À la différence des manifestations traditionnelles, coordonnées par des organisations syndicales, le soulèvement du 17 octobre a éclaté de façon spontanée et provoqué le blocage des axes routiers dans les diverses régions du pays. Beaucoup d’employés n’ont ainsi pas pu se rendre à leur lieu de travail et l’activité des entreprises libanaises s’en est retrouvée profondément perturbée. Tour d’horizon des principales questions soulevées dans ce cadre.
Un employeur peut-il sanctionner un salarié pour sa participation à des manifestations ?
La Constitution libanaise consacre dans son article 13 la liberté d’expression en disposant que « la liberté d’exprimer sa pensée par la parole ou par la plume, la liberté de la presse, la liberté de réunion et d’association, sont garanties dans les limites fixées par la loi ».
En outre, la législation sociale considère que les libertés et droits fondamentaux de la personne sont garantis dans toutes les relations entre employeur et employé. En effet, l’article 50 alinéa 5 du code du travail dispose que « l’exercice des libertés individuelles ou publiques ne peut justifier la rupture du contrat de travail » et toute rupture s’interprétera comme « abusive ». Selon les lois libanaises, le droit de manifester constitue une liberté fondamentale. Son exercice normal est donc protégé et le conseil arbitral du travail doit veiller à ce qu’aucun salarié ne soit sanctionné, directement ou indirectement, pour en avoir fait usage.
Ce n’est toutefois qu’en dehors de son temps de travail que le salarié est en droit d’exercer son droit de manifester, tant qu’il n’entrave pas le travail des autres. Ce droit vaut même en cas de proximité avec le lieu de travail ou d’impact indirect sur l’activité de l’entreprise. L’employé doit toutefois être en mesure de prouver que cette manifestation n’a pas altéré ses obligations professionnelles.
L’exercice normal du droit de manifester en dehors du lieu de travail ne peut pas donner lieu de la part de l’employeur à des mesures discriminatoires en matière de rémunération et d’avantages sociaux. En aucun cas l’employeur ne peut établir de distinctions entre les salariés manifestants et ceux qui ne le sont pas. Des cas récents ont montré que des salariés avaient été licenciés pour leur participation en dehors de l’horaire de travail au mouvement de contestation, ce qui est illégal. Tout licenciement motivé sur ce fondement est jugé abusif en ce qu’il remet en cause des libertés fondamentales.
En revanche, si un employé ne se rend pas à son lieu de travail afin de participer au mouvement collectif, il peut être sanctionné. L’employeur est en droit de lui déduire les jours d’absence de son salaire et de lui adresser des avertissements disciplinaires. A fortiori, l’entreprise peut décider de lui infliger des sanctions pécuniaires. Un tel comportement de la part du salarié est considéré comme abusif. Il peut aboutir en cas de réitération à une rupture du contrat de travail pour faute du salarié.
Que se passe-t-il si l’employé n’a pas pu se rendre à son lieu de travail ?
En principe, un salarié a l’obligation de se rendre au travail et l’employeur de fournir du travail à ses salariés et leur verser un salaire. Néanmoins, dans certaines situations, ces obligations peuvent évoluer dépendamment de l’impact d’événements extérieurs sur le travail ou l’entreprise. Il s’est avéré parfois presque impossible de se rendre sur son lieu de travail à cause du blocage des routes. Dans ce cas, le contrat de travail est considéré comme suspendu. C’est ce que l’on appelle « une situation de force majeure ».
La force majeure est définie en droit comme un événement extérieur, irrésistible et imprévisible. Elle peut être une cause de suspension – et non de résiliation – du contrat, non imputable à l’employeur ni à l’employé.
La suspension de l’exécution du contrat de travail entraîne l’interruption de la prestation de travail et dispense l’employeur du versement de la rémunération (salaire, compléments et accessoires). Ainsi, le salarié qui ne peut se rendre sur son lieu de travail pour cause de fermeture de route perd sa journée de travail. Même si l’absence n’est pas de son fait, il ne sera pas rémunéré. L’employeur ne sera pas tenu de lui verser son salaire, puisque la contrepartie du travail n’aura pas été effectuée. L’abattement opéré sur le salaire des employés doit toutefois être strictement proportionnel à la durée de l’arrêt. Toute retenue supplémentaire sur le salaire constituerait une sanction pécuniaire injustifiée.
Au-delà des aspects réglementaires, il existe des solutions alternatives comme par exemple le travail à distance si la présence sur le lieu de travail n’est pas indispensable. Mais ces arrangements dépendent de la nature du travail.
Étant donné le caractère relativement prévisible désormais des manifestations, grâce à la couverture médiatique et les réseaux sociaux, l’employé doit tout mettre en œuvre pour venir travailler. Il ne peut pas décider de son propre arbitre qu’il est trop compliqué de se rendre au travail. S’il veut être rémunéré, il a le devoir de tenter de rejoindre son lieu de travail dans les plus brefs délais.
Certains employés habitant dans des régions éloignées se sont abstenus de s’y rendre, arguant de la difficulté d’accès. Dans ce cas, il n’existe pas d’impossibilité d’exécution du contrat de travail. Ce contrat n’est donc pas suspendu et l’employé n’est pas exonéré de son obligation de fournir un travail. Dans cette hypothèse, les employés ont l’obligation de se présenter sous peine de rupture fautive du contrat. En outre, l’entreprise est en droit de retenir de leur salaire les jours d’absentéisme et de leur adresser un avertissement disciplinaire.
Un retard dû au blocage des routes peut-il être sanctionné ?
Le code du travail n’a pas prévu de dispositions en cas de retard pour blocage des routes. Mais il est évident que le retard occasionné par un blocus ne peut être considéré comme une faute. Dans cette hypothèse, un licenciement fondé sur un tel motif sera considéré comme abusif si le salarié intente un procès devant le conseil arbitral du travail. En revanche, si la fermeture des routes est signalée au moins 48 heures avant le début des perturbations, elle est considérée comme prévisible. Le salarié doit alors prendre ses dispositions pour arriver à son lieu de travail à l’heure.
Dans le cas contraire, le retard aura des conséquences sur son temps de travail et donc, proportionnellement, sur sa rémunération.
Les jours de fermeture doivent-ils être payés ?
Beaucoup de commerces, notamment au centre-ville de Beyrouth (Riad el-Solh, secteur Lazarieh, ont dû se résoudre à fermer leurs portes à cause des manifestations constantes.
Dans ce cas, l’entreprise n’étant pas opérationnelle, les heures non travaillées doivent en principe être récupérées. À défaut, elles ne peuvent pas être rémunérées.
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L’entreprise peut-elle modifier les horaires de travail et réduire les salaires en raison de la baisse d’activité ?
Force est de constater que du fait de la baisse de fréquentation des commerces situés sur les artères où se déroulent les manifestations, du blocus et de la crise économique et financière, beaucoup d’entreprises ont connu une baisse significative de leur activité. Certains employeurs ont pris des mesures afin de réduire l’impact financier de cette crise, et ce, parfois, en violation des dispositions du code du travail libanais.
Des mesures conduisant soit à l’aménagement du temps de travail en fonction des nouveaux besoins de l’entreprise (activité partielle) accompagnés d’une baisse de rémunération des employés (de 20 jusqu’à 30 % de réduction de salaires) ou même des licenciements sans motifs valables ont été instaurés afin de compenser partiellement la perte de revenus. Mais, le code du travail n’ayant pas prévu de telles dispositions, elles ne sont pas légales. L’employeur n’est pas autorisé à réduire la rémunération du salarié ni à mettre fin à son contrat de travail uniquement en raison d’une baisse d’activité de l’entreprise. L’article 50 du code du travail réglementant le licenciement est très clair : l’employeur doit trouver des raisons légales (fraude, violations graves au règlement intérieur, absences fréquentes sans excuses…).
Il reste cependant la procédure de licenciement collectif pour raisons économiques, prévue à l’article 50 du code du travail, mais celle-ci ne peut être mise en œuvre que dans le cadre d’une procédure très stricte afin d’éviter tout abus.
Quelles sont les conditions d’un licenciement pour raisons économiques ?
L’article 50 alinéa (F) autorise l’employeur à mettre fin à une partie ou à la totalité des contrats de travail dans son entreprise au cas où des circonstances économiques l’exigent. Dans ce seul cas, il peut être dispensé de l’obligation du paiement de l’indemnité de licenciement. Ainsi, l’entreprise est tenue de notifier le ministère du Travail au moins un mois avant la résiliation des contrats. Elle doit également prouver son incapacité à garder les salariés et, par conséquent, la nécessité du licenciement. Enfin, elle doit établir avec le ministère un programme afin que ce processus tienne compte de l’ancienneté des salariés, de leurs compétences, de leur âge et de leur statut familial et social.
En outre, l’employeur doit s’engager à réintégrer les salariés licenciés dans l’entreprise quand celle-ci aura recouvré sa capacité financière. Il leur donne ainsi un droit de priorité par rapport à d’autres demandeurs d’emploi pour une période d’une année entière à dater de leur fin de service.
En outre, lorsqu’une société informe, conformément à la loi, le ministère du Travail de son intention de licencier des employés pour raisons économiques, le ministère effectue une enquête afin de s’assurer que l’entreprise est effectivement en difficulté financière. En pratique, l’employeur devra produire des états financiers pour les trois dernières années écoulées.
Il convient également de noter qu’il est d’usage au ministère du Travail d’organiser une médiation entre l’entreprise en difficulté et un représentant des salariés visés par le licenciement afin de superviser cette opération. Cette procédure permet d’évaluer la situation financière réelle de l’entreprise et surtout d’essayer de proposer des alternatives au licenciement telles que la réduction des salaires ou des horaires de travail, la suppression des primes et autres avantages.
L’une des différences fondamentales entre le licenciement économique et le licenciement abusif est que, quelles qu’en soient les raisons, celui-ci est immuable, et ne donne lieu qu’à une indemnisation sans octroyer le droit du retour au travail, contrairement au licenciement collectif résultant des circonstances économiques qui donne à l’employé un droit de préférence pour le réembauchage dans l’établissement duquel il a été licencié.