Un article du Dossier

Le Liban dilapide son eau

Considéré comme le château d’eau du Moyen-Orient, le Liban possède, par rapport à ses voisins, des ressources hydrauliques considérables dont la gestion demeure pourtant très approximative : seules 10 % de ces ressources sont exploitées et le pays affiche un taux de pertes de l’ordre de 40 %, en partie liées au manque d’entretien des réseaux d’adduction. L’immobilisme politique empêche de satisfaire des besoins vitaux d’infrastructures et de modernisation. 
 

Trois heures d’eau potable par jour à Beyrouth durant la saison sèche, 40 % de pertes dans les réseaux d’adduction, un marché privé parallèle qui représente 75 % des dépenses en eau des foyers libanais… les chiffres relatifs à la gestion publique de l’eau au Liban sont accablants. Les experts de la Banque mondiale sont clairs : « Le Liban connaîtra des pénuries d’eau chroniques d’ici à 2020 si aucune mesure n’est prise pour améliorer la gestion de l’offre et de la demande en eau. » (Rapport daté de mai 2010).
Difficile d’imaginer un scénario aussi alarmant lorsque l’on dresse l’inventaire des ressources en or bleu du pays. Fortement convoité par ses voisins, et souvent dépeint comme le château d’eau du Moyen-Orient, le Liban bénéficie en effet d’une situation très avantageuse. Avec leurs 2 000 sources et 40 cours d’eau, les Libanais disposent de 1 071 m3 d’eau par an et par habitant, quand les Jordaniens et les Israéliens en détiennent respectivement 158 et 240. (Source : FAO et Banque mondiale, 2009).
C’est enviable par rapport à ses voisins, mais nettement inférieur aux 3 000 m3 par habitant et par an qu’on enregistre en France par exemple. Des ombres particulièrement menaçantes viennent de surcroît noircir ce tableau qui n’est pas aussi idyllique qu’on le pense. Des capacités de stockage faibles, des réseaux d’adduction déficients, un volume considérable d’eau qui se déverse dans la mer sans avoir été exploitée et l’augmentation de la demande sont les principaux signes annonciateurs de la tempête.
Dans le cadre du Forum arabe de l’environnement et du développement, qui s’est tenu à Beyrouth les 4 et 5 novembre dernier, Gebran Bassil, ministre de l’Énergie et des Ressources hydrauliques, a mis en garde l’assistance contre une utilisation abusive et non raisonnée des ressources du pays. Une preuve mathématique : le Liban reçoit chaque année 8,5 milliards de mètres cubes de précipitations, dont 4,5 milliards s’évaporent, 1,2 milliard s’infiltrent en dehors du territoire libanais et près de 1,5 milliard sont évacuées dans la mer. Le reste est réparti de la façon suivante : 650 millions de mètres cubes d’eaux superficielles et 550 millions d’eaux souterraines qui viennent augmenter le stock d’eau en réserve dans les nappes phréatiques. Or, d’après le ministre, le Liban utilise près de 650 millions de mètres cubes d’eaux souterraines par an, ce qui signifie qu’il puise de 100 à 150 millions de mètres cubes par an dans ses réserves : celles-ci sont consommées, au lieu de rester stables, voire d’augmenter.
La situation devrait empirer dans les années à venir. Fadi Comair, directeur général des Ressources hydrauliques et électriques du ministère, pronostique une accentuation du déficit de la balance hydraulique du pays (écart entre besoins et ressources renouvelables) qui pourrait atteindre 1,7 milliard de mètres cubes par an à l’horizon 2040, contre 300 millions aujourd’hui, si une gestion intégrée des ressources et des investissements n’est pas mise en œuvre.

Des investissements
insuffisants

Depuis le début des années 1990, le Liban investit en moyenne 0,5 % de son PIB annuel dans le domaine de l’eau. Plus de deux milliards de dollars, soit une moyenne de 142 millions de dollars par an, ont ainsi été dépensés pour la construction ou la réhabilitation d’infrastructures, dans les proportions suivantes : 68 % pour l’adduction d’eau potable, 23 % pour l’assainissement (traitement des eaux usées) et 9 % pour l’irrigation.
Ces montants, largement alimentés par des aides internationales, sont non seulement insuffisants, mais surtout trompeurs : une grande partie des fonds ont été alloués à des infrastructures encore dormantes, à l’instar des usines de traitement d’eaux usées qui ne fonctionnent pas, à défaut d’être reliées aux réseaux d’égout. En outre, le Liban est encore loin du seuil minimum de 0,8 % du PIB, que les experts de la Banque mondiale jugent nécessaire pour qu’un pays satisfasse les besoins de développement et de modernisation du secteur de l’eau.
En 2000, le ministère de l’Énergie et des Ressources hydrauliques a tenté d’insuffler une nouvelle dynamique en élaborant un plan stratégique décennal, destiné à combler le manque d’infrastructures du pays. Approuvé par le Conseil des ministres, ce plan prévoit d’assurer des ressources en eau additionnelles grâce à la construction de 18 barrages et de 23 lacs, qui devraient permettre de mobiliser 1,1 milliard de mètres cubes d’eau par an. Néanmoins, tout investissement dans l’augmentation de la production en eau sera gaspillé s’il ne s’accompagne pas d’une réhabilitation des réseaux d’adduction. Ces canalisations qui permettent de transporter l’eau jusqu’à sa destination finale (habitations, industries ou surfaces agricoles) ont été sérieusement endommagées au cours de la guerre civile et sont à l’origine de 40 % des pertes en eau. Sans se fixer d’objectifs précis, le ministère a envisagé la réhabilitation de ces réseaux comme une des priorités de son plan stratégique décennal. La rénovation de ces canalisations est intrinsèquement liée à l’amélioration de la collecte des eaux usées dont la majorité se déverse dans les fleuves ou dans le sol, polluant ainsi l’eau potable en s’infiltrant dans les réseaux. Dans le domaine de l’assainissement, le gouvernement a néanmoins plutôt donné la priorité à l’exécution de projets de traitement et non de collecte des eaux usées. Le plan stratégique de 2000 reprend les grandes lignes d’un plan d’assainissement élaboré au début des années 1990 et prévoit la création d’une centaine de stations d’épuration réparties sur l’ensemble du territoire libanais. Dix ans après l’adoption de ce plan, le bilan reste très mitigé.

Un bilan mitigé

Malgré la bonne volonté du ministère, il semble que ce plan décennal ait été trop ambitieux, au regard des infrastructures qui ont vraiment été réhabilitées ou construites depuis 2000. Sur les 18 barrages prévus, un seul a été finalisé et fonctionne : il s’agit de celui de Chabrouh, qui est destiné à l’eau potable. Avec une capacité de 8 millions de mètres cubes par an, ce barrage est loin d’être le plus important parmi ceux prévus par le ministère (le barrage de Bisri qui est en cours d’étude devrait avoir une capacité de 120 millions de mètres cubes par an et celui du Nahr el-Kébir de 70 millions de mètres cubes). Concernant le traitement des eaux usées, sur les vingt stations définies comme prioritaires, seules neuf ont été construites et seulement quatre sont en service, dont celle de Ghadir qui a seulement fait l’objet d’une réhabilitation.
Les crises politiques successives, qui bloquent tout avancement des projets, et la grande fragmentation des responsabilités dans le domaine de l’eau sont les principales causes des retards observés. La loi 221/2000 avait pourtant pour objectifs de centraliser les prises de décision et de clarifier le rôle de chacun des acteurs. Ce texte, relatif à l’organisation du secteur de l’eau, a permis de fusionner les 21 offices des eaux existants en quatre nouveaux établissements (Beyrouth-Mont Liban, Nord, Békaa, Sud), auxquels s’ajoute l’Office national du Litani qui a conservé son statut initial. Ces établissements, placés sous la tutelle du ministère de l’Énergie et des Ressources hydrauliques, ont désormais pour principales missions la production et la distribution de l’eau potable, la collecte et le traitement des eaux usées, l’irrigation (conception et exécution des projets), la maintenance et la réhabilitation des ouvrages, ainsi que le contrôle de la qualité de l’eau potable, des rejets des eaux usées et des eaux d’irrigation. La loi du 29 mai 2000 établit une stricte séparation entre la prise de décision et la définition des grandes orientations stratégiques, qui relèvent du ministère de l’Énergie et des Ressources hydrauliques, et l’exécution des projets qui incombe aux établissements régionaux. Ces derniers ont un caractère commercial et doivent donc « atteindre, par le moyen des tarifs, l’équilibre financier ».
La mise en œuvre concrète de cette loi s’est néanmoins trouvée dans une impasse, peu de temps après son adoption. Les règlements d’application n’ont été finalisés qu’en 2005. Cinq ans après, les Établissements des eaux ne disposent toujours pas d’une autonomie financière suffisante pour mener à bien l’ensemble de leurs missions. En raison de la défaillance de la collecte des paiements des factures (11 % dans la Békaa, 52 % dans le Nord, 61 % dans le Sud et 80 % dans la région de Beyrouth), ils peinent à assurer leur équilibre financier, et manquent ainsi profondément de moyens pour entretenir les réseaux ou développer d’autres projets. L’insuffisance de moyens humains, techniques et financiers ne leur permet pas, par exemple, de gérer le traitement des eaux usées qui demeure ainsi opéré par le ministère ou certaines municipalités.
Par ailleurs, malgré le regroupement des établissements régionaux, la multiplicité des acteurs impliqués dans la gestion de l’eau empêche la centralisation des décisions et la définition d’un plan d’investissement global (voir encadré 1). Créé en 1977, le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) est un organisme chargé d’exécuter les projets financés par les bailleurs de fonds internationaux, tandis que le ministère a en charge les projets financés par l’État libanais. Rappelons, à ce propos, que le budget n’a pas été voté au Parlement depuis 2004 et que le ministère dispose donc des mêmes ressources annuelles depuis 2005. Les Établissements des eaux se chargent, quant à eux, des seuls projets de faible envergure qu’ils sont capables de financer grâce à leurs liquidités propres. Aucun système de coordination n’est mis en œuvre entre le CDR et les établissements régionaux, ce qui engendre l’exécution de projets parfois éloignés de la réalité du terrain. En l’absence de hiérarchisation des priorités, seules des actions isolées et marquées par une vision à court terme sont menées.

De nouvelles perspectives

Le 27 décembre dernier, Gebran Bassil a présenté la nouvelle stratégie relative au secteur de l’eau, pour la période 2010-2025. Ce texte, qui n’a pas encore été discuté en Conseil des ministres, s’articule autour de deux axes principaux : les infrastructures et la gestion du secteur.
En ce qui concerne les infrastructures, cette nouvelle stratégie reprend les lignes directrices du plan de 2000, en prévoyant la construction de barrages, la réhabilitation des réseaux de distribution et la construction de stations d’épuration. Dans le domaine de l’assainissement, l’objectif est d’atteindre un taux de traitement des eaux usées de 30 % à l’horizon 2012, de 80 % en 2015 et de 95 % en 2022. Les principales nouveautés apportées par ce plan concernent la gestion du secteur de l’eau qui devrait connaître de profondes mutations. Gebran Bassil a souligné l’importance de renforcer les ressources humaines des institutions du secteur : le ministère et les Offices des eaux devraient compter 4 050 employés, contre 1 342 actuellement. Au niveau financier et commercial, ce plan prévoit une révision de la structure des tarifs de l’eau et l’amélioration des techniques de facturation. Un million de compteurs d’eau devraient être installés, avec pour objectif une tarification volumétrique, et non plus forfaitaire, pour 25 % des usagers d’ici à 2012 et 75 % en 2015. Le taux de collecte des factures d’eau pourrait ainsi passer de 51 % à 60 % en 2012 et à 80 % en 2015. De nouvelles politiques tarifaires concernant le traitement des eaux usées et l’eau pour l’irrigation devraient également être instaurées en 2011 et 2015. L’ensemble de ces mesures ne pourront néanmoins être mises en œuvre sans une réforme du cadre législatif et réglementaire du secteur de l’eau. Une loi, dénommée Code de l’eau, a ainsi été élaborée par une équipe d’experts français et libanais dans le cadre du projet d’appui à la réforme institutionnelle du secteur de l’eau au Liban, financé par l’ambassade de France sur fonds FSP (Fonds de solidarité prioritaire). Ce texte rassemble en un seul document cohérent l’ensemble des principes permettant une gestion intégrée de l’eau en adaptant tous les textes de loi relatifs au domaine de l’eau, dont certains datent de l’Empire ottoman. Il prévoit par ailleurs la création d’un Conseil national de l’eau, une structure interinstitutionnelle dépendant directement du Premier ministre, chargé d’élaborer une stratégie cohérente et globale. Il introduit également les concepts de pollueur-payeur et d’utilisateur-payeur qui permettraient aux établissements d’assurer leur équilibre financier. Enfin, il prévoit la possibilité de mettre en place des contrats de gestion déléguée qui permettront aux Établissements des eaux de signer des partenariats avec des entreprises privées. Une initiative non prévue par la loi libanaise actuellement en vigueur. Mais ce texte, finalisé en 2004, est toujours en attente au Parlement.
Des voix s’élèvent dans la classe politique pour dénoncer l’inaction des gouvernants et la prévalence des intérêts particuliers. La crainte des conséquences désastreuses de l’inaction étatique est partagée par une large partie de la population qui n’a pourtant pas attendu que la classe politique réagisse pour faire face aux pénuries récurrentes. Les forages illégaux se multiplient, et le marché privé de l’eau connaît un essor remarquable, entraînant ainsi des coûts considérables et des conséquences écologiques désastreuses.
 

Une connaissance approximative des ressources


Le ministère de l’Énergie et des Ressources hydrauliques multiplie les mises en garde contre une utilisation non raisonnée des ressources en eau du pays, sans toutefois en avoir une connaissance précise. En effet, selon Wajdi Najem, directeur de la faculté d’ingénierie de l’Université Saint-Joseph, aucune étude en temps réel des ressources hydrauliques n’a été menée depuis plusieurs décennies. Les systèmes de mesure des écoulements superficiels (fleuves) existent, même s’ils doivent être renforcés. En revanche, la connaissance du niveau des eaux souterraines et des aquifères est quasi nulle. Au début des années 1970, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) avait réalisé une cartographie partielle des ressources en eau du pays. Mais cette étude n’a jamais été mise à jour. Les autorités publiques se basent ainsi sur une extrapolation des données existantes, incluant une marge d’erreur non négligeable.

 
Investissements réalisés dans le secteur de l’eau

Depuis le début des années 1990, plus de deux milliards de dollars ont été injectés dans le secteur de l’eau. Le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR), qui gère et exécute les projets financés par les bailleurs de fonds internationaux, est intervenu à hauteur de 65 % dans l’ensemble de ces projets, pour un montant global d’environ 1,3 milliard de dollars. Les investissements du CDR se répartissent de la façon suivante : plus de 50 % pour l’adduction d’eau potable, 35 % environ pour l’assainissement et moins de 10 % pour l’irrigation (sources : CDR et Banque mondiale – voir graphique 2). Les donneurs étrangers exigent, dans la grande majorité des contrats, une contrepartie libanaise. Les projets sont ainsi en moyenne financés à hauteur de 70 % par l’étranger, le reste étant à la charge de l’État libanais.

 

 

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