Un article du Dossier

Les Libanais investissent Twitter

Twitter est le réseau social à la mode au Liban depuis que Saad Hariri y a effectué son comeback politique en novembre 2011. Les Libanais, encore un peu frileux envers ce site de microblogging, testent prudemment son potentiel et découvrent sa capacité à effacer les barrières pour engager des conversations.

Saad Hariri s’est cassé la jambe au ski en janvier : c’est par Twitter que beaucoup d’internautes libanais et arabes l’apprennent et qu’ils lui expriment leurs vœux de rétablissement. Un immeuble à Fassouh s’effondre au début de l’année : c’est encore sur Twitter que la coordination des secours se fait, dans la limite des 140 signes requis par le site. Le chanteur Zeid Hamdane se fait arrêter en juillet 2011 par les Forces de sécurité intérieure : les Libanais se mobilisent sur Twitter (et Facebook) pour dénoncer son arrestation.
2011 a été une année riche en événements sur la scène locale et régionale, et le réseau de microblogging Twitter a de plus en plus servi de relais aux Libanais pour se tenir informés de l’actualité en temps réel.
Les seules statistiques disponibles sont celles de la Dubai School of Government qui publie chaque trimestre un rapport sur les médias sociaux dans le monde arabe. En septembre 2011, le Liban comptait au moins près de 20 000 tweeps (voir lexique) actifs, c’est-à-dire des usagers qui ont tweeté au moins une fois au cours du mois considéré. Ces chiffres sont des estimations et sont à prendre avec précaution : selon la même étude, les tweeps actifs étaient 80 000 en février 2011, date de la révolution égyptienne, très relayée par les médias sociaux.
Mais qu’ils soient 20 000 ou 80 000, les Libanais sont bien moins présents sur Twitter que sur Facebook : le réseau de Marc Zukenberg héberge près de 1,4 million de personnes habitant au pays du Cèdre (sur une population connectée de 1,6 million).
« La courbe d’apprentissage de Twitter est plus grande que celle de Facebook, rendant son décollage plus lent, note Ayman Itani, fondateur et PDG de ThinkMediaLabs, une société de conseil spécialisée en médias numériques et sociaux ; mais dans le monde aujourd’hui, onze nouveaux comptes Twitter sont activés chaque seconde et le site de microblogging a franchi le seuil de 500 millions d’utilisateurs en février. » À titre de comparaison, Facebook approche la barre des 900 millions. 

 

Les hommes politiques, facteurs d’expansion du réseau

En 2011, l’inscription de certains hommes politiques sur le réseau, notamment Michel Sleiman, Nagib Mikati et Saad Hariri, a très probablement contribué à la hausse de popularité de Twitter au Liban.
« Des personnes se sont inscrites pour pouvoir entrer directement en contact avec les hommes politiques, confirme Ayman Itani. Mais il faudra voir sur le long terme si ces utilisateurs vont rester actifs. »
Twitter est en effet un canal de communication qui efface les barrières. N’importe qui peut s’adresser directement et publiquement à l’homme politique de son choix. Ces derniers utilisent généralement les services de leur bureau de presse pour répondre aux commentaires des internautes. Lorsqu’ils tweetent eux-mêmes, ils signent de leurs initiales. ThinkMediaLabs, qui a analysé le comportement des trois hommes politiques les plus populaires sur Twitter, relève que Saad Hariri tweete personnellement jusqu’à neuf heures par semaine et répond quasiment à toutes les questions qui lui sont posées. Cet engagement porte ses fruits : avec ses 102 000 followers, il est, de loin, le Libanais le plus suivi sur le réseau de microblogging.
Certains hommes politiques ont vu dans Twitter la possibilité d’échanger directement avec les Libanais. C’est le cas du ministre des Télécoms, Nicolas Sehnaoui, qui organise régulièrement des séances de “live tweet” avec ses followers. Cela lui permet d’obtenir « un contact direct avec les internautes et les cybernautes qui ont abandonné les médias classiques », affirme-t-il, en plus de lui « rappeler l’urgence de certaines mesures et l’importance de communiquer (ses) actions sans discontinuer ». Ces séances ne se limitent pas à des conversations professionnelles : elles peuvent déborder sur la sphère privée et les passions communes, lui apportant, de son propre aveu, « un bain de fraîcheur ».
Ayman Itani note une tendance à « l’interaction entre les différents canaux de communication : le Parlement répond à une question posée par Hariri sur Twitter, Sleiman commente sur son compte un nouveau décret, etc. La conversation a lieu, quel que soit le canal choisi ».

 

Un moyen de communication supplémentaire pour les entreprises

Les entreprises libanaises aussi commencent à se rendre compte de l’importance de Twitter, même si, pour le moment, « elles y vont surtout par effet de mode », note Marc Dfouni, managing partner de Eastline Marketing, une agence de marketing numérique. « Dans le monde, les marques ont compris que leur site Internet ne suffisait plus à attirer les consommateurs : elles ont donc été les chercher là où ils se trouvent, c’est-à-dire sur les réseaux sociaux », explique Ayman Itani.
Au Liban, les marques de restauration pour jeunes, comme Roadster Diner et Zaatar W Zeit, ont ouvert la voie : mise en avant de leurs menus, campagnes marketing et, surtout, réponses à leurs commentaires et suggestions. « L’erreur que font beaucoup de marques libanaises, c’est d’utiliser Twitter dans un sens, pour communiquer, au lieu d’engager des conversations », explique Marc Dfouni. Ayman Itani confirme : « Les membres des réseaux sociaux n’aiment pas avoir le sentiment qu’on leur vend un produit, ils veulent interagir avec les marques. » Roaster et Zaatar W Zeit l’ont bien compris : Twitter est devenu pour elles un deuxième canal de service après-vente, où les plaintes, compliments et suggestions des consommateurs sont publiquement traités.
Des marques plus établies sondent prudemment les eaux : l’ABC, CityMall, Hallab, Beirut Duty Free, tous ont récemment ouvert des comptes Twitter, qu’ils entretiennent plus ou moins régulièrement. « Les sociétés nous disent souvent que leurs consommateurs ne sont pas encore sur Twitter, avance Marc Dfouni. Nous leur répondons qu’ils y seront probablement un jour, vu la croissance exponentielle du réseau. »

 

Une interaction grandissante avec les médias classiques

Les médias libanais ont également commencé à prendre la mesure du potentiel de Twitter : télévisions, quotidiens, radios… Tous ou presque ont leur compte Twitter, canal supplémentaire de dissémination de leurs idées et de promotion de leurs articles ou programmes. Le pure player Naharnet a longtemps dominé l’arène du réseau social, avec plus de 15 000 followers : « Twitter nous permet d’atteindre une audience qui ne se rend pas automatiquement sur notre site et représente une source d’information pour nous, souvent plus rapide que les agences de presse », explique Sami Tuéni, directeur de Naharnet. L’arrivée en 2011 des télévisions avec leur force de frappe plus grande a chamboulé l’ordre établi : MTV Lebanon a près de 42 000 followers et Marcel Ghanem, animateur de l’émission Kalam al-Nass sur la LBCI, communique via Twitter avec plus de 22 000 tweeps ! « La LBCI et la MTV mettent en avant les comptes de leurs journalistes, et bénéficient de l’effet promotion de leurs chaînes », note Sami Tuéni. Les médias libanais font cependant souvent la même erreur que les sociétés libanaises : « Ils oublient la partie conversation, qui est importante », explique Greg Ohanessian, à la tête du desk anglais des nouvelles de la LBCI. Sami Tuéni témoigne du cas inverse : « Nous avons souvent utilisé les feedbacks de nos followers pour corriger des fautes de frappe ou de contenu. »
Le cas de la LBCI est intéressant à signaler : la chaîne de télévision libanaise a multiplié le nombre de ses comptes Twitter, afin de mieux cibler son public : « Les personnes intéressées uniquement par Kalam el-Nass ne seront pas inondées de messages sur le reste des programmes de la chaîne », explique Greg Ohanessian. Par ailleurs, la LBCI a lancé début janvier la plate-forme “LBCI blogs”, sur laquelle les bloggeurs libanais sont invités à contribuer ; chaque semaine, un de leur post est approfondi et donne lieu à un reportage réalisé par les journalistes de la chaîne. « L’idée est de continuer la conversation et de bénéficier de la force de frappe de ces bloggeurs sur Twitter pour en faire la promotion », précise Greg Ohanessian.

Une plus grande diversité de conversations
Cette montée en puissance de Twitter a été accompagnée d’une diversification des conversations. Longtemps confiné aux “geeks” et autres “nerds” spécialisés en télécom et médias, le réseau de microblogging est maintenant une plate-forme de communication pour tous : intellectuels, journalistes, blogueurs, militants, acteurs sociaux, artistes, étudiants, photographes…
Les intellectuels libanais qui tweetent prennent souvent Twitter comme un immense espace de débat, quitte parfois à donner une impression de juxtaposition désordonnée d’idées, de rebonds et d’avis contradictoires. C’est le cas de Ghassan Salamé, ancien ministre de la Culture aujourd’hui doyen de la Paris School of International Affairs, qui, fait rarissime, tweete aussi bien en français qu’en arabe ou en anglais – la twittosphère libanaise communique principalement en anglais. Néanmoins, avec moins de 200 tweets en un peu plus d’un an, il est très loin de l’instantanéité d’Émile Hokayem, politologue du International Institute for Strategic Studies, qui publie en moyenne 10 tweets par jour pour ses plus de 5 000 followers. « Twitter est un outil professionnel de premier choix pour répandre idées, analyses et recommandations vers une audience par définition intéressée et engagée », explique-t-il.
Du côté des activistes, les militants laïques, les défendeurs des droits des femmes et autres courants minoritaires, qui ne bénéficient pas de relais importants dans les médias, se servent de Twitter pour diffuser leurs idées. Les blogueurs utilisent le réseau pour susciter des réactions à leurs articles, trouver de nouveaux thèmes et de nouveaux lecteurs… et plaisanter avec leurs amis. Quant aux artistes et créateurs libanais, ils ont su tirer parti de la spontanéité inhérente à Twitter en postant des photos de leurs travaux en avant-première ou en partageant leurs émotions. La grande star de la twittosphère libanaise est la chanteuse Haifa Wehbé, qui partage, en arabe retranscrit en caractères latins, quasiment tous les instants de sa vie avec ses 75 000 followers. Cet engagement crée une impression de proximité avec ses fans, qui, au final « est la raison d’être des marques et des personnes sur Twitter », souligne Ayman Itani.

Pourquoi Twitter fonctionne quand Internet est censuré

Pendant les révolutions arabes, la censure d’Internet par les régimes en place n’a pas empêché l’information de circuler via Twitter, qui est pourtant un site Internet.
Cela est dû à l’interface de programmation (API) ouverte et documentée du site de microblogging. L’API, dont la fonction est de permettre l'interaction des programmes les uns avec les autres, facilite la construction d’applications ou de services s’appuyant sur Twitter. Résultat : un grand nombre de logiciels ont été développés pour lire et écrire sur Twitter sans utiliser le site lui-même. Sur les blogs, un bouton permet à un utilisateur, s'il aime un billet, de générer immédiatement un Tweet en son nom et donnant un lien vers le billet. C'est cette possibilité de réutilisation qui rend Twitter quasiment impossible à bloquer. Même si un pays souhaitant limiter la liberté d'expression bloque l'accès au site twitter.com, il ne peut pas bloquer tous les sites utilisant une API permettant aux utilisateurs de poster un tweet depuis ce site, à moins de bloquer tous les sites Internet.  Par ailleurs, Twitter a annoncé dans un communiqué à la mi-février avoir conclu des partenariats avec les principaux fournisseurs de satellite pour permettre à ses membres de tweeter via SMS. « Même si les lignes de téléphone et Internet sont coupées, les gens pourront partager des informations et rester informés via Twitter. »

Petite histoire du réseau de microblogging

Twitter a été créé en 2006 par Jack Dorsey, Biz Stone et Evan Williams. Conçu à l’origine comme un service permettant  à l’utilisateur de raconter ce qu’il fait au moment où il le fait − son slogan d’origine était : What are you doing ? (Qu’est-ce que vous faites ?) − il évolue très rapidement vers une plate-forme d’échange d’informations. La révolution verte iranienne de 2009, surnommée Révolution Twitter, le propulse sur le devant de la scène internationale : en raison de la censure imposée par le gouvernement et l’absence de couverture média traditionnelle, Twitter a servi aux révolutionnaires pour organiser des rassemblements, et recueillir et échanger des informations, sur lesquelles les médias traditionnels se sont basés pour les diffuser dans le monde entier. Plus récemment, le printemps arabe a mis en avant le rôle de relais d’information de la plate-forme de microblogging. Le slogan de Twitter a changé en conséquence : il est devenu What’s happening ? (“Quoi de neuf ?” ou encore “Que se passe-t-il ?”).
Mais 2011 a souligné les limites de la fiabilité de Twitter en tant que réseau d’information : le cas de la blogueuse syrienne Amina, prétendument arrêtée par les forces de sécurité, et qui s’est révélé être la fabulation d’un homme américain vivant à Istanbul, a donné lieu à une prise de conscience mondiale sur les précautions à prendre sur les réseaux sociaux.
Évalué à fin 2008 à 500 millions de dollars, le site, qui revendique aujourd’hui plus de 500 millions d’utilisateurs (soit moitié moins que Facebook), a dépassé les 8 milliards de dollars de valorisation en 2011. Son siège social se trouve à San Francisco aux États-Unis. Il a des serveurs et des bureaux supplémentaires à New York. La société reste privée pour le moment, même si les rumeurs de rachat circulent régulièrement dans les médias. En octobre 2008, Jack Dorsey quitte son poste de directeur général de Twitter (il en reste le président) pour se consacrer à la création d’autres entreprises, dont Square, une solution de paiement mobile.

 

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