Structuré autour de distributeurs officiels agréés par les fabricants, le marché des téléphones mobiles est en pleine expansion au Liban. Ces distributeurs sont pourtant secoués par la récente annulation de l’obligation d’enregistrer chaque appareil importé instaurée en juin 2013. Longtemps victimes de la concurrence déloyale due à une contrebande massive, ils craignent les effets de ce retour au statu quo ante.

Avril 2014, quelques jours après sa nomination, le nouveau ministre des Télécommunications Boutros Harb suscite l’émoi sur le marché de la téléphonie mobile en annonçant la suspension, à compter du mois suivant, du décret 9474 qui impose depuis juin 2013 l’enregistrement du numéro d’immatriculation (IMEI) des appareils en circulation au Liban. La décision est motivée par l’impact négatif qu’aurait eu l’application de cette mesure sur le confort des consommateurs, le prix des téléphones voire l’attractivité touristique du pays. Elle est bien accueillie du grand public et de la plupart des revendeurs. Côté importateurs en revanche, c’est la douche froide : avec la suppression de ce dispositif de lutte contre la contrebande, ils craignent de voir s’écrouler à nouveau leurs parts d’un marché en progression constante.
Depuis quelques années, le marché des appareils mobiles reprenait en effet du poil de la bête après un peu plus d’une décennie de stagnation. Le Liban était progressivement passé du statut de pionnier régional au moment de l’introduction du GSM au début des années 1990 à celui de cancre. Au milieu des années 2000, en raison de prix prohibitifs traduisant une taxation indirecte des consommateurs et de l’absence d’investissement dans un réseau saturé, le taux de pénétration de la téléphonie mobile dépasse péniblement le quart de la population. L’arrivée des terminaux de poche et les efforts de modernisation des infrastructures entrepris par l’État depuis 2010 – avec en particulier l’introduction d’un réseau de troisième génération – vont néanmoins redonner un second souffle au secteur : en 2013, le taux de pénétration de la téléphonie mobile avoisine les 90 %, tandis que celui des smartphones atteint 36 %, selon l’institut Ipsos Mena. Un écart qui laisse présager un fort potentiel de substitution dans les années à venir, d’autant que le taux de pénétration des smartphones estimé par le même institut dépasse les 60 % dans des pays comme l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis.

Le règne du “sans garantie”

Contrairement à ses équivalents européens, par exemple, le marché libanais n’est pas structuré autour des opérateurs qui le contrôlent à travers des offres combinant appareils et abonnement. Ses principaux acteurs sont des compagnies locales qui ont conclu un contrat de distribution avec les grandes marques internationales et une multitude de revendeurs non agréés par les fabricants. Le Liban dénombre une dizaine d’agents officiels, parmi lesquels Chetraco (Huawei), Logicom (Nokia), T pro (LG), CTC (Samsung), Expertel (Sony), etc. Il faut y ajouter les cas de marques comme Apple qui n’ont pas de contrat d’exclusivité de ce type. « Nous sommes les seuls à pouvoir fournir aux revendeurs libanais des produits directement issus des usines de la marque, qui ont bénéficié de tous les tests techniques de compatibilité avec les réseaux nationaux et sont dotés d’une garantie sur le territoire. Mais il ne s’agit pas pour autant d’un monopole : le marché est libre et rien n’interdit à un acteur local d’importer directement des appareils ne bénéficiant pas des mêmes garanties par d’autres canaux dès lors qu’il est enregistré officiellement auprès du ministère », explique Eddy Cherfane, PDG de Cherfane, Tawil & Co., qui distribue Samsung au Liban.
Comme ses confrères, il dispose en théorie d’un autre avantage comparatif par rapport aux importateurs : du fait des économies d’échelle réalisées à travers cette spécialisation et de conditions contractuelles avantageuses, ils peuvent a priori commercialiser leurs produits moins chers que les importateurs non agréés par les fabricants. En théorie seulement, car ces derniers ont trouvé la parade : « Ils ont recours à la contrebande à travers la corruption des agents des douanes ou des techniques consistant à déclarer des conteneurs de téléphones comme du matériel qui n’est pas soumis aux mêmes droits. Du coup, plusieurs milliers d’appareils entraient chaque jour dans le pays en toute illégalité et on les retrouvait vendus sans garantie, ni facture dans la majorité des centres commerciaux et magasins du pays », se désole Eddy Cherfane. « Avec notre partenaire local, nous avons bien essayé des campagnes de sensibilisation au fait que ces appareils “sans garantie” étaient conçus pour d’autres marchés et n’étaient pas toujours compatibles avec certaines caractéristiques techniques des réseaux libanais ou que certains n’hésitaient pas à substituer des accessoires d’origine, comme les batteries, par des contrefaçons. Mais on ne peut pas vraiment lutter contre des produits vendus une centaine de dollars moins chers… », constate Akram Arakji , directeur marketing de LG au Liban.
Résultat, le ministère des Télécoms estimait l’an dernier que plus d’un appareil vendu au Liban sur sept était importé de manière frauduleuse. « Selon nos propres estimations, on tournait plutôt aux alentours de 90 %, soit une situation exactement inverse à celle que l’on rencontre dans la plupart des autres pays », avance Eddy Cherfane.

Explosion des rentrées douanières et fiscales

Les agents officiels se sont donc coalisés pour mener une intense campagne de lobbying auprès du ministère des Télécoms qui, de son côté, voyait également d’un très mauvais œil ce “marché gris” dont il estimait la perte de recettes douanières à environ 60 millions de dollars par an. Les téléphones sont soumis à des droits de douane de 5 % et à une TVA de 10 %, rarement appliqués aux appareils “sans garanties”. À la suite de ces pourparlers, l’ancien ministre Nicolas Sehnaoui a pris une mesure particulièrement coercitive, déjà expérimentée dans certains pays comme la Turquie : l’obligation d’enregistrer l’IMEI unique à chaque appareil importé dans une base de données tenue par le ministère et les deux opérateurs pour qu’il puisse fonctionner sur l’un des réseaux nationaux. Avec en sus pour les particuliers, l’impossibilité de déclarer plus de trois appareils (téléphone, tablette, clé 3G, etc.) par semestre.
Les effets du décret ne vont pas tarder à se faire sentir : sur le second semestre 2013, les volumes déclarés aux douanes ont été multipliés par 20 par rapport au semestre précédent, tandis que les revenus fiscaux tirés des importations d’appareils mobiles ont en moyenne été multipliés par dix, à 4,3 millions de dollars par mois. Selon une source ministérielle, une trentaine de nouveaux importateurs ont demandé un agrément pendant cette période. « Il y avait aussi sans doute une motivation sécuritaire à cette mesure, car à travers cette base de données, le ministère peut contrôler de manière beaucoup plus précise les appareils en circulation », soupçonne un revendeur ayant requis l’anonymat. Comme la plupart de ses concurrents, il s’est insurgé à l’époque contre cette mesure qui s’est traduite, selon lui, par des tracasseries administratives et une envolée des prix des appareils jusque-là non déclarés, décourageant les consommateurs. C’est en partie pour satisfaire ces derniers que le nouveau ministre a annulé l’application de cette mesure, suscitant cette fois la colère des distributeurs agréés pour lesquels elle a été une véritable aubaine : « Nos revenus ont très vite été multipliés par dix et ont a pu créer plusieurs centaines d’emplois pour répondre à la demande et assurer des campagnes marketing consistant notamment à proposer aux magasins qui jouaient le jeu d’installer des stands et contribuer à la rénovation de leurs boutiques », affirme Eddy Cherfane.
« Ce décret pénalisait le secteur et n’a pas mis fin à la contrebande qui en réalité est du ressort des douanes et non du ministère des Télécoms. Mais je comprends l’inquiétude des distributeurs et nous sommes en train de discuter au sein d’une commission commune afin de trouver une solution pour lutter contre ce phénomène qui lèse aussi les consommateurs », affirme de son côté Boutros Harb. En coulisse, les grandes manœuvres ont donc repris : l’un des distributeurs nous a confié sous couvert d’anonymat plancher sur une suppression des droits de douane et de la TVA sur l’ensemble des appareils au profit d’une taxe indirecte prélevée sur les abonnements téléphoniques. Une mesure qui risque de s’avérer politiquement délicate à l’heure où le ministère a promu à grand renfort de communication sa volonté de redonner du pouvoir d’achat aux consommateurs à travers la baisse des tarifs des télécommunications mobiles…

Des consommateurs “tech savy”, mais focalisés sur les prix
Le profil de consommation des Libanais est particulièrement intéressant pour les représentants de marques de téléphonie mobile. « Le Libanais est très “tech savy” et dans un pays où les coupures d’électricité sont quotidiennes et la 3G est parfois le seul moyen d’accéder à l’Internet, il tend de plus en plus à utiliser son smartphone ou sa tablette comme un substitut à l’ordinateur. De plus, il s’agit d’une clientèle plutôt exigeante et qui n’hésite pas à dépenser en moyenne 600 à 700 dollars pour un appareil neuf, qu’il achète parfois à crédit, avec un taux de renouvellement d’un à deux ans », explique Akram Arakji. Un profil a priori réjouissant s’il n’y avait un bémol de taille : « Paradoxalement, le consommateur libanais reste aussi très centré sur les prix et peu exigeant sur tout ce qui ne concerne pas les fonctionnalités purement techniques de l’appareil et ne pense pas toujours à s’assurer que l’appareil est bien neuf, avec l’ensemble de ses accessoires d’origine, par exemple », poursuit-il. Ce qui explique qu’il soit une cible facile pour les produits de contrebande.
Eddy Cherfane, PDG de Cherfane, Tawil & Co. (CTC) : « Nous n’avons jamais dépassé la moitié des ventes de téléphones Samsung au Liban »
Distributeur exclusif de Samsung sur le marché libanais depuis 1980, Cherfane, Tawil & Co. (CTC) est l’une des quatre compagnies détenue par le groupe AC Holding, fondé par Antoine Cherfane en 1979 pour distribuer des produits électroménagers. Outre CTC, qui représente Samsung, ce groupe de plus de 500 salariés contrôle également Chetraco (distributeur au Liban de marques d’électroménagers comme Candy et Kelvinator, et de téléphonie mobile comme Alcatel et Huawei), Astrum (distributeur de Samsung en Syrie) et Comtek (services aux professionnels).
Spécialisé dans les appareils électroménagers de la marque coréenne, CTC obtient également la distribution de ses téléphones mobiles avec l’implantation du réseau dans les années 1990. « C’est l’arrivée de la 3G et des smartphones au Liban qui nous a permis d’asseoir notre position de leader sur le marché local : nous importons désormais plus d’une trentaine d’appareils, dont environ la moitié de smartphones, vendus entre 95 et 630 dollars. Selon nos estimations, la marque Samsung représente 60 % des téléphones mobiles vendus sur le territoire », affirme Eddy Cherfane, PDG de Samsung CTC. Vent debout contre la suppression du décret 9474 imposant l’enregistrement des mobiles, il conteste notamment l’argument suivant lequel il risquait de favoriser un monopole des distributeurs exclusifs sur le marché : « Même après son adoption, nous n’assurions au maximum que 50 % des ventes de téléphones Samsung sur le territoire », plaide-t-il. Reste qu’à l’heure où nombre de ses homologues revoient leurs prévisions à la baisse, la holding familiale mise plus que jamais sur le boom du secteur. Sa filiale Chetraco a annoncé en mai dernier avoir obtenu la distribution exclusive au Liban des téléphones du chinois Huawei, troisième constructeur mondial avec 5 % de part de marché.


Ziad Abou Rahal, directeur général de T-pro : « La suspension du décret devrait affecter les ventes de LG au Liban »
Fondée en 2008, T-pro est une compagnie libanaise spécialisée dans la distribution de grandes marques de haute technologie telles que : EMC, Lacie, Lennovo, Port et Toshiba Storage. L’arrivée du groupe sur le marché des appareils mobiles précède l’introduction de la 3G au Liban, qui a dopé les ventes : T-pro devient ainsi en 2011 le distributeur officiel de la branche “mobile” de LG, puis en 2012 de la marque de tablette Iconz Minipad. « Le choix de ces marques s’explique avant tout par des opportunités et le fait qu’elles proposent des produits de haute qualité ciblant toutes les tranches d’âge et tous les profils de consommation », indique Ziad Abou Rahal, le directeur général de T-pro.
Selon lui, la marque coréenne a plus que doublé sa part de marché entre 2012 et 2013, passant de 2 % à 5 % du segment des terminaux de poche reposant sur la plate-forme Android. Il tablait sur un rythme de croissance similaire en 2014 avant que la suspension du décret 9474 destiné à lutter contre la contrebande ne vienne bouleverser ses objectifs. « À mon sens, il n’y a aucune explication valable à cette décision qui pénalise notre activité. Compte tenu du prix élevé de ces appareils, une ristourne de 15 % peut être très séductrice pour les consommateurs et les pousse à négliger tous les services après-vente fournis par les distributeurs », regrette-t-il. À l’instar de l’ensemble de ses homologues, il milite pour la mise en œuvre d’un dispositif similaire ou d’une réduction significative de la taxation des téléphones mobiles. Au-delà de ce lobbying, les dirigeants de T-pro ont dû opter pour une politique commerciale agressive sur les prix et les services pour maintenir leur position.


Tony Azzi, directeur général de Logicom Middle East : « Nokia devrait doubler sa part sur le marché des smartphones en 2014 »
Fondée en juillet 2000, Logicom Middle East est la filiale libanaise, et la première créée à l’étranger, du groupe chypriote Logicom spécialisé dans la distribution de grandes marques informatiques et high-tech. Au Liban, le groupe distribue notamment auprès des revendeurs les produits Adobe, Cisco, HP, Intel, Microsoft et Western Digital. Ces accords portent généralement sur la distribution des produits sélectionnés pour le marché local auprès de revendeurs agréés, la gestion du service après-vente de la marque sur le territoire, voire la possibilité de commerce au détail. Pour l’ensemble de ses activités, la filiale libanaise, qui compte 45 employés et dispose d’un réseau de 800 revendeurs locaux, a réalisé un chiffre d’affaires global de 30 millions de dollars en 2014 (en augmentation de 24 %).
C’est en juillet 2013 que le groupe devient le distributeur exclusif de Nokia au Liban à la place de Mabco. « Ce contrat n’interdit pas pour autant des accords éventuels avec d’autres marques de téléphonie mobile à l’avenir », précise Tony Azzi, son directeur général. À court terme, il se donne pour objectif de maintenir la domination de la marque sur les petits téléphones GSM (estimée à environ 60 % de part de marché) tout en pénétrant de manière significative le segment des smartphones sur lequel la marque est encore en retrait. « Notre part de marché sur ce segment était de 7 % au dernier trimestre 2013, mais nous espérons la doubler à 15 % à la fin de l’année 2014 », assure Tony Azzi.