Le gouvernement s’est donné quatre ans pour mettre en place un système de gestion durable des déchets ménagers. Deux pistes en particulier sont évoquées : la généralisation du tri à la source et la valorisation énergétique.

Trier, recycler, composter, incinérer ou mettre en décharge ? Le choix du mode de traitement des déchets doit être dicté par des critères environnementaux et sociaux, mais aussi économiques, surtout dans un pays lourdement endetté comme le Liban. La viabilité des différentes options dépend d’une multitude de facteurs comme le volume et la nature des déchets produits, le mode de collecte, ou le cadre institutionnel et réglementaire ; le coût du traitement et l’importance du facteur foncier. Or « le gouvernement libanais n’a jamais sérieusement évalué les coûts et les bénéfices de chacune des options, ni même établi une typologie des déchets qui permettrait d’orienter sa politique globale », constate un connaisseur du sujet.
Par défaut, le pays a jusque-là misé, quasi exclusivement, sur l’enfouissement. Cette solution présente l’avantage d’être la moins chère, sans forcément être la plus polluante, si les décharges sont sanitaires et bien contrôlées – ce qui n’était le cas jusqu’à présent que pour celle de Naamé, le Liban comptant par ailleurs quelque 700 dépotoirs sauvages à travers le pays. Lorsque les normes internationales sont appliquées, « les nappes phréatiques ne sont pas infiltrées par du lixiviat (NDLR : fraction liquide des déchets) et les émanations de méthane ne sont pas dangereuses pour la santé humaine », avait expliqué Shérif Arif, ancien conseiller régional de l’environnement à la Banque mondiale pour la région Moyen-Orient et Afrique du Nord, dans un entretien au Commerce du Levant paru en septembre. D’autant que ces émanations peuvent servir à générer de l’électricité, comme c’est le cas à Naamé.

Les inconvénients des décharges

Mais les décharges, même sanitaires, sont mal perçues par les populations locales et tendent à dévaluer le prix des terrains alentour à hauteur de 15 à 25 % selon les estimations. Un problème particulièrement aigu dans un pays où la rente foncière est l’une des principales sources d’enrichissement. Pour Pierre Issa, cofondateur et ex-directeur général de l’association Arcenciel, le contexte socioculturel libanais, caractérisé par une forte dimension confessionnelle, ne joue pas en faveur d’une solution basée sur des décharges, car il renforce l’effet “Nimby”. Cet acronyme de l'expression “Not In My Backyard“ (pas dans mon arrière-cour) est utilisé pour décrire l'opposition de résidents à un projet local d’intérêt général dont ils considèrent qu’ils subiront les nuisances.
Un effet d’autant plus facilement instrumentalisé qu’il sert les intérêts des bénéficiaires de la rente foncière.
La petite superficie du pays est également un frein naturel au recours massif à l’enfouissement, tel qu’il a été pratiqué jusque-là. « Une décharge finit à un moment ou un autre par être saturée. Il est irresponsable de penser qu’on puisse répliquer ce modèle à l’infini, à moins de transformer le Liban en dépotoir géant, souligne Sara el-Yafi, spécialiste des politiques publiques et de la transformation des déchets en énergie. Sans parler des dangers sismiques existant dans la région : en cas de tremblement de terre, les risques d’infiltration sont réels », dit-elle. C’est notamment le cas pour les projets de transformation d’anciennes carrières en décharges sanitaires, explique Edgar Chéhab, du bureau du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) à Beyrouth. « Il n’y a qu’une seule ancienne carrière dont l’altitude est inférieure à 400 mètres et qui pourrait répondre aux contraintes libanaises en matière sismique, c’est celle de Jiyé. »
Malgré ses inconvénients, la mise en décharge est incontournable en aval de la chaîne, mais l’enjeu pour les pouvoirs publics est d’en limiter le recours, en valorisant une partie des déchets produits. Les moyens pour y parvenir ne font toutefois pas l’unanimité.
Pour beaucoup d’associations écologistes au Liban, la solution consiste à encourager le recyclage des matières comme le papier, le carton, le plastique, le verre ou les métaux, et le compostage des matières organiques qui représentent plus de la moitié des déchets du Liban. « Avec un recyclage et un compostage maximal, la part de l’enfouissement serait réduite à 10 %, contre près de 80 % aujourd’hui », affirme Olivia Maamari, de l’association Arcenciel.
Pour augmenter significativement le taux de recyclage et celui du compostage, qui ne sont actuellement que de 8 % et 15 %, selon les estimations, il faut toutefois instaurer un tri à la source.

Les enjeux du tri sélectif

Les citoyens doivent en amont séparer les déchets en fonction de leur nature pour empêcher qu’ils ne soient souillés les uns par les autres. Seules les matières “propres” pouvant être revendues à des filières de recyclage, ou servir à fabriquer un compost susceptible d’être utilisé dans l’agriculture, doivent être extraites.
Dans son dernier plan, le gouvernement évoque le tri à la source comme l’un des piliers de la future stratégie de gestion durable promise d’ici à quatre ans. « La crise a déjà permis de sensibiliser le grand public sur la question des déchets, l’État a tout intérêt à persévérer dans cette voie, en investissant au moins un dollar par habitant par an dans des campagnes, comme c’est le cas en Europe », plaide Olivia Maamari.
L’expérience internationale montre en effet que le développement de cette pratique est un travail de longue haleine, nécessitant un effort d’éducation sur l’ensemble de la société, qui commence le plus souvent à l’école. Pendant la crise, certaines municipalités ont adopté cette démarche, notamment grâce à une collecte de porte à porte, mais le tri reste minimal, entre déchets organiques et non organiques.
Or sans tri à la source très efficace, « la production de compost ou le recyclage coûtent plus cher que la mise en décharge, car il faut des centres de tri secondaire très performants », explique Shérif Arif. La facture pour les collectivités est plombée aussi par la nécessité de transporter les déchets sans les compacter, dans le même souci de pouvoir les revendre. Sans compactage, les coûts de transport, qui peuvent représenter jusqu’à 60 % de la chaîne, sont multipliés par trois. D’où la nécessité de réduire la distance entre le lieu de collecte et les centres de tri et de compostage, en multipliant les sites.

Décentralisation du système de gestion

Ce principe de décentralisation était au cœur du plan directeur pour la gestion des déchets adopté par le gouvernement en 2006. Il prévoyait la division du Liban en quatre zones (Beyrouth et Mont-Liban, Nord, Sud, Békaa) avec la création de deux décharges sanitaires, et deux à quatre usines de tri et de compostage dans chaque zone. Une étude de la Banque mondiale publiée en 2011 avait chiffré la mise en œuvre de ce plan (dans sa version optimale soit huit décharges et 26 centres de traitement) à 400 millions de dollars d’investissements sur 20 ans et 18 millions de dollars de coûts opérationnels par an. Le coût de recouvrement des investissements et de la maintenance a été évalué à environ 34 dollars par tonne de déchets traités (sans compter les coûts de balayage, de collecte et de transport) et à moins de 31 dollars si une seule grande décharge était adoptée pour Beyrouth et le Mont-Liban, au lieu de deux.
Selon plusieurs experts, ce système est particulièrement adapté pour les régions rurales et les petites villes, où la densité de la population plaide en faveur d’une multiplication des centres de traitement et des décharges, et facilite les efforts de sensibilisation au tri. Sa mise en œuvre risque en revanche d’être beaucoup moins efficace dans les grandes agglomérations libanaises, où une collecte de porte à porte pour responsabiliser les ménages par exemple est difficile à mettre en œuvre et où les habitudes de consommation sont différentes. Pour Sara el-Yafi, un système basé uniquement sur le recyclage et le compost est « dépassé ». « Quel que soit le niveau de tri, les possibilités de recyclage sont limitées dans notre société de consommation actuelle, car les matériaux sont de plus en plus mélangés. À part pour le verre et les métaux, et dans une moindre mesure le carton et le papier, peu de filières sont rentables et éthiquement responsables, encore moins dans un pays comme le Liban où il n’y a aucun soutien étatique. Même aux États-Unis, seul 14 % du plastique est recyclé, le reste finit dans des décharges en Chine », souligne-t-elle.
Quant au compost, « il sera toujours plus irrégulier et de moins bonne qualité que les fertilisants chimiques, poursuit-elle. Le compost est de qualité lorsqu’il est produit à partir de feuilles d’arbres ou de végétaux, ou par une source unique, comme les marchés ou une usine de sauce tomate par exemple. Il ne peut être une solution pour l’ensemble des déchets ménagers organiques qui comportent de la viande, des produits laitiers, des huiles, etc. Sans parler du fait que personne n’a envie de vivre à côté d’une plate-forme de compostage en raison des odeurs dégagées ». Pour cette spécialiste, l’avenir est, surtout pour les grandes villes, à une autre forme de traitement des déchets, la valorisation énergétique grâce aux technologies dites du “Waste to Energy”.

La valorisation énergétique

Une option que se sont appropriée les autorités libanaises, qui mentionnent le “Waste to Energy” dans leur dernier plan comme l’un des piliers de la future solution durable. Cette option est sur la table depuis 2010. Le gouvernement avait à l’époque chargé le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) d’amender le plan de 2006 (qui n’avait pas été mis en œuvre entre-temps) pour y inclure la valorisation énergétique dans les grandes villes et proposer différents scénarios en fonction des régions.
La transformation des déchets en énergie présente l’avantage de réduire au maximum la mise en décharge, tout en produisant de l’électricité à partir d’une source renouvelable. Selon le ministère de l’Environnement, cité dans l’étude de la Banque mondiale, la mise en œuvre du plan de 2006 aurait permis de baisser la quantité de déchets enfouis de 50 %, tandis que la valorisation énergétique les diviserait par 30. Mais le coût de cette solution est en revanche nettement plus élevé.
Il existe différentes techniques de “Waste to Energy” (voir Le Commerce du Levant de mai 2015), comme la méthanisation, la gazéification (voir par ailleurs), la pyrolyse, le RDF (combustible dérivé des déchets), mais la plus répandue, et sans doute la plus contestée, est l’incinération. Ce procédé était clairement privilégié par le gouvernement en 2010. Il semble l’être encore aujourd’hui, même si les autorités ne font preuve d’aucune transparence à ce sujet, par peur sans doute de braquer l’opinion publique. Et pour cause : « La combustion des déchets dégage des fumées très toxiques composées d’éléments, comme les dioxines, qui peuvent être autrement plus dangereuses pour la santé que les décharges à ciel ouvert qui ont pollué l’air libanais ces derniers mois, si elles ne sont pas correctement filtrées, puis traitées », prévient Sara el-Yafi. Or l’entretien des filtres est très coûteux pour l’opérateur de l’usine. « Cette technologie n’est déployée que dans les pays où les normes environnementales sont extrêmement strictes, comme le Japon et certains pays européens, où le système est aussi subventionné », poursuit-elle. Les responsables libanais citent d’ailleurs souvent l’exemple des incinérateurs de Vienne ou d’Amsterdam. Ce dernier « est le plus avancé au monde, explique Sara el-Yafi. Dans cette usine lorsqu’un filtre tombe en panne, il est réparé sur-le-champ. Si cela arrivait au Liban, il y a fort à parier que les filtres ne seront jamais changés ».

Les coûts de l’incinération

Au-delà de l’enjeu de santé publique, les incinérateurs de qualité ont l’inconvénient de coûter cher. En se basant sur les spécifications de l’incinérateur d’Amsterdam, la Banque mondiale avait estimé les investissements nécessaires pour un projet similaire dans le Grand Beyrouth, d’une capacité de 900 000 tonnes par an, à 885 millions de dollars, auxquels s’ajoutent des frais opérationnels annuels de 39 millions de dollars. Sur une période de 20 ans, cela représenterait un coût de traitement de 95 dollars par tonne de déchets. Quatre incinérateurs pour l’ensemble du pays feraient grimper le montant de l’investissement à plus de 1,8 milliard de dollars et les coûts de maintenance à 102 millions de dollars par an.
Le cabinet de consultants danois Ramboll, mandaté en 2012 par le CDR pour évaluer la faisabilité de cette option et préparer dans la foulée les cahiers des charges, avait abouti à des chiffres différents. Cette étude (payée 850 000 dollars) dont Le Commerce du Levant a obtenu une copie n’a pas été publiée. Elle estime à 500 millions de dollars l’investissement nécessaire pour un incinérateur d’une capacité de 750 000 tonnes par an (soit plus de 100 millions de dollars de moins que la Banque mondiale à capacité égale).
Pour amortir un tel investissement et les coûts opérationnels, l’opérateur doit facturer le traitement des déchets entre 55 et 70 dollars la tonne, suivant que l’usine est financée par l’État ou le secteur privé.
Ce prix relativement bas s’explique par les revenus générés par ailleurs par la production d’énergie, estimés à environ 50 dollars par tonne. L’étude part en effet du principe qu’une tonne de déchets incinérés permet de produire 500 kilowattheures (kWh) d’électricité, qui seraient ensuite vendus à Électricité du Liban (EDL) au prix de 10 cents/kWh. Ce tarif est présenté comme étant inférieur au coût de production d’EDL, ce qui rend le modèle intéressant pour l’État.
Mais pour que l’incinération soit efficace, la valeur calorifique des déchets doit être d’au moins 8 mégajoule par kilo, alors qu’au Liban elle n’est estimée qu’à 7,5 MJ/kg en moyenne du fait de leur forte teneur en matière organique et donc en eau. L’étude préconise donc de retirer au moins 15 % des matières organiques (dont la valeur calorifique est faible) pour en faire du compost, tout en insistant sur la nécessité de conserver tous les autres matériaux, notamment le plastique.
L’étude a envisagé plusieurs scénarios (un, deux, ou trois incinérateurs) en recommandant d’en construire deux à terme : l’un pour servir les grandes villes du Nord, et la partie nord du Grand Beyrouth et du Mont-Liban et, l’autre, pour les régions du Sud, accompagnés de quatre centres de tri, quatre plates-formes de compostage et deux décharges, avec l’application parallèle du plan de 2006 pour la Békaa. Elle propose toutefois à l’État libanais de commencer par un seul incinérateur pour la région de Beyrouth et du Mont-Liban d’une capacité de 750 000 tonnes par an, en utilisant les infrastructures de traitement existantes (Amroussié, Quarantaine, Coral, Naamé et Bsalim) avant de répliquer l’expérience. Cette recommandation semble avoir été prise en compte, puisque le CDR a lancé en février dernier une procédure de préqualification pour l’attribution d’un contrat de conception, de construction et de gestion d’une usine de transformation de déchets en énergie de 2 000 tonnes par jour, soit une capacité annuelle quasi identique à celle proposée par Ramboll. Sollicité par Le Commerce du Levant, le CDR n’a pas souhaité s’exprimer à ce sujet. Deux responsables interrogés ont affirmé que la technologie et le mode de financement n’avaient pas encore été tranchés, tandis que d’autres sources ont confirmé qu’il s’agissait bien d’un incinérateur. C’est en tout cas l’hypothèse la plus probable à la lecture de l’appel à préqualification dont Le Commerce du Levant a obtenu une copie.

Une politique incohérente ?

Ce projet soulève des questions sur la cohérence globale de la politique envisagée par le gouvernement. Pourquoi s’engager à généraliser le tri à la source si les matières recyclables sont appelées à finir dans un incinérateur, sachant que sa construction prendrait environ trois ans ? Comment un incinérateur d’une capacité aussi importante (celle de l’incinérateur d’Amsterdam, le plus grand d’Europe, est de 1 600 tonnes par jour) sera-t-il alimenté si un nombre croissant de municipalités du Mont-Liban adoptent entre-temps une approche basée sur le recyclage ? Qu’adviendra-t-il des centres de tri et des décharges prévues dans le plan d’urgence ? « En termes de gestion de déchets, il n’y a pas de solution miracle, résume un expert. Il y a une palette de solutions, qui peuvent être combinées et intégrées les unes aux autres. L’essentiel est de dimensionner correctement les projets en fonction des spécificités locales, et surtout de définir les priorités au niveau de l’État. »
En 2011 déjà, la Banque mondiale avait estimé que la solution du “Waste to Energy” pouvait être considérée pour la région de Beyrouth et du Mont-Liban, mais à un coût élevé, tandis qu’une généralisation de cette solution à l’échelle du pays serait incohérente avec les investissements déjà réalisés dans les infrastructures de tri, de recyclage et de compostage dans les autres régions.
« Lorsqu’un gouvernement formule une stratégie, il est censé vouloir optimiser l’allocation des ressources publiques, et donc ne pas investir dans des projets contradictoires », s’insurge un expert international ayant requis l’anonymat. « Le Liban dispose aujourd’hui d’un nombre important de centres de traitements, notamment grâce aux programmes financés par l’Union européenne. L’État aurait donc intérêt à exploiter au mieux cette capacité au lieu d’investir deux fois pour traiter les mêmes déchets. Pourquoi les investissements supplémentaires prévus pour l’incinérateur ne seraient-ils pas alloués à d’autres secteurs comme l’eau ou l’électricité ? » s’interroge-t-il.
Pour trancher le débat sur les différents modes de traitement des déchets, le gouvernement ne peut pas faire l’économie d’une réflexion stratégique sur les enjeux de ce secteur et la partage avec l’opinion publique. L’objectif prioritaire est-il de réduire l’enfouissement étant donné l’importance de la contrainte foncière ? Ou bien de viser une valorisation maximale des déchets, quitte à ce que la facture soit plus élevée ? La contrainte financière est-elle forte ou bien le Liban est-il prêt à se doter d’installations à la pointe de la technologie, sachant qu’il paie déjà un prix à la tonne extrêmement élevé pour une efficacité en matière de valorisation des déchets extrêmement faible ? Et s’il opte pour des technologies avancées, comment garantir l’efficacité des contrôles, dans un pays où les normes internationales sont rarement appliquées ? Il ne sera pas possible de parler de « gestion durable des déchets » tant que les autorités publiques n’apporteront pas des réponses claires à ces questions.