Le phénomène de foire est en relation directe avec l’économie de la distribution : du point de vue de l’offre, les coûts induits par la foire sur les “exposants” ne sont pas négligeables : impact des frais de construction et de fonctionnement de la foire (frais de location), plus les coûts directs pour l’installation, l’acheminement, l’exposition et le déménagement des marchandises, plus la mobilisation du personnel affecté à la foire... Ces coûts doivent être inférieurs au surplus de recettes nettes que les exposants espèrent tirer de leur “participation”. Il n’y a foire que si, malgré l’intérêt commercial, l’installation de points de vente permanents n’est pas justifiée aux yeux des marchands. C’est le cas en particulier si la densité de la clientèle est faible (population trop clairsemée ou trop pauvre, mais disposant quand même d’un minimum de revenus) et ou si le type de produits n’impose pas d’achats suffisamment fréquents.
Mais ces conditions ne sont pas suffisantes : l’intérêt réel, mais intermittent, des vendeurs, pris isolément, doit encore trouver son pendant chez les acheteurs pour que les vendeurs viennent en grand nombre, en même temps et au même lieu, transformant la masse de leurs intérêts individuels “réels mais intermittents” en un intérêt de masse “exceptionnel mais transitoire”. Il faut donc que le déplacement des acheteurs vers la foire trouve des justifications économiques fortes.
Deux raisons principales peuvent accroître l’intérêt des acheteurs pour les “concentrations” de vendeurs, justifiant leur déplacement, par comparaison avec la commodité qu’offrirait le colportage : la variété des produits offerts (un même déplacement permet d’acheter une large gamme de produits) et la multiplicité des offres du même produit (on peut mieux comparer les qualités et les prix). La juxtaposition des souks spécialisés dans les villes anciennes répond pleinement à ces deux catégories de soucis.
Les foires périodiques émergent donc principalement dans les situations intermédiaires : tant en termes de densité (les bourgs sont les lieux traditionnels des foires, par opposition aux fermes et villages, d’une part, et aux villes marchandes, de l’autre) qu’en termes de produits (articles de consommation non exceptionnelle mais non quotidienne).
Mais on n’en arrive pas pour autant à la “foire” dans sa forme pleine et exubérante. Pour y arriver, comme dans tous les systèmes de réseau, il faut encore un plus, un facteur catalysant, un “accident extérieur” qui mette en résonance les effets cumulatifs et réciproques de l’offre et de la demande. Dans l’économie traditionnelle ou “précapitaliste”, le type même de facteur catalysant est fourni par les pèlerinages religieux. Partout, les pèlerinages (généralement annuels) se sont couplés à des foires exceptionnelles. Depuis les marchands du temple de Jérusalem, en passant par Palmyre, La Mecque aussi bien ante que postislamique, Saint-Jacques et Lourdes... Les festivals religieux et les foires commerciales ont entretenu des rapports qui, pour être souvent ambigus, n’en ont pas moins été persistants et structurels. Dans le monde moderne, ce sont les États avec le plus souvent, en façade, les Chambres de commerce et d’industrie, qui ont cherché à fournir ce catalyseur avec plus tard l’émergence des salons.
Au cours du XIXe siècle, s’est développé un type de foires relevant d’une logique fondamentalement différente : ce sont les foires-expositions qui visaient à exalter la puissance industrielle, puis, par la suite, militaire, des nations, au stade de l’impérialisme triomphant.
Que ce soit dans l’Angleterre dominante, qui a organisé l’exposition universelle du Crystal Palace en 1851, ou en France, qui avait déjà organisé une première foire en 1844, puis qui les a enchaînées pour faire pièce à l’Angleterre et, de plus en plus, à l’Allemagne après sa défaite en 1870, ou encore aux États-Unis, puissance excentrique, mais montante... L’“exposition” des progrès de l’industrie tendait à démontrer la puissance de la nation hôte face aux nations invitées ou à la mettre en valeur par l’étalage des richesses et du “pittoresque” de ses colonies. Les images circulant encore assez mal, l’effet de démonstration visait d’abord la population du pays hôte (voire de la ville hôte), dont il convenait de flatter les sentiments nationalistes et de renforcer la fierté et l’attachement à l’industrie nationale.
Cette pratique de démonstration nationaliste a duré jusqu’après la Première Guerre mondiale. Mais elle a continué de susciter des répliques, que ce soit sur le registre des “expositions” universelles à thème, à vocation ou à prétention culturalo-pacifiste, qui ont fleuri après la Seconde Guerre mondiale (Bruxelles, Montréal et jusqu’à Lisbonne et Séville) et qui peuvent être lues comme des versions révisées, internationalisées et apaisées, des expositions impérialistes (une sorte de jeux Olympiques de la technologie) ; ou encore sur le terrain des petites et des nouvelles nations qui ont cherché, durant la même période, après le reflux des empires coloniaux, à faire comme faisaient les “grandes puissances”.

Modifications de la distribution commerciale
Mais le capitalisme, depuis la révolution industrielle et, par vagues successives, en accompagnement de son extension territoriale et du développement de ses technologies, a induit des transformations en profondeur dans le jeu des facteurs économiques qui avaient longtemps commandé les comportements des acheteurs et des vendeurs et qui avaient porté le phénomène des foires commerciales.
Deux vecteurs de changement méritent une attention particulière. D’abord, la baisse par paliers considérables des coûts de transport des marchandises, des hommes et de l’information, et ensuite l’approfondissement de la spécialisation et de la segmentation du travail. La baisse des coûts de transport a produit des effets paradoxaux. Prise globalement, elle a eu pour principal effet de favoriser la concentration des activités, de la résidence et du commerce, renforçant la position prééminente des principaux “centres” au détriment des centres secondaires ou des “périphéries”. L’approfondissement de la spécialisation du travail a conduit à l’allongement des chaînes de production mais aussi, aspect dont on parle moins souvent, à l’autonomisation et à l’allongement des chaînes de distribution. Ces deux tendances lourdes ont bouleversé les modèles de commercialisation. L’accroissement de la mobilité des acheteurs et des marchandises a transformé les “avantages” du consommateur. La motorisation pousse aux grandes surfaces avec leurs parkings et leur localisation aux portes des villes ou à proximité des nœuds routiers.
Un nouveau type de “foire” a donc émergé, axé sur la nouvelle fonction du traitement, de la production et de la manipulation de l’information commerciale. La foire est ainsi devenue une affaire entre spécialistes du public commercial ; que le public soit invité à la foire ou soit maintenu physiquement absent relève d’une question de méthode de travail. Les foires ont institué les concours, avec la distribution de médailles et de labels comme premiers vecteurs de cette action à distance sur le public.
Les foires modernes tendent donc à mettre en contact des producteurs avec des marchands acheteurs, voire de plus en plus des agents spécialisés de ces producteurs et de ces marchands acheteurs. Mais la finalité restant la même, l’accroissement de la distance aux consommateurs devait être compensé et c’est alors même qu’elle cessait d’être un lieu et un temps privilégiés de rencontre entre les deux foules des acheteurs et des vendeurs que la foire se devait de devenir un “événement” public à forte charge symbolique.
Le choix de la localisation de la foire relève dès lors de deux séries de facteurs. Une première série continue de se rattacher à la localisation des centres de commandement (et non plus nécessairement de production) des principaux producteurs et distributeurs, ainsi les foires du livre, du textile, de l’électromécanique se feront de préférence dans des régions où la production est dense (ou bien a été dense). La seconde série dépend de la qualité médiatique du lieu de l’événement mais aussi de l’agrément du site pour les spécialistes eux-mêmes qui se retrouvent être, dans les faits, les “consommateurs” et les ordonnateurs en premier rang de ce type de manifestations.