Un article du Dossier

Le cinéma fait peau neuve

Alors que les salles de cinéma affichent de très bons résultats pour 2011, les opérateurs ont déjà lancé l’étape suivante. Leur stratégie pour attirer de nouveaux spectateurs : rendre une sortie au cinéma plus confortable. Plus accessibles, plus proches, plus luxueux, les cinémas s’équipent et se transforment.

Depuis quelques années, le secteur du cinéma au Liban fait peau neuve. Multiplication des investissements dans l’infrastructure et la technologie des salles déjà existantes, ouverture de nouveaux complexes et segmentation de l’offre : les exploitants de salles saisissent toutes les opportunités d’un marché en expansion. Depuis 2007, la fréquentation des salles de cinéma a augmenté de 10 à 15 % par an. Les ventes de billets sont en hausse : 3 250 000 en 2011 contre 2 490 000 en 2009.

Multiplication des investissements

D’ici à fin 2013 ce sont au moins 36 nouvelles salles qui devraient voir le jour. Des projets de plusieurs millions de dollars qui se succèdent sur le thème du multiplexe associé à un centre commercial. Après l’ouverture en juin de Grand Cinemas à l’ABC de Dbayé, moyennant un investissement de cinq millions de dollars que le groupe espère amortir en trois ans, un nouveau venu CineMall ouvre pour environ le même coût, un complexe de huit salles au centre commercial voisin Le Mall. De son côté le groupe Empire prévoit l’inauguration prochaine de deux mégaprojets. Le premier, à Beyrouth, un nouveau complexe de 14 salles en partenariat avec Solidere et Prime Pictures – production et distribution de films – qui devrait ouvrir dans les Souks en 2013. Montant du projet : 12 millions de dollars. Le second, en 2013 aussi, se situe dans la Békaa : Empire investit en solo quatre millions de dollars pour lancer les 10 premières salles de cinéma dans cette région, au sein du centre commercial Cascada.

Arrivée de la technologie en trombe

Dès 2009, le groupe Empire, rapidement suivi par Grand Cinemas, a été le premier à se doter de la technologie numérique. Finis les bobines et le 35 mm, les films sont désormais projetés en digital, ce qui facilite l’acheminement des œuvres et la diffusion simultanée dans plusieurs salles. L’arrivée des films en 3D a, elle aussi, largement redynamisé les ventes tout en permettant de relever le prix des billets d’environ 50 %.
Ces investissements techniques qui représentent plusieurs dizaines de milliers de dollars pour chaque salle sont cruciaux pour les opérateurs. Car si le cinéma se positionne plutôt sur le marché des loisirs que sur celui du film stricto sensu, c’est par une offre technologique inégalable dans un autre cadre différent du domicile que le cinéma arrive à se différencier de la télévision ou du DVD sur ce segment. Une stratégie qui permet aussi de lutter efficacement contre le piratage des films qui fait toujours rage malgré de nombreuses campagnes de sensibilisation. Dernière-née de cette tendance : “The Experience”, la nouvelle salle du groupe Empire au CityMall inaugurée le 4 juillet dernier, est la plus grande salle du Liban avec 500 sièges, un écran de taille encore inégalée dans le pays, un projecteur 4K pour une meilleure qualité d’image et des 6-sided speakers qui diffusent le son à droite, à gauche, devant, derrière, en haut et en dessous des spectateurs.

Un marché de plus en plus porteur

De tels investissements paraissent étonnants en temps de crise. L’explication tient au fait que ce loisir reste la sortie par excellence pour nombre de Libanais. La crise n’a pas affecté la fréquentation, bien au contraire, le cinéma représente plus que jamais la sortie la moins chère et la plus sécurisée ; donc la plus accessible pour toute une frange de la population, notamment les jeunes et les familles. Avec un billet autour de 10 000 livres libanaises (7 dollars), contre environ 30 000 LL (20 dollars) pour une entrée à la plage le week-end et au moins autant pour un restaurant, le tarif est tout simplement imbattable. Gino Haddad, à la tête du groupe Empire, ironise : « À ce prix notre seul concurrent est la chicha (…), en revanche nous avons remarqué que dans la conjoncture actuelle, certains de nos spectateurs habitant loin des cinémas hésitent à s’y rendre du fait de l’augmentation du coût de l’essence. » D’où la stratégie d’expansion régionale, alors que les salles actuelles sont majoritairement concentrées à Beyrouth. Une leçon que Gino Haddad a tirée de l’expérience : c’est dans ses neuf salles (et maintenant dix) du CityMall qu’Empire réalise son record d’entrées : plus de 900 000 en 2010, du jamais-vu quand on sait que le marché du cinéma au Liban représente environ 3 millions de spectateurs par an. Situé en dehors de Beyrouth au niveau d’un axe très fréquenté, le CityMall attire toute une population éloignée de la capitale. Empire entend élargir sa couverture territoriale ainsi augmenter sa zone de chalandise avec son nouveau complexe dans la Békaa. « Quelque 800 000 à 900 000 personnes y vivent, pourquoi seraient-elles privées de cinéma ? » Situé à proximité de la route qui relie Damas à Beyrouth, Empire espère augmenter son potentiel client en profitant de toute une manne de spectateurs de passage, une fois le calme revenu en Syrie. Même stratégie pour le groupe Grand Cinemas à Dbayé. Sélim Ramia, son PDG, explique que l’objectif est de « cibler toute la population aisée vivant au nord de Beyrouth qui est déjà attirée par le centre commercial ABC ».

Segmentation de l’offre

La stratégie de proximité se double aussi d’une segmentation de l’offre avec des produits de très haut de gamme. L’idée est de proposer un service adapté à la clientèle qui « n’a pas envie de se retrouver à côté des spectateurs qui téléphonent pendant le film et discutent sans cesse ». Ces spectateurs représentent 70 à 80 % du marché et il n’est pas envisageable de les contraindre à changer de comportement. En revanche, la création d’une niche de luxe qui ne devrait pas représenter plus de 15 à 20 % du chiffre d’affaires fait rêver les opérateurs. Avec un billet entre 30 000 et 45 000 LL (20 à 30 dollars) suivant les lieux et services proposés, les exploitants de salle espèrent attirer toute une frange de la population très avide de sorties et à fort pouvoir d’achat, mais qui considère le cinéma comme un lieu trop populaire. La capacité de ces salles privatisables à souhait est de 20 à 30 personnes ; elles offrent fauteuils en cuir, restauration, alcool, hôtesses et voituriers… Grand Cinemas a déjà lancé l’affaire avec la première salle Grand Class à Dbayé. Pour un billet à 45 000 LL, le spectateur a en prime une boisson et des amuse-bouches et bénéficie des services d’hôtesses qu’il peut faire venir à tout instant par simple pression d’un bouton… comme dans l’avion !
Poussant la logique jusqu’au bout, Empire ouvre d’ici à la fin de l’année un cinéma 100 % VIP. « Avec notre implantation prochaine dans les Souks (14 salles dont deux VIP), nous avons souhaité repenser Sodeco comme un lieu exclusivement VIP afin d’éviter la cannibalisation de la clientèle. » Les nouvelles salles de Sodeco, rebaptisées Empire Première, permettront de tester ce nouveau concept « à la croisée entre un hôtel, un restaurant et un cinéma ». Montant de la rénovation : un million de dollars.

Redistribution des rôles

Le dynamisme du secteur du cinéma et les récentes évolutions ont aussi redessiné le paysage de ses acteurs. Si le groupe historique Empire (présent au Liban depuis 1919) est parvenu à se maintenir avec environ 50 % des parts de marché en continuant à investir, de nouveaux entrants à dimension régionale sont venus grignoter les parts des groupes qui, il y a dix ans encore, semblaient bien établis. C’est le cas de Planète qui occupait 26 % du marché en 2003. Élie Ghamica, responsable marketing d’Italia Films (distributeur exclusif de Walt Disney au Liban), explique : « Nous n’avons plus que 8 % des parts de marché. » Planète a raté le coche de l’association cinéma/centre commercial, sur le modèle américain, qui fait fureur au Liban. « Quand nos concurrents ont ouvert dans les centres commerciaux, nous n’avons pas pu proposer la même offre globale qui intègre les cinémas dans tout l’environnement de boutiques et de restaurants. »
Grand Cinemas, venu du Golfe, conquiert en revanche des parts de marché. Selon Sélim Ramia, « depuis que nous avons ouvert au Liban en 2007, chaque année a été meilleure que la précédente. En 2008, nous avions 26 % du marché, en 2009, 33 % et nous avons clôturé 2011 avec 38 % ». Avec Dbayé, Grand Cinemas espère contrôler la moitié du marché en 2012.
Mais dès l’année prochaine, un quatrième acteur pourrait changer la donne. Majid al-Futtaim (Émirats arabes unis) qui a racheté VOX Cnemas en 2011 s’implante au Liban dès 2013 avec l’ouverture d’un multiplexe qui devrait comporter 12 salles dans son nouveau centre commercial de Baabda. Technologie digitale, 3D, projecteurs 4K, son Dolby Digital 7.1, salons VIP et billetterie en ligne : ce dernier venu, du Golfe lui aussi, même s’il ne souhaite pas encore s’exprimer sur les détails de sa future implantation au Liban, semble avoir toutes les cartes en main pour faire une entrée remarquée sur le marché.

 

Métropolis : un cas à part

Membre du groupe Empire, le Métropolis à Sofil est le seul cinéma qui propose des films d’art et d’essai. Avec 65 000 entrées par an en moyenne, il n’est pas rentable au strict sens commercial, mais participe au positionnement “culturel” du groupe Empire. « Tout n’est pas une question d’argent », assure Gino Haddad. Hania Mroué, directrice de l’association Métropolis, ajoute que « le but est de développer une culture du cinéma au Liban ».
En transformant le Métropolis en une véritable Art House, ce petit emplacement de deux salles seulement contribue largement au rayonnement du groupe dans les médias et à l’étranger. L’association parvient à s’autofinancer à hauteur de 25 %, mais elle ne parvient réellement à monter ses projets que grâce à des partenariats et financements étrangers (British Council, Arte, le Goethe Institute, l’Union européenne, Institut français, Swedish Institute, Arab Fun for Arts and Culture). Chaque institution est sollicitée au coup par coup dans le cadre d’un événement en particulier, festival ou rétrospective par exemple, et apporte alors une aide logistique et/ou financière.
En plus de ces aides ponctuelles, il arrive que le Métropolis attire des partenaires plus globaux, à l’instar de la BLC Bank qui a en partie subventionné les activités du cinéma pour l’année 2012.

 

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