Les Libanais en Afrique s’appuyaient sur le secteur bancaire libanais pour placer leurs économie tandis que leurs sociétés s'en servaient pour garantir leurs relations commerciales avec leurs fournisseurs occidentaux. Pour certaines, les restrictions bancaires se traduisent même par un arrêt des investissements.

En Afrique, les entreprises dirigées par des libanais souffrent également des restrictions bancaires.
En Afrique, les entreprises dirigées par des libanais souffrent également des restrictions bancaires. Crédit : Nabil Zorkot

Dans le tourbillon de mauvaises nouvelles, on les aurait presque oubliés. Mais les 400 000 à 500 000 Libanais d’Afrique sont aussi touchés par la crise financière libanaise : en tant qu’épargnants, comme tous leurs compatriotes, d'abord ; en tant qu’hommes d’affaires ensuite.

Combien sont-ils à être ainsi pris au piège de la crise bancaire libanaise? Impossible de répondre à cette question tant les données sont rares lorsqu’il s’agit d’analyser la contribution de la diaspora africaine à l’économie du pays. Il y a quelques années, on chiffrait entre 7 et 10% sa part dans les remises envoyées chaque année au Liban (7,2 milliards de dollars au total en 2018).

Mais «cela fait plusieurs années que les Libanais d’Afrique évitent les canaux officiels, du fait de l’attention scrupuleuse que leur porte le Trésor américain et les autres agences américaines. De facto, les transferts bancaires en provenance des pays d’Afrique avaient déjà diminué avant la crise bancaire», tempère Ali Awdé, professeur au sein de la faculté d’économie de l’Université libanaise.

Pourtant, des sources proches des milieux bancaires estiment que  la majeure partie des dépôts aujourd'hui bloqués dans le système bancaire pourraient avoir pour origine la communauté chiite d'Afrique.  Un chiffre énorme, impossible à vérifier, qui expliquerait cependant pourquoi le président du parlement, Nabih Berri, se soit transformé en protecteur des déposants, dont l'épargne lui est soudain devenu "sacré".

«D’une façon générale, les Libanais d’Afrique considéraient Beyrouth comme leur place financière de référence. Ils préféraient négocier avec les établissements libanais : les transactions étaient plus rapides, les facilités de crédits plus importantes et les banquiers plus flexibles», fait valoir un homme d’affaires ivoirien sous le couvert de l’anonymat.

S’ils ont presque toujours privilégié Beyrouth, c’est parce que les pays africains affichent, à quelques exceptions près, une profondeur financière inférieure à la moyenne des pays à faible revenu. Ce qui rend, par exemple, difficile l’accès à des facilités de caisse ou à des crédits pour une entreprise.

L’offshore privilégiée

Si l'épargne des Libanais d'Afrique est bloquée comme celle d'une assez large partie de leurs compatriotes, ce sont  les entreprises qui semblent souffrir le plus. De nombreuses TPE ou PME fondées et dirigées par des Libanais d’Afrique, spécialisées dans le commerce et la distribution, figurent parmi les victimes recensées de la crise. «Au sein de la communauté libanaise d’Afrique, l’offshore a commencé à être très largement employée à partir de 2008 quand la loi qui régit ces structures au Liban a été revue», explique un fiscaliste d’un grand cabinet de conseils.

Nombreux sont les Libanais d’Afrique qui l’utilisent pour assurer une forme assez classique de “commerce triangulaire” entre l’Europe où leurs sociétés se fournissent, le Liban où leurs comptes sont établis et le pays africain où elles commercent. Si ces PME ont choisi ce mécanisme, c’est parce qu’il leur garantit une certaine discrétion et leur offre des avantages fiscaux.

«Les offshores n’ont qu’un impôt forfaitaire d’un million de livres libanaises à payer là où les autres sociétés libanaises doivent s’acquitter de 15 % sur les bénéfices nets annuels et de 10 % sur les dividendes », rappelle l’avocat Alexandre Hechaimé, du cabinet Hechaimé Law Firm. L’offshore leur permet également de faire de l’optimisation fiscale. «En augmentant leurs charges, elles abaissent automatiquement leur résultat fiscal», ajoute-t-il.

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La plupart de ces petites entreprises sont aujourd’hui coincées. «Soit elles ne détiennent pas de comptes ailleurs, soit leurs comptes à l’étranger ne présentent pas les mêmes avantages, notamment le secret bancaire», fait valoir l’homme d’affaires ivoirien déjà cité.

Une opinion que corrobore des témoignages comme celui de ce commerçant libanais du Sénégal. « Je pourrais éventuellement ouvrir un nouveau compte au Liban et apporter du “fresh money” à ma banque pour qu’elle le transfère à mes fournisseurs européens. Mais je n’ai plus confiance. Qu’arrivera-t-il si elles bloquent aussi cet argent ?», atteste l’un d’entre eux, toujours sous le sceau de l’anonymat.

Au final et comme le note un financier spécialiste de l’Afrique : «Il y a une dégradation de la relation bancaire. Les Libanais de la diaspora se sentent trahis d’autant que c’est grâce à l’argent qu’ils injectaient dans le système que les Libanais “de l’intérieur” ont pu maintenir de si longues années ce train de vie anormal.»

Des investissements stoppés net

L’amertume est sensible aussi parmi les dirigeants d’entreprises de plus grande envergure : en Côte d’Ivoire, par exemple, certaines sociétés finançaient leur croissance avec des crédits contractés auprès de banques libanaises. «Aux yeux de la communauté ivoirienne, le système bancaire libanais était un atout indéniable : en s’y adossant, on avait l’impression qu’on se protégeait du risque africain. Quelle ironie !» témoigne un homme d’affaires ivoirien.

À Abidjan, de gros investissements ont d’ores et déjà été annulés. C’est le cas notamment d’une entreprise d’agroalimentaire qui devait démarrer, fin 2019, le chantier d’une nouvelle usine afin de doubler ses capacités de production.

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Des entrepreneurs dans des pays qui ont connu des crises ces dernières années, comme le Nigeria, le Mozambique ou encore le Ghana, comptaient également sur le système bancaire libanais. « Ils pensaient voir le bout du tunnel. Ils tombent dans une crise plus grave encore. Je ne pense pas que tous s’en remettent », constate l’homme d’affaires ivoirien.

La crise libanaise pourrait ainsi se faire ressentir sur tout le continent. «En Afrique, les Libanais investissent là où très peu d’autres osent le faire. S’ils étaient moins frileux que d’autres, c’est parce qu’ils bénéficiaient d’une situation confortable avec une stabilité relative au Liban : le pays servait de base-arrière solide pour leur famille et leurs économies. Ce n’est plus le cas. Il y aura sans doute des baisses d’investissement de la part de la diaspora libanaise en Afrique», affirme un financier.

D’autant que pour cette communauté, les solutions de repli semblent limitées. «Quand on est un Libanais d’Afrique, la plupart du temps, et à moins d’être très bien connecté, il n’y a pas d’alternatives à Beyrouth. Avec le renforcement des sanctions américaines, ils auront du mal à ouvrir un compte en France ou au Luxembourg… Tout au plus, avec beaucoup d’argent, peuvent-ils espérer s’implanter à Chypre ou aux Émirats arabes unis», conclut un fiscaliste.