vue de créer un véritable système de retraite, est à l’étude au Parlement depuis une dizaine d’années. Ambitieuse, cette proposition faisait partie des réformes envisagées dans le cadre de la feuille de route de Saad Hariri, avant sa démission. Il est cependant encore nécessaire de la compléter pour définir notamment ses modes de financement.

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De l’autre côté, les salariés du public, fonctionnaires et militaires, ont leur propre système de retraite. Celui-ci est particulièrement généreux : il représente environ 3,5 % du PIB, alors qu’il couvre à peine 8 % de la population. Cette situation n’est plus viable financièrement. Pour preuve : les difficultés du ministère des Finances à payer les pensions des employés du public ces deux dernières années. Enfin, il faut noter qu’un grand nombre d’employés, qui travaillent dans le secteur informel, ne sont couverts par aucun régime de retraite.

Qu’en est-il de l’assurance santé, est-elle aussi défaillante ?

Les soins de santé sont extrêmement onéreux au Liban. En l’absence d’une couverture santé universelle, de nombreux citoyens en sont privés. Aujourd’hui, le système est fragmenté entre différentes institutions. Le secteur a en priorité besoin d’être uniformisé et consolidé, les coûts d’une telle refonte évalués. Un système d’accès aux soins pour tous, proportionnel aux revenus des bénéficiaires, a figuré parmi les ambitions affichées par la classe politique, mais ce projet n’est plus à l’ordre du jour.