Le monopole n'a pas bonne presse et la dénonciation des monopoles fait partie du discours politique courant. Avant d'aborder les enjeux économiques et sociaux des monopoles, il faut souligner que la question de la structure de la production a aussi des portées théoriques considérables.

La portée de la question
Sur le plan de la théorie économique pure, l'hypothèse de la concurrence parfaite est indispensable pour établir l'efficacité de l'équilibre de marché. Plus précisément cinq conditions doivent être réunies :
1) Les marchés doivent être atomistiques au niveau des acheteurs et des vendeurs ; 2) les produits sur chaque marché doivent être homogènes et substituables ; 3) l'information doit être parfaite et transparente ; 4) l'entrée et la sortie sur les marchés doivent être libres et sans entrave ; 5) et la circulation des facteurs de production (travail et capital) doit être parfaite entre les marchés. C'est dans ces conditions que Gérard Debreu et Kenneth Arrow ont établi, en 1954, la démonstration formelle, considérée comme le couronnement de la théorie néoclassique, selon laquelle le marché permet d'atteindre un équilibre général, qui ne dépend que des dotations initiales des agents et qui est optimal au sens de Pareto, c'est-à-dire qu'il n'existe aucun autre équilibre en quantités et en prix susceptible d'améliorer le bien-être d'un agent quelconque sans réduire celui d'un autre. On ne diminue en rien l'élégance de cette démonstration en soulignant les écarts entre ses hypothèses et les pratiques réelles. On peut même noter que les efforts des dirigeants d'entreprise se consacrent principalement à les infirmer.
La théorie de la production est une composante essentielle de la réflexion économique et, dans ce cadre, les deux hypothèses des coûts marginaux croissants et des rendements d'échelle constants sont absolument centrales. Si le coût de production de la dernière unité n'augmente pas avec la quantité produite, du moins à partir d'un seuil de production raisonnablement atteignable, le coût moyen sera toujours inférieur à ce coût marginal et la vente au coût marginal se traduira donc par des pertes systématiques et par la faillite de l'entreprise. Si par ailleurs les rendements d'échelle ne sont pas constants, la rémunération des facteurs (capital et travail) ne peut plus être considérée comme découlant de leur productivité marginale et les écarts considérables qui peuvent s'introduire sont alors appelés “rentes”, leur appropriation étant déterminée par les rapports de force sociaux. En pratique, les coûts marginaux décroissants sont courants. Ils représentent la base de ce que l'on appelle les monopoles naturels. Les rendements d'échelle croissants le sont tout autant. Ils représentent, sous l'appellation d'économies d'échelle, le moteur des concentrations d'activité et des opérations de fusions-acquisitions. On mesure donc la distance et la différence de nature entre les modèles économiques théoriques et les situations économiques réelles.
Les rentes sont Indissociables des situations de monopole et les “activités de recherché de rentes” sont une composante importante de la vie économique réelle. Anne Krueger, première directrice générale adjointe du FMI depuis 2001, a estimé, dans une recherche célèbre en 1974, que ces activités de recherche de rentes provoquaient un gaspillage annuel de plus de 7 % du PIB en Inde et de 15 % en Turquie. Dans beaucoup de cas, c'est l'exploitation de facteurs externes non reproductibles qui induit les coûts marginaux décroissants et les monopoles : cela va de l'exploitation d'une mine ou d'un puits de pétrole jusqu'à la localisation “exceptionnelle” d'une boutique, en passant par l'octroi ou le refus de licences exclusives et de passe-droits, les faveurs occultes qui faussent l’attribution des marchés, la corruption et la prévarication, etc. Depuis un siècle, le Moyen-Orient a une expérience exacerbée de l'économie politique et des différentes formes d'arrangements incestueux entre pouvoir et richesse, que ce soit sur la scène domestique de chaque pays ou de la part des “grandes puissances” vis-à-vis de la région dans son ensemble.

Comment se constituent, se maintiennent et disparaissent les monopoles ?
On distingue habituellement deux types de monopoles : les monopoles légaux et les monopoles naturels. Cela revient à dire que, du point de vue de la réflexion économique, certains monopoles sont artificiels alors que d'autres sont intrinsèques.
Les monopoles naturels naissent chaque fois que les coûts marginaux sont décroissants jusqu'à un niveau de production qui couvre toute la demande sur le marché et/ou que les économies d'échelle (ou les effets de réseau) donnent un avantage de coût décisif à la première entreprise installée.
Les cas classiques sont les chemins de fer, les réseaux d’eau et d’électricité, les ports et canaux, etc. Dans tous ces cas, une fois l’infrastructure établie, le monopole naturel devient incontournable (voir lexique “Privatisation”, Le Commerce du Levant n° 5575, décembre 2007).
Dans ces conditions, non seulement il y a peu de chance que naissent et survivent des entreprises concurrentes, mais cela n'est même pas souhaitable, car ces créations conduiraient à des pertes (dupliquer les réseaux par exemple). En situation de monopole naturel reconnu, il n'existe pas de solution satisfaisante sans faire appel à l'intervention publique, que ce soit pour que l’État s'approprie le monopole et le transforme en monopole public ou pour qu’il réglemente l'action des entreprises.
Certains économistes ultralibéraux contestent la théorie des monopoles naturels et considèrent que les cas effectifs en sont bien moins nombreux qu'il n'y paraît et que, quand ils apparaissent, ils sont souvent transitoires, à moins que des dispositions d'ordre public ne viennent les figer.
Les travaux de Joseph Schumpeter (2) ont participé à faire passer la réflexion économique d’un cadre stationnaire à un cadre dynamique. La croissance économique est liée aux avancées technologiques et les entreprises sont poussées à investir dans l’innovation par le désir d’acquérir les rentes de monopole qui découlent de l’exclusivité de ses applications. L’État ne doit donc pas étouffer systématiquement les monopoles, du moins ceux qui sont susceptibles d’investir dans la recherche d’innovations ; il doit au contraire, pour encourager l’innovation, encadrer le monopole par l’attribution de brevets qui, contre la divulgation du contenu de ces innovations, en garantit l’exclusivité, mais pour une durée limitée. Ce courant de pensée a eu une influence considérable dans la pratique des politiques économiques, avec un certain retard il est vrai.

Les conséquences socio-économiques des monopoles
Dans les cas classiques (hors monopoles naturels et recherche d’innovations), les monopoles produisent deux effets négatifs majeurs :
• Un effet d’allocation : l’élévation des prix génère un transfert de richesse des consommateurs vers les producteurs monopolistes.
• Un effet de rationnement : la baisse de la quantité de production constitue une perte globale pour l’économie dans son ensemble (effet de poids mort).
De manière plus générale, sur le terrain de la philosophie politique, la constitution de monopoles traduit l’émergence de positions de force inégalitaires qui minent la légitimité “libérale” et “démocratique” des systèmes de marché.

Les attitudes et les réactions face aux monopoles
Les attitudes des gouvernements face aux monopoles ont évolué avec le temps et suivant les pays.
Pendant longtemps, les monopoles ont pratiquement constitué la règle : les “compagnies” coloniales européennes, les privilèges royaux sur certains produits (le sel notamment), les fermes et les concessions diverses... Dans l’optique mercantiliste et dans les pays en développement, les protections destinées à promouvoir certaines industries instituaient en fait des monopoles.
Plus tard, vers la fin du XIXe siècle, avec le développement industriel et la complexification des relations interindustrielles, la vogue des idées néoclassiques et les avancées des mouvements socialistes, certaines dispositions ont été prises pour limiter les excès des monopoles, non seulement vis-à-vis des consommateurs, mais surtout vis-à-vis des autres entreprises, concurrentes ou clientes, aux États-Unis et en Europe (avec l’exception notable de l’Allemagne nazie) ; cette tendance a culminé dans l’après-guerre lorsque les nationalisations sont apparues comme la réponse normale aux situations de monopole (et de monopsone aussi d’ailleurs).
Avec la vogue des idées néolibérales, depuis les années 80, l’attitude face aux monopoles a évolué : les monopoles publics sont attaqués au même titre, voire plus fortement, que les monopoles privés, les opérations de fusions et d’acquisitions ayant fait émerger, dans la plupart des secteurs, des groupes transnationaux colossaux et les règles de “protection de la propriété intellectuelle” s’étendent non seulement au niveau international, principalement sous la pression des États-Unis, mais aussi en termes de produits (jusqu’aux cas controversés des médicaments brevetés susceptibles de sauver des vies humaines dans les pays pauvres ou du brevetage des gènes).
On citera bien sûr les lois antitrust américaines (Sherman Act de 1890) qui ont conduit au démantèlement de la “Standard Oil” de Rockefeller et de “Bell Telephone” ainsi que les interventions de la Commission européenne contre les ententes illégales et les “abus de position dominante” (et non contre les positions dominantes en soi).
C’est dans cet esprit que s’inscrit l’engouement pour les “Autorités de régulation”, censées surveiller les monopoles naturels, publics et privés, ainsi que pour les PME, censées balancer la position de plus en plus dominante des grands groupes industriels et commerciaux.
La question des monopoles n’est qu’un aspect de la “structure industrielle” d’une branche d’activité et d’une économie en général. Entre l’atomisme théorique et le monolithisme peu acceptable, la réalité doit concilier des considérations opposées : les économies d’échelle, l’équilibre des prix et les effets des distorsions, les capacités d’innovation, les effets redistributifs, etc. Les réponses ne sont pas uniques, elles dépendent de la taille du marché et des caractéristiques technologiques des branches d’activité.

(1) William J. Baumol et alii : Contestable Markets and the Theory of Industry Structure, Harcourt Brace, New York, 1982.
(2) Schumpeter, “Capitalisme, socialisme et démocratie”, 1942.