Un article du Dossier

À Adloun, la spéculation foncière aura-t-elle raison d’un site archéologique majeur ?

Le projet de construction d’un port de pêche sur le site historique de Adloun était l’un des enjeux des élections municipales de cette localité du sud du Liban. La municipalité est accusée de couvrir une opération de spéculation foncière financée par des fonds publics.

Le 14 janvier 2016, le ministère des Travaux publics et des Transports, tenu par le ministre Ghazi Zeaïter, a entamé, avec l’accord de la municipalité de Adloun (caza de Saïda), des travaux pour la construction du “Port maritime Nabih Berry pour la pêche et la plaisance”. Le chantier continue, même s’il a été ralenti du fait des élections municipales et, dans une moindre mesure, des interventions de plusieurs associations locales.
Outre la destruction d’un site historique, les défenseurs du site dénoncent l’allocation d’argent public à la valorisation foncière de propriétés privées, sous prétexte de projet de développement de la localité. Après les élections municipales remportées par le président sortant Samih Wehbé, candidat de la liste de coalition entre Amal et Hezbollah, le sort de ce chantier n’est toujours pas scellé. L’arrivée au conseil municipal de quatre membres soutenus par le Parti communiste, notoirement opposé au projet, pourrait changer la donne. Hisham Younès, de Green Southern, affirme que d’autres actions suivront après les élections, tandis que Green Southern a adressé en avril une lettre au ministère de l’Environnement renouvelant sa demande de préserver le site et de reconnaître la plage de Adloun comme réserve naturelle. En réponse, le ministère promet seulement, sans fixer de calendrier, de « mener des études ».
Cet espace, qui relève du domaine public maritime(1) et dont l’exploitation et le contrôle relèvent de la responsabilité de la direction ministérielle du Transport maritime(2), abrite pourtant « d’inestimables trésors archéologiques »(3) : quatre grottes qui, selon l’archéologue Patricia Antaki-Masson interrogée par L’Orient-Le Jour, sont « d'une importance majeure non seulement pour la connaissance de la préhistoire libanaise, mais aussi pour celle de la préhistoire proche-orientale ». Nicolas Carayon, docteur en sciences de l’Antiquité de l’Université de Strasbourg, qui a soutenu une thèse sur les ports phéniciens, affirme dans son article “Les ports phéniciens du Liban” que Adloun fait partie des 15 sites occupés à l’âge du fer par une population phénicienne.
Les spécialistes du patrimoine et de l’environnement assurent que le site sera détérioré par la construction du port. Le danger concerne également les montagnes et les chênes de la ville de Ansar (caza de Nabatié) où des carrières sont creusées pour fournir pierre et remblais au port.

Mobilisation citoyenne

L’annonce du projet et le démarrage rapide des travaux de remblaiement (malgré des demandes des ministères de l’Environnement et de la Culture d’effectuer des études préalables d’impact environnemental et archéologique) ont donc poussé activistes et défenseurs du patrimoine à se mobiliser pour lui faire barrage.
Green Southern, Green Line, Nahnou et la Campagne pour la préservation de Dalieh multiplient leurs actions : sit-in, conférences et sollicitation des médias. Parallèlement, Green Southern(4) a lancé une pétition(5) pour la sauvegarde du site demandant l’intervention de l’Unesco. En réponse à cette demande, Mechtild Rössler, directrice de la Division du patrimoine et directrice du Centre du patrimoine mondial à l’Unesco, a adressé, début février, une lettre au ministère de la Culture exprimant l’inquiétude de l’organisation internationale par rapport à Adloun.
Cette mobilisation a permis d’obtenir, début mars, après sept semaines de remblaiement, la suspension des travaux jusqu’à ce que le ministère de la Culture termine les relevés maritimes et terrestres sans qu’aucun calendrier ne soit fixé. Ce succès est toutefois relatif, puisque plusieurs tonnes de sable et de gravats ont été versées dans la mer compliquant les relevés. Fin mars, Green Southern a publié sur sa page Facebook que l’équipe responsable d’effectuer des relevés a été interdite de poursuivre sa mission par plusieurs responsables du chantier…
Au niveau gouvernemental, les trois ministères des Travaux publics et des Transports, de la Culture et de l’Environnement continuent de se renvoyer la balle de la responsabilité d’avoir engagé les travaux de remblaiement et de ne pas avoir réalisé les fouilles archéologiques préventives à temps : ainsi, le ministre de l’Environnement Mohammad Machnouk, qui a demandé l'arrêt immédiat des travaux, considère ces derniers comme illégaux, puisque, selon la loi 2002/444 et le décret 2012/8633, il aurait fallu mener une étude d'impact environnemental préalable. À cette accusation, le ministère des Travaux publics et des Transports répond que l’étude d’impact environnemental, réalisée par un spécialiste nommé par le ministère, a été communiquée le 6 novembre 2015 au ministère de l’Environnement qui avait 15 jours pour donner ses observations. Ce dernier, selon le directeur de la direction du Transport maritime et terrestre Abdel Hafiz al-Kaissi, n’a jamais répondu. Un silence interprété comme un accord tacite. Par ailleurs, le ministre de la Culture Rony Arayji affirme, lors d’une émission télévisée “al-Fasad” en février, ne pas avoir été informé officiellement du projet, tout en précisant que son ministère n’a pas le droit d’arrêter les travaux, mais « souhaite » que le ministère des Travaux publics et des Transports lui permette d’effectuer un relevé global, notamment maritime. La requête a été acceptée dans son principe début mars, après sept semaines de remblaiement. En pratique toutefois l’équipe n’a plongé que deux fois, plusieurs responsables du chantier lui interdisant de poursuivre sa mission.
Il semble que le ministère des Travaux publics et des Transports a en outre fait fi de deux décisions du Conseil d’État, datées du 15 octobre et du 2 décembre 2015, demandant l’arrêt des travaux du fait de la contestation par le vainqueur d’un premier appel d’offres, South for Construction, de l’attribution du marché de la première tranche des travaux à la société Khoury Contracting Company, à l’issue d’un deuxième appel d’offres jugé illégal (voir encadré p. 60).

Un projet opaque

Alertées par la nécessité de préserver le patrimoine, les associations impliquées ont cherché à en savoir davantage sur le projet, mais ont buté sur un mur d’opacité. Hisham Younès, fondateur de Green Southern, une association de protection et de valorisation du patrimoine culturel et de l’environnement du sud du Liban, dit avoir demandé à la municipalité de Adloun les plans du projet. Présidée par Samih Wehbé, celle-ci n’a jamais donné suite et Hisham Younès affirme avoir réussi à glaner certaines informations de manière informelle, seulement trois semaines après le début des travaux.
Le site Internet officiel du ministère des Travaux publics et des Transports ne comporte en tout cas aucune information à propos du projet de Adloun. Pas davantage que le site de l’entreprise contractante Khoury Contracting Company. Quand Le Commerce du Levant a contacté (par téléphone) cette dernière pour se renseigner, un interlocuteur a répondu que le site Internet n’était pas à jour et que personne n’était disponible pour donner ces informations, car les « bureaux sont vides ». Quant à la direction du Transport maritime du ministère des Travaux publics et des Transports, elle exige une autorisation du ministre pour communiquer les plans et les informations sur le projet. Une requête envoyée en ce sens par Le Commerce du Levant est restée sans suite.
Nos informations proviennent donc de plusieurs sources. South for Construction a notamment communiqué les plans et le budget de la première tranche des travaux. Il y apparaît que la surface du port est de 160 000 m2 environ, répartie entre la plage de Adloun et une partie remblayée sur la mer. Le port sera constitué de neuf bassins avec 400 points d’amarrage et de deux digues de protection(6), ce qui en fait une infrastructure plus grande que le port de Tyr, selon deux sources concordantes au fait de la situation des pêcheurs. Ce dernier ne contient que sept bassins pour 400 pêcheurs et 180 points d’amarrage.
Selon nos sources, le budget total du projet est d’environ 27 millions de dollars, financé par l’État, plus spécifiquement sur le budget général du ministère des Travaux publics et des Transports, mais il n’a pas été possible de comprendre en vertu de quoi les fonds ont été débloqués, le Liban étant sans budget depuis 2005. Selon le président de la municipalité de Adloun, le budget de la première tranche de 4,8 millions de dollars a déjà été engagé.

« Une ressource économique pour les pauvres »

Après la mobilisation des défenseurs du site, les entités responsables du projet ont réagi en justifiant la construction du port par son impact économique sur la ville de Adloun.
Dans l’émission “al-Fassad” de la chaîne al-Jadeed(7), Abdel Hafiz al-Kaissi l’a présenté comme « l’un des 30 ports libanais de pêche et de plaisance, qui permettra l’amarrage des petits bateaux de cinq à six mètres… et offrira un lieu de baignade gratuit ». Il ajoute que « ce projet est avant tout adressé à la tranche la plus pauvre de la population, à savoir les pêcheurs », mais ne prend pas la peine de les dénombrer, sachant que Adloun ne compte pas plus de 10 000 habitants, vivant essentiellement de l’agriculture (la région est couverte de bananeraies). Alors que les entités publiques défendant le projet de port promettent du travail pour 400 pêcheurs, la localité n’en abriterait en réalité pas plus d’une vingtaine de saisonniers qui, selon Ali Darwish, de l’association Green Line, ont déjà la possibilité d’utiliser quatre ports se trouvant à proximité dont le plus proche est celui de Sarafand, à 3,4 kilomètres.
La municipalité de Adloun a également justifié dans un communiqué(8) son appui à cette construction, expliquant que le port sera « une ressource économique pour les pauvres et non pas, comme certains le prétendent, un lieu d’amarrage de yachts ». Pourtant, le même texte affirme la « volonté de la municipalité de poursuivre ses efforts pour que ce port abrite des yachts »…
Des arguments, jugés insuffisants, voire incohérents, qui sont loin de convaincre les protestataires selon lesquels les promesses d’emplois ne sont que de la poudre aux yeux, sachant qu’aucune étude d’impact socio-économique n’a été faite. À leurs yeux, les véritables motivations du projet sont liées à des intérêts privés : il s’agirait de positionner à moyen terme Adloun comme un port en mesure de desservir les besoins de l’exploration du gaz offshore dont les eaux libanaises recèleraient et, à court terme, de pure spéculation foncière, à l’instar du site de Dalieh, à Beyrouth (voir Le Commerce du Levant n° 5657, octobre 2014).

Dalieh, Adloun même combat

Lors d’une manifestation organisée le 11 février, la Campagne de protection de Dalieh a présenté les similitudes des deux dossiers. Dans les deux cas, des décrets autorisent la construction sur les parcelles qui se situent sur la façade maritime. Les activistes ont ainsi dévoilé des documents officiels montrant que quatre parcelles bordant le futur port Nabih Berry appartiennent à deux propriétaires dont 45 000 m2 environ aux héritiers de Rafic Hariri (que l’ancien Premier ministre avait achetés en 1997) et le reste à la famille Zourkot.
Selon une source informée, qui a voulu garder l’anonymat, l’ensemble des parcelles appartenant aux héritiers de Hariri auraient ensuite été revendues à la famille Berry.
Le conseil supérieur de l’Urbanisme a accepté en septembre 2015 la demande déposée par la municipalité de Adloun en 2013, de modifier la nature de ces parcelles. En passant de terrains agricoles à terrains touristiques, le ratio des surfaces constructibles est ainsi augmenté de 2 à 20 % du total. Pour la Campagne de protection de Dalieh, il ne fait donc guère de doute que le discours sur le développement économique cache en réalité une opération de spéculation foncière au profit des propriétaires des parcelles dont la valeur foncière va nettement augmenter grâce aux investissements dans les infrastructures attenantes qui sont financées par l’État.

Le patrimoine, vecteur de développement
 
En réalité, si le souci de la municipalité de Adloun et celui de l’État étaient celui de développer l’emploi, n’y aurait-il pas eu un meilleur usage possible des 27 millions de dollars alloués à cette localité du sud du Liban ?
Une étude nationale parue en 2009 a chiffré à plus de 20 milliards d’euros les retombées économiques et sociales du patrimoine(9) en France. Ses auteurs rappellent que « l’impact économique national du patrimoine est ainsi plus de vingt fois supérieur à ce qu’il mobilise comme dépense publique d’investissement », avec 500 000 emplois, dont plus de 30 000 directs. Ainsi donc, alors que la gestion du patrimoine est souvent perçue comme une charge et un luxe budgétaires, elle pourrait en réalité être un levier efficace de développement socio-économique aux niveaux national et local (au Liban, les recettes de billetterie sont réparties à parts égales entre les municipalités et l’État).
Si son développement était bien concerté, qualitatif et bien conçu autour des vestiges, le site de Adloun pourrait bénéficier à toute la population. Un développement qui pourrait être cofinancé par la taxation des plus-values foncières des parcelles converties suivant un mécanisme bien connu, qui suppose cependant de réfléchir en fonction de l’intérêt général et d’accepter que la création de valeur bénéficie au plus grand nombre.


* Colette Saba Touzain est consultante en management de projets internationaux, spécialiste du Proche-Orient. Avec les expertises de : Abir Saksouk-Sassou, architecte et urbaniste ; Hisham Younès, fondateur et président de l’association Green Southern ; Nayla Geagea, avocate



(1) L’arrêté 144/D du 1925 stipule que « les propriétés publiques comprennent le rivage de la mer jusqu’à la limite du plus haut flot d’hiver et les plages de sable ou de galets ; les marais et étangs salés communiquant directement avec la mer ; les ports, havres et rades ».
(2) L’article 4 du décret 1611 de 1971 stipule que l’investissement et le contrôle des domaines publics maritimes sont de la responsabilité de la direction du Transport maritime au sein du ministère des Travaux publics et des Transports.
(3) Selon l’archéologue médiéviste Patricia Antaki-Masson, dans un article paru dans “L’Orient-Le Jour” le 29/02/2016, http://www.lorientjunior.com/article/1012/adloun-une-immense-richesse-archeologique-a-proteger.html
(4) Fondée en 2012, Green Southern se présente comme un cadre qui regroupe les Libanais et plus spécifiquement les Libanais du Sud dans le but de protéger et valoriser le patrimoine culturel et l’environnement du sud du Liban : http://greensoutherns.org
(5) https://www.change.org/p/ministry-of-culture-ministry-of-environment-unesco-save-adloun-s-beach-historical-town
(6) http://greenarea.me/ar/96549/
(7) Lien vers l’émission : https://www.youtube.com/watch?v=Qzni2fR0bYs
(8) http://www.znn-lb.com/?p=2840
(9) Étude parue en 2009, commandée par le ministère de la Culture et de la Communication, et de sa direction de l’Architecture et du Patrimoine : http://www.culture.gouv.fr/culture/politique-culturelle/etude_eco_patrimoine.pdf



Des dégâts irréversibles
« Même si pour le moment nous ne pouvons pas certifier que les vestiges de Adloun sont phéniciens, le port en construction est certainement néfaste parce qu’il touche la zone tampon des vestiges qui n’ont jusque-là pas été étudiés. Ces vestiges pourraient révéler des zones encore grises de notre histoire antique », explique au Commerce du Levant Nadine Panayot, directrice du département d’archéologie et de muséologie à l’Université de Balamand, qui mène des recherches sur le site de Enfé (qui a des similitudes avec celui de Adloun).
En plus de la détérioration archéologique, le géographe Charles Le Cœur (dans un article paru dans L’Orient-Le Jour) s’inquiète de « la perturbation entraînée par de tels travaux colossaux sur le rivage, si ceux-ci vont détruire la plate-forme calcaire et les bancs de sable qui sont immergés juste en avant de la côte, à l'emplacement du futur port. Il faut aussi envisager les modifications dans le transit sédimentaire (déplacement des sédiments, graviers, galets déposés au fond d'un cours d'eau sous l'action de la force des courants) le long du rivage ». Il faut savoir que le sable des plages du Liban est le résultat de la décomposition sur des millions d’années du granit des régions d’el-Saïd et de Nubie en Égypte, charrié par le Nil. Les remblais qui se multiplient sur le littoral libanais viennent ainsi bouleverser de façon irréversible un équilibre géologique naturel fruit d’une longue histoire.


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