Le sud du Liban a connu jusqu’au milieu du XXe siècle un régime de foires régulières tournantes entre ses principaux villages, à cycle hebdomadaire, et les foires “multi-produits” sont encore fréquentes dans les bourgs et dans les petites villes d’Europe alors que les “foires spécialisées” se rencontrent dans les villes : les “marchés de quartier” et les “marchés aux puces” par exemple. Beyrouth a aussi eu son exposition, mais ce fut une exposition coloniale, organisée par la France au lendemain de la concession du mandat de la Société des nations. Elle prit place dans la zone des anciens souks, que les “modernistes” ottomans avaient commencé à raser avant la guerre pour embellir la ville : le quartier de Maarad en porte encore le nom, avec son architecture mauresque d’immeubles en pierre sur arcades, devenus paradoxalement l’emblème du patrimoine et de l’authenticité dans le centre-ville d’aujourd’hui, alors que les lambeaux de la vielle ville, qui avaient échappé au zèle des modernisateurs ottomans et survécu à la guerre, ont été méthodiquement rasés par Solidere.
Mais les exemples de foires classiques sont à rechercher à Damas et à Bagdad : la Foire internationale de Damas a été fondée en 1955 et celle de Bagdad en 1956 par les notables nationalistes de la phase de l’indépendance. Les deux régimes baassistes en ont fait les vitrines de leurs relations extérieures. La Foire de Damas a été installée sur les rives du Barada, en pleine ville, sur près de 100 000 m2 et la Foire de Bagdad, en pleine ville aussi, sur près de 300 000 m2.
La Foire “internationale” de Tripoli relève indiscutablement de cette approche nationaliste qui prévalait encore dans les années 1960. Avec ses 700 000 m2, elle tenait la dragée haute aux foires des capitales régionales, bien plus qu’à Beyrouth. Le symbolisme politique a donc été voulu fort : au lendemain de la guerre civile de 1958, entre arabistes nassériens et “libanistes” pro-occidentaux, c’était Tripoli, bastion de l’arabisme islamisant, et non pas Beyrouth, plus diverse et cosmopolite, qui damait le pion aux capitales régionales. Le volontarisme du projet devait être reconnu et soutenu pour qu’il ait des chances d’aboutir.
Heureusement ou malheureusement, l’État libanais réagissant spontanément comme une “république marchande” n’a pas poursuivi le projet de foire, car les foires, dans ce contexte, ne relevaient aucunement d’une approche marchande, mais constituaient des instruments symboliques des politiques nationalistes.
Actuellement, Beyrouth accueille un certain nombre de foires “spécialisées”, ou de salons professionnels (Horeca, Wedding Folies...).

La Foire de Tripoli
Le projet de la Foire internationale de Tripoli, ou Foire internationale Rachid Karamé, date du début des années 60. Pourtant, mises à part quelques manifestations modestes et épisodiques, cette foire n’a jamais fonctionné.
La guerre ne peut pas être jugée seule responsable de ce fiasco : près de dix ans s’étaient écoulés avant son déclenchement, les travaux de gros œuvre ayant été réalisés en un délai record, et plus de quinze ans se sont écoulés depuis sa fin. La thèse de l’impérialisme beyrouthin n’est pas pleinement convaincante, même pour les Tripolitains. Pas plus que le blocage, qui aurait résulté des complots entre partis tripolitains eux-mêmes. La Foire de Tripoli pose donc problème en elle-même, ce qui pousse à s’interroger sur l’idée de foire, puis sur la situation de Tripoli et ensuite à voir en quoi la conjonction du projet et de la ville pose problème.
L’idée de la Foire “internationale” de Tripoli avait probablement bien plus de chances d’aboutir dans les années 60 et 70 qu’aujourd’hui. D’une part, les foires-expositions étaient encore en vogue et, d’autre part, la ville de Tripoli était autrement plus accueillante qu’elle ne l’est devenue et plus encline à accompagner l’évolution possible (mais nullement certaine) de la foire, depuis sa forme initiale d’exposition internationale, vers les formes plus récentes de rencontres médiatisées de spécialistes.
Mais il reste que l’idée de la foire était, dès le départ, volontariste. Elle visait à doter la ville de Tripoli d’un moteur de développement et d’intégration à la hauteur des problèmes sociopolitiques qu’avait révélés la “mini”-guerre civile de 1958, où Tripoli avait pris massivement le parti des “insurgés” pro-Nasser. Dès l’origine, la foire n’a donc été qu’un moyen pour “dynamiser” la ville du Nord. Si l’outil s’est avéré (ou est devenu) inadapté, les mêmes besoins sont encore là, aggravés. En écho aux travaux d’IRFED, le Liban se trouve aujourd’hui doté du SDATL (Schéma directeur d’aménagement du territoire au Liban) et Tripoli y est explicitement considérée comme le problème principal dans la gestion sociopolitique du territoire.

Que peut apporter la “foire” à la ville ?
Dans leur forme traditionnelle, les foires sont toujours présentes à Tripoli, à travers les marchés hebdomadaires des vendredis de la vieille ville. La foire-exposition nationaliste a certes manqué au rendez-vous. Quant à la foire prétexte des spécialistes de la consommation, elle nécessite la réunion d’une masse d’ingrédients dont on ne voit pas l’émergence à Tripoli, qui dispose pourtant d’une opportunité urbaine exceptionnelle. Le site, que la foire est censée occuper par sa taille et sa localisation (70 hectares en pleine ville), sans oublier le surplus de valeur qu’y a apporté l’architecture de Niemeyer, est une aubaine. Encore faut-il savoir l’apprécier à son échelle véritable. Peu de villes au monde (et aucune dans la région) disposent en effet en leur centre d’une réserve foncière publique d’une telle importance et d’une telle puissance symbolique. Face à ce site, la réflexion doit donc se développer à l’échelle de la ville et non pas y voir une grande parcelle à laquelle on devrait trouver un emploi judicieux et juteux. Le site de la foire est équivalent en surface à l’ensemble de la vieille ville ; comparé à Beyrouth, il équivaut au “centre-ville” ou encore aux quartiers de Hamra et de l’Université américaine réunis.
De là à voir émerger l’idée que ce “terrain” serait suffisamment grand pour abriter la base d’exposition et d’entreposage de la centrale d’exportation chinoise à destination de la région du Levant, il y avait un pas de géant, qui a pourtant été franchi par un groupe d’investisseurs, sûrs de leurs intérêts, et par le gouvernement qui a dispensé jusqu’à deux mille ressortissants chinois de permis de séjour et de travail et de cotisations sociales et qui a accordé une batterie d’exemptions sur les marchandises ! Or, ce projet, s’il est utile (ce dont on devrait encore s’assurer), gagnerait, dès lors qu’il n’est nullement destiné à la population de Tripoli, à être installé sur les 250 hectares (ou une partie de ces 250 hectares) de l’ancien aéroport militaire de Kleyate, au nord de Tripoli ! D’autres “idées pour la foire” n’ont pas manqué : mentionnons pour mémoire l’idée du parc d’amusement à thèmes ou le village touristique libanais.

Des foires au Liban ?
Aujourd’hui, en termes de production industrielle ou de positions de commandement dans les processus de production industrielle, le Liban et Tripoli en particulier sont pratiquement hors jeu. Quelques rares produits occupent encore des créneaux visibles à l’export : produits alimentaires de cuisine, pâtisseries, vins... dont la transformation en gamme internationalisée nécessite encore de longs efforts. En termes de distribution, les perspectives ne sont pas plus brillantes. À l’échelle du Moyen-Orient, la distribution géographique du pouvoir d’achat a basculé de la façade méditerranéenne vers le Golfe, et ce basculement a été accompagné par l’accroissement qualitatif de la part des importations en provenance de l’Asie de l’Est et du Sud-Est au détriment des marchandises en provenance de l’Europe. Les fonctions de commande des réseaux régionaux de distribution tendent à se concentrer dans le Golfe et notamment à Dubaï.
À l’échelle du Levant, Tripoli devrait pourtant bénéficier de sa situation au débouché de la trouée de Homs-Tripoli et constituer un port principal (voire le port principal) pour les marchandises importées par voie maritime pour l’ensemble Liban-Syrie-Irak (de même pour l’exportation, mais c’est un autre sujet). Ce développement se heurte malheureusement à plusieurs obstacles sérieux : les bassins du port de Tripoli n’ont pas la profondeur requise et nécessitent des travaux de dragage ; les relations politiques entre le Liban et la Syrie ne facilitent pas (et n’ont jamais facilité) le développement du rôle régional de Tripoli, la Syrie a consenti des investissements considérables pour développer le port concurrent de Tartous. La situation dramatique de l’Irak n’a pas besoin d’être rappelée et, pour ce qui concerne le mouvement des marchandises, elle dure depuis des décennies du fait de la détérioration des relations syro-irakiennes à la fin des années 70, puis du blocus international imposé à l’Irak au début des années 90.
Malgré les accords formels de libre-échange, la réémergence d’un marché de distribution plus ou moins ouvert et intégré dans lequel Tripoli pourrait, avec des investissements matériels et institutionnels adaptés, occuper une position significative est encore très loin. À l’échelle nationale, la taille du pays est telle que le port de Beyrouth est techniquement capable de le desservir en entier et le récent regain d’activité du port de Tripoli tient, pour une large part, à la reprise de l’activité vers l’Irak et à l’encombrement relatif du port de Beyrouth du fait du développement des activités de transbordement.
Dans la chaîne de distribution, Tripoli occupe une place de pôle secondaire qui commande, outre la ville et ses environs immédiats, le marché des cazas de Denniyé et de Akkar, soit près de 15 % de la population du pays, mais ce sont des régions où les niveaux de revenu et de consommation sont notoirement inférieurs à la moyenne nationale.
Tripoli n’a pas aujourd’hui d’image internationale vendable. Pourtant, les ingrédients symboliques dont la ville dispose sont multiples, mais ils sont disparates et largement ignorés, voire occultés. Tripoli occupe un site remarquable sur la mer, elle est entourée d’un écrin de montagnes, ses environs sont naturellement et culturellement riches, c’est une ville portuaire méditerranéenne, ce fut une ancienne seigneurie croisée, puis une ville commerçante et monumentale mamlouk, le siège d’une vaste wilaya durant la période ottomane, elle comporte des souks spécialisés, elle a des spécialités gastronomiques, des traditions artisanales et industrielles (huile, savon, cuivre, bois) variées mais, il est vrai, déclinantes...
Pourtant l’image de la ville est assez revêche : elle affiche depuis le milieu des années 80 un caractère islamiste ostentatoire, qui est venu aggraver un caractère provincial et introverti établi de longue date.