C.B.

Depuis le début de la crise, la Banque du Liban a perdu près de la moitié de ses réserves en devises. Plus de 13,4 milliards de dollars, dépensés pour maintenir un semblant de stabilité sociale. C’est dire le coût, financier, de l’incompétence politique, sans parler de son coût économique et social, colossal. Depuis octobre 2019, des choix auraient pu être faits, des décisions prises, des réformes lancées, mais la classe politique a préféré utiliser l’argent des Libanais pour acheter du temps, bricoler des taux multiples pratiques pour alléger les pertes des banques, soutenir quelques importateurs, alimenter la contrebande, le tout sous couvert d’une «politique» de subventions, qui bénéficie moins à ceux qui ont le plus besoin qu’aux autres.

Ce choix a permis aux principales figures politiques, conspuées par la rue il y a encore un an et demi, de rester dans le jeu, de mener une contre-révolution en exploitant la détresse des gens, de nourrir la peur de l’autre et ranimer les tensions confessionnelles. Faire oublier le «kellon yaané kellon» pour revenir à la formule 14 mars/8 mars.

Ils ont si bien réussi, que lorsque la crise en est arrivée à menacer la cohésion sociale et la fourniture des services les plus élémentaires comme le courant électrique (y compris par les générateurs), alors que l’émigration est en train de changer la structure démographique du pays, le débat public se concentre sur l’unique question qui distingue les deux camps: les armes du Hezbollah.
Car sur tout le reste, c’est-à-dire la façon de gérer le pays, ils ont démontré, au moins durant les trois années qui ont suivi l’élection de Michel Aoun (soutenue par les «pôles» du 14 mars) qu’ils n’avaient aucun problème à s’entendre. Une lune de miel que le tarissement des flux de dollars et la révolution du 17 octobre ont fait voler en éclats, pas un sursaut souverainiste.

Aujourd’hui, l’opinion publique est si divisée qu’on reproche même aux médias de faire leur travail. Les journalistes honnêtes, dont nous faisons partie, qui ont le malheur d’aborder certains sujets, comme les liens entre le secteur bancaire et les politiques, ou plus grave encore de rapporter des faits de manière objective, comme l'ouverture d'une enquête contre Riad Salamé, sont accusés de faire partie d’une «campagne orchestrée», et d’être des suppôts du Hezbollah. À l’inverse, si l’on se permet de mettre en cause le professionnalisme de Ghada Aoun, on est accusé d’être manipulé par l’autre camp. Le pire est que cette rhétorique est véhiculée par des pseudos intellectuels qui ne se rendent pas compte à quel point elle est toxique pour la démocratie.

Il y a, nous dit-on, des enjeux plus vitaux que la situation à laquelle les deux camps ont mené le pays, des Libanais qui meurent de faim, l’économie qui s’effondre, de la corruption, du clientélisme, des intérêts financiers qui dictent les décisions publiques. Il y a ceux qui veulent construire un Liban à leur image, et il y a un parti chiite armé, soutenu par certains, qui empêche l’édification d’un État. Un objectif que pourtant tout ce joli monde dit partager.

Le monopole des armes est certes l’un des fondements de la légitimité de l’État mais est-ce le seul? Un État ne se doit-il pas de protéger tant ses frontières que les droits économiques et sociaux de ces citoyens, en matière d’accès à l’éducation, à la santé, à l’emploi, au logement? Le Hezbollah cumule, hélas, toutes ces fonctions, mais les autres chefs communautaires, chacun à son échelle et selon les moyens dont il dispose, n’ont-ils pas bâti leur légitimité politique sur la fourniture de services divers, des soins médicaux, à l’éducation, aux passe-droits, (jusqu’aux vaccins aujourd’hui), le plus souvent sur le dos de la dette publique? Comment penser que ceux qui depuis la fin de la guerre n’ont pas bâti le moindre socle permettant à l’État de se relever ont désormais l’ambition de le faire? Que ceux qui sous vernis d’une économie libérale et de soutien à l’initiative privée ont fait fortune en investissant des secteurs florissants aux frais du contribuable, dont le secteur bancaire ou l’immobilier n’en sont que des exemples, veulent changer l’ordre des choses?

Preuve en est, au-delà des slogans, aucun des deux camps n’est en mesure aujourd’hui de formuler le moindre projet politique. Le camp du Hezbollah promet à son public qu’il renoncera à ses armes lorsque l’État sera capable de le protéger, tout en faisant en sorte qu’il n’y parvienne jamais.

En face, ceux qui ont longtemps parié sur une intervention étrangère, mettant de côté leur principes souverainistes, voient leurs rêves s’éloigner avec la détente régionale, et n’ont d’autres alternatives à proposer que la guerre civile. Ou le statuquo. Eux aussi passent leur temps à demander «où est l’État?», dont ils ont longtemps été la principale composante, pour démontrer à leur communauté qu’ils sont les seuls à pouvoir les protéger. Aucun des deux camps n’a la volonté d’entreprendre des réformes fondamentales pour rétablir la confiance, et l’allégeance des citoyens à l’État. Au mieux, espèrent-ils s’entendre sur certaines mesures exigées par la communauté internationale pour attirer à nouveau des dollars.

Nous ne faisons pas partie de ceux qui pensent qu’il y a un camp souverainiste et un camp armé. Pour nous, il y a ceux qui s’accrochent à un système qui a lamentablement échoué, et ceux qui veulent défendre l’intérêt des chrétiens, des chiites, des sunnites et des druzes en faisant d’eux des citoyens égaux, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs.