Privatisation, monopoles et marchés publics
L’opposition du privé et du public comme deux systèmes économiques étanches et alternatifs est totalement infondée. Les activités privées ont besoin de services publics, ne serait-ce que pour faire respecter les droits et les règles de propriété et défendre les intérêts des “faibles” contre les abus des “forts”. Et l’État a naturellement recours au privé pour fonctionner, puisque toute dépense qu’il réalise, en dehors des salaires des fonctionnaires, consiste en un achat de biens et de services au privé, et tout revenu qu’il réalise, en dehors des impôts, correspond à une vente de biens et de services au privé.
À y bien regarder, la frontière est souvent mince entre la fourniture de services privés à l’État (quand il commande la construction d’une centrale électrique par exemple à un entrepreneur privé) et la prise en charge d’une concession (comme l’engagement de fourniture d’une quantité donnée de courant électrique à des prix convenus). La différence entre les deux situations est moins liée à la nature économique de l’opération qu’à son mode de financement : le règlement est ponctuel dans un cas (quitte à ce que l’État s’endette pour payer), étalé dans le temps dans le second (c’est l’entrepreneur qui devra chercher son financement).
Au sens strict, la privatisation constitue une forme extrême parmi les multiples formules de ce qu’il est convenu d’appeler le “partenariat public-privé”. Pour que la privatisation ne perde pas son sens précis, il est nécessaire que l’activité économique “privatisée” soit assujettie aux aléas d’un marché concurrentiel : essentiellement qu’il y ait un grand nombre de producteurs, dont aucun ne soit dominant, face à un grand nombre de consommateurs, dont aucun ne soit dominant non plus, avec les conséquences que cela entraîne en termes de prix non susceptibles d’être déterminés unilatéralement et de pertes et profits en risque.
Chaque fois que les conditions de marché ne sont pas réalisées pour l’activité concernée par la “privatisation”, on se retrouve face à des cas spécifiques où le terme de “privatisation” devient plus ou moins impropre, avec deux situations limites : d’une part, les situations de monopole où le producteur peut déterminer le prix et, de l’autre, les cas de fournitures publiques où le profit est connu dès la conclusion du marché (sauf erreurs, omissions et rattrapages). Le fait de procéder, pour la cession d’un monopole ou pour l’achat de fournitures déterminées, à des appels d’offres qui visent à substituer la concurrence “pour le marché” à la concurrence “sur le marché” ne doit pas faire illusion.
La constitution de monopoles privés est un risque permanent. Les monopoles publics ont des effets économiques nocifs, car ils altèrent les prix et les comportements des agents. Les monopoles privés produisent les mêmes effets et les aggravent du fait des distorsions qu’ils introduisent dans la distribution des richesses. Ce risque est plus ou moins aigu suivant les secteurs d’activité, certains induisant des “monopoles naturels” ; il s’accroît sur les petits marchés. D’où la nécessité d’accompagner toute privatisation d’une réglementation destinée à garantir la concurrence et/ou de réguler les marchés concernés, notamment dans les secteurs sensibles et dans les petits pays.

La vague moderne des privatisations
Historiquement, la notion de privatisation comme politique économique est récente, non pas parce que l’idée est neuve mais parce que l’extension de la propriété publique dans le domaine des activités marchandes est elle-même assez récente et peut être datée du lendemain de la Première Guerre mondiale pour la Russie, avec la révolution de 1917 mais il s’agissait là d’une vision différente de la régulation économique, privilégiant la planification au jeu du marché, et, plus précisément, du lendemain de la Deuxième Guerre mondiale et de la décolonisation, pour le reste du monde.
La vague de nationalisation qui a touché l’Europe après le conflit de 1939-1945 ne découlait pas d’une vision collectiviste de l’économie et peut être rapportée à deux raisons principales. La première tient à la situation du capitalisme privé en Europe après-guerre, qui n’était pas en état de réaliser les investissements massifs nécessaires à la reconstruction. La seconde provient du fait que le rôle de certains secteurs apparaissait tellement important dans la régulation économique (les souvenirs de la grande crise étaient encore vivaces en Europe) et dans la recherche de la justice sociale (avivée par les pénuries et par les souffrances de la guerre), que les gouvernements de l’époque n’imaginaient pas ne pas en faire des leviers de l’action publique. La décolonisation a étendu cette vague aux nouveaux États indépendants.
Des pans entiers de l’économie sont ainsi “tombés” dans le domaine public, que ce soit la banque, les transports, les télécommunications, l’énergie, l’armement, etc. Sont alors apparues les diverses formes juridiques à travers lesquelles l’État gérait toutes ces activités, en dehors de l’Administration publique proprement dite, pour tenir compte de leur caractère marchand : offices autonomes, groupements d’intérêts économiques, entreprises publiques, etc.
Pendant la plus grande partie de la deuxième moitié du XXe siècle, les Européens jugeaient le modèle américain du “tout privé” tout aussi curieux que celui du communisme soviétique. Pour eux, certains domaines devaient naturellement être gérés par l’État.
Au début des années 1980, en France, on nationalisait encore (le “Programme commun” de la gauche avec François Mitterrand). Le débat sur la privatisation s’est engagé dans cette décennie-là, avec Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, initiatrice d’un véritable tournant.
La vague de privatisation qu’elle a initiée répondait sans doute à des considérations idéologiques, dans un contexte de guerre froide : elle a bénéficié de l’essoufflement du modèle soviétique qui a rejailli négativement sur la scène économique en général et terni l’image des entreprises publiques. Mais elle s’explique aussi, plus profondément, par des motivations économiques. Les années 1980 correspondent aux débuts du phénomène que l’on a par la suite appelé mondialisation. La complexification des processus de production et l’accroissement des échanges interindustriels internationaux supposaient pour les entreprises de multiplier les sous-traitances, les prises de participation, écartant ainsi le modèle de gestion fordienne pyramidale et monolithique. Les entreprises publiques se trouvaient handicapées de ce point de vue, en raison de la lourdeur et de la rigidité de leur mode de fonctionnement et de leur accès limité au marché des capitaux. France Télécom ou Air France se sont par exemple ouvertes au privé, poussées par la nécessité de conclure des alliances ou des investissements transfrontaliers.

La privatisation entre l’efficacité économique, le service public et le rendement financier
C’est souvent au nom de la préservation du service public que la privatisation est combattue. En réalité, le fait de décider qu’un service donné (au-delà des cas évidents tels que la justice, la sécurité, etc.) relève du service public ne signifie pas pour autant que sa gestion ou sa propriété doive nécessairement être publique. On peut par exemple assurer un service de santé publique soit en construisant des hôpitaux publics entièrement gratuits, soit en remboursant les soins prodigués par des hôpitaux privés. Les réponses doivent être trouvées au cas par cas. Mais, de manière générale, deux arguments principaux sont avancés pour justifier la privatisation. Le premier est la plus grande efficacité économique. Car il est généralement reconnu que la gestion induite au sein des entreprises par la propriété privée du capital est plus dynamique que celle induite par une propriété publique ou à caractère public. Cette supériorité s’applique à la mobilisation des ressources : travail et capital.
La deuxième justification est financière et patrimoniale : réduction de l’endettement d’un État par exemple. Ces deux ordres de préoccupation sont tout à fait différents, ils peuvent même être antagonistes.
Quelle que soit la voie adoptée, les fonctions de l’État restent essentielles et ses responsabilités, si elles se transforment, ne sont en aucune manière réduites.
On peut juste relever quelques règles générales :
• La privatisation n’a de sens “économiquement” et ne peut produire les effets économiques qui la justifient que si elle concerne une activité productive. La cession de revenus à caractère fiscal n’est pas une privatisation, mais une “liquidation” partielle de l’État.
• Le “prix de cession” doit être raisonnable : trop bas, il signifie un vol de deniers publics (les privatisations sauvages de l’époque Eltsine sont un exemple fameux) ; trop haut, il conduit à des faillites et à des reprises forcées par l’État ou, plus insidieusement, à la constitution de monopoles privés pour justifier le prix versé.
• En situation de surendettement grave, l’opportunité de la cession d’actifs doit être évaluée avec circonspection. Si elle s’inscrit dans un ensemble d’actions qui permettent, avec de bonnes chances de succès, de mettre les finances publiques sur la voie de l’assainissement, elle peut constituer un adjuvant efficace ; si elle ne permet qu’un gain de temps ponctuel, améliorant transitoirement l’état des finances publiques pour les ramener, une fois les fonds perçus épuisés, à une situation pire que la situation initiale, car des recettes ont été perdues entre-temps, elle peut être inutile ou, pire, avoir favorisé certains investisseurs (ceux qui auront mis la main sur les recettes) au détriment de la collectivité et des autres prêteurs (qui auront vu la solvabilité de l’État détériorée).